Publié le Mardi 29 novembre 2016 à 07h36.

Triomphe et crise du néolibéralisme

Le mode de régulation et domination du capitalisme connu sous le nom de « néolibéralisme » s’est imposé à l’échelle mondiale il y a déjà bien des années. Mais il a aussi multiplié les facteurs d’instabilité au cœur du système. Loin d’avoir été éliminées, les crises se succèdent comme jamais.

 

Au tournant des années 1960-70, les capitalistes ne savaient trop que faire afin de restaurer des profits qui ne cessaient de chuter. Ils se trouvaient en fait confrontés à un double problème. D’une part, l’épuisement du boom d’après-guerre, cette période de croissance exceptionnelle fondée sur les besoins de la reconstruction et qui s’était maintenue durant vingt-cinq années, grâce au « compromis social » passé avec les bureaucraties de la gauche politique et syndicale, sous l’égide d’un Etat interventionniste. D’autre part, la montée d’un mouvement ouvrier militant et radical qui était à l’offensive et engrangeait des acquis, malgré l’emprise maintenue de ses directions réformistes.

La solution finalement trouvée a été d’adopter et appliquer les thèses, auparavant marginales, de Friedrich Hayek et Milton Friedman. Le banc d’essai du néolibéralisme a été le Chili de Pinochet, avec son économie orientée par les Chicago boys formés par Friedman et auxquels l’écrasement physique du mouvement ouvrier avait laissé les mains libres. L’envol s’est produit au tournant des années 1970-80, après les victoires électorales de Thatcher au Royaume-Uni et de Reagan aux Etats-Unis, qui se sont alors lancés dans une vaste contre-offensive et sont parvenus à infliger aux travailleurs des défaites sérieuses (contrôleurs aériens aux Etats-Unis en 1981, mineurs britanniques en 1985), débouchant sur un recul durable du mouvement ouvrier.

Dans la foulée, les politiques néolibérales se sont imposées dans le monde avec une vitesse fulgurante. Ce qui deviendra (en 1993, après le traité de Maastricht) l’Union européenne en avait adopté les principes à travers l’Acte unique de 1986. En France, la « gauche » mitterrandienne s’y était pliée dès 1983, avant de leur donner une impulsion décisive sous le gouvernement Bérégovoy (1992-93). Devenue la deuxième économie mondiale, la Chine présente quant à elle le tableau particulier d’un « néolibéralisme d’Etat » qui se développe au prix d’un formidable accroissement des inégalités et de dégâts écologiques sans précédent – tout en ayant engendré, aspect beaucoup plus positif, une nouvelle classe ouvrière, nombreuse et de plus en plus combative.

Les résultats sont connus : privatisations, casse des protections sociales, austérité anti-ouvrière permanente, casse des collectifs de travail et individualisation des salariés ; libération du capital financier des contraintes qui limitaient son action et restauration de son pouvoir à un niveau jamais vu ; concentration accrue de la production autour des entreprises multinationales ; extension du marché mondial (Chine, Russie…) jusqu’au point où celui-ci a désormais atteint ses limites ; ouverture des marchés et mise en concurrence entre eux des travailleurs du monde entier. Si la « mondialisation » (globalisation pour les anglo-saxons) est d’abord une tendance naturelle de l’économie – de toute économie –, le capitalisme l’a modelée de telle façon, en retournant les progrès technologiques contre les intérêts de l’immense majorité et en attisant les guerres de tous contre tous, que les menaces de barbarie se font de plus en plus présentes.

 

Une machine à produire des crises… et des résistances

Alors même qu’il facilitait un immense transfert de valeur des exploités vers leurs exploiteurs, le néolibéralisme n’est cependant pas parvenu à restaurer durablement les taux de profit. Et ce qui est vrai sur une période longue l’est encore davantage lorsque l’on considère l’étape ouverte par la grande crise de 2007-2008 : près de dix ans après, ces taux restent globalement inférieurs à ce qu’ils étaient auparavant. D’où la nécessité pour le système d’intensifier en permanence la concurrence inter-capitaliste et de poursuivre ses attaques tous azimuts contre les salariés.

Par ailleurs, en réduisant les salaires réels (la seule contre-tendance significative est aujourd’hui celle de la Chine), le capitalisme néolibéral tend à scier la branche sur laquelle il est assis, en affectant les conditions de réalisation de la plus-value – puisqu’il n’y a pas de profit sans acte de vente (ou prêt, ou location). Les subprimes, une des causes et le déclencheur de la crise dont on n’est toujours pas sorti, avaient précisément pour but de pallier la difficulté créée, pour les capitalistes, par la baisse du pouvoir d’achat des personnes souhaitant accéder à la propriété de leur logement.

Et là encore, la résultante est la même : exacerbation de la concurrence entre groupes capitalistes (et Etats qui les représentent), pression accrue sur les salaires et conditions de vie des prolétaires, qui compliquent à nouveau la production des profits – ce que François Chesnais a appelé « le cercle vicieux de la mondialisation ». Cela, sans compter les conséquences dramatiques (attentats, afflux des réfugiés) des aventures impérialistes au Moyen-Orient. Il est un fait que des crises de tout type se succèdent et se superposent, sur fond d’ébranlement voire de tendances à la dislocation des sociétés.

Ce qui vaut au niveau économique et social vaut également sur le plan politique. Le texte de Neil Davidson reproduit dans ce dossier souligne que « certains aspects [du] mode de régulation [néolibéral] s’avèrent, involontairement, préjudiciables au système » capitaliste dans son ensemble. A l’appui de cette affirmation, l’auteur cite l’émergence de la droite – notamment chrétienne fondamentaliste – du Parti républicain étatsunien et de celle, nationaliste anti-Union européenne, du Parti conservateur britannique. Un peu plus d’un an après l’écriture de ce texte, ses analyses se trouvent confirmées de façon assez éclatante. Tant le Brexit que les prises de position de Trump constituent des menaces pour le bon fonctionnement et la stabilité du système – et suscitent l’inquiétude des cercles dirigeants du capital le plus concentré.

Mais la crise du néolibéralisme produit aussi, symétriquement, des réactions sur la gauche – quoi de plus normal lorsque l’on sait que même dans les moments les plus difficiles, « la lutte de classe ne souffre pas d’interruption » (selon le mot de Trotsky en 1932, dans son texte La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne). Ce sont d’abord de grands mouvements de masse, des Indignés espagnols et d’Occupy aux Etats-Unis, en 2011, jusqu’à la mobilisation contre la loi Travail, ici au printemps 2016. Et ce sont aussi des expressions électorales, y compris là où on les attendait le moins, dans les deux pays clés du néolibéralisme, à travers le social-démocrate modéré Bernie Sanders (mais aux Etats-Unis, même sa modération a un parfum subversif) et le social-démocrate un peu plus radical Jeremy Corbyn.

 

L’exemple de l’Union européenne

L’Union européenne est le fer de lance et le principal ordonnateur des politiques néolibérales en Europe. Elle se remet juste d’un ébranlement sérieux – la crise de l’euro –, qui n’a été surmonté qu’en imposant aux peuples une austérité et parfois une misère accrues, prenant dans le cas grec la dimension d’un véritable jeu de massacre.

C’est à ce moment qu’est survenu le Brexit, largement inattendu. Côté britannique, le gouvernement de Teresa May a beau faire le fier-à-bras, le grand capital est inquiet. Par mesure de sécurité, les groupes financiers de la City étudient dès maintenant d’éventuelles délocalisations d’activités sur le continent européen et ailleurs (même si une hypothèse reste que l’on ait au final un Brexit soft, préservant le « passeport européen » de ces sociétés, mais à un prix économique et politique important, que les conservateurs britanniques devraient alors assumer). Quant à l’UE, c’est sa crédibilité même qui est affectée par le départ de la deuxième économie de la région.

Le 14 septembre devant le Parlement européen, Jean-Claude Juncker, président de la Commission, s’est montré particulièrement préoccupé. Il a signalé que « notre Union européenne traverse (…) une crise existentielle » et posé la question : « voulons-nous laisser notre Union se décomposer sous nos yeux ? (…) nous devons être conscients que le monde entier nous regarde. » Son premier vice-président, Frans Timmermans, avait déclaré peu avant : « c’est la première fois, dans mon expérience consciente de la coopération européenne, que je pense que le projet pourrait réellement échouer. »

Juncker appelait à ce que le sommet européen de Bratislava (16 septembre 2016) soit l’occasion d’un sursaut, et multipliait dans le même temps les efforts pour tenter de redorer le blason de l’Union. Par exemple en affirmant : « cela signifie que les travailleurs doivent recevoir le même salaire pour le même travail au même endroit. C’est une question de justice sociale. Et c’est pourquoi la Commission soutient la proposition de directive sur le détachement des travailleurs. Le marché intérieur n’est pas un endroit où les travailleurs d’Europe de l’Est peuvent être exploités ou soumis à des normes sociales moins strictes. L’Europe n’est pas le Far West, c’est une économie sociale de marché (…) Et que chaque entreprise, quelle que soit sa taille, doit payer des impôts là où elle fait des bénéfices. Cela s’applique aussi à des géants comme Apple, et ce, même si leur valeur boursière dépasse le PIB de 165 pays dans le monde. En Europe, nous n’acceptons pas que de puissantes sociétés obtiennent secrètement des accords illégaux sur leurs impôts » (allusion à l’accord passé entre Apple et le gouvernement de la République d’Irlande).

Diable ! Y aurait-il du nouveau ? Pourrait-on voir une atténuation, même légère, des violences néolibérales ? Mais de Bratislava, il n’est ressorti… rien. La réalité est que les dirigeants de l’Europe capitaliste, comme leurs homologues d’autres pays et régions du monde, n’ont aucun programme alternatif. La signature finale du CETA (le traité de libre-échange avec le Canada, avec ses dispositions qui dépossèdent un peu plus les Etats au profit des multinationales, et aggravent les risques environnementaux et sanitaires) est venue signifier clairement qu’il n’y aura nul changement de direction. Tout continue comme avant – et continuera tant qu’un immense mouvement social ne viendra pas bousculer la donne.

 

Une contestation multiforme

Sous le titre « Pourquoi ils ont tort », l’hebdomadaire The Economist a consacré le dossier de son numéro du 1er octobre à une « défense de la globalisation » (en réalité, du néolibéralisme) contre les contestations dont elle est l’objet. L’illustration de une (voir page 13) présente l’éventail des oppositions, en y amalgamant des slogans plutôt de gauche (« Commerce équitable contre libre commerce », « Le capitalisme ne fonctionne pas », etc.) et d’autres franchement de droite (« Construisons ce mur », « Notre pays d’abord » et autres joyeusetés).

Cette prise de position répond à une situation dans laquelle le rejet du néolibéralisme connaît aujourd’hui un nouvel élan, avec des oppositions venant de droite comme de gauche – ce qui constitue en partie une nouveauté. De Trump et des Brexiters aux post-fascistes du Front national, on peut même considérer que ce sont les critiques de droite qui, actuellement, semblent avoir le vent en poupe. Comment l’expliquer ?

Les aléas de la lutte des classes jouent bien sûr leur rôle. Ainsi des frustrations (le terme est faible) de l’immense espoir émancipateur qu’avaient représenté les révolutions arabes. Mais il faut aussi considérer les limites du mouvement social et de la gauche, principalement dans les pays développés.

Une vague de mobilisation antilibérale avait été inaugurée par le mouvement de novembre-décembre 1995 en France puis, au plan international, par les grandes manifestations de novembre 1999 à Seattle (Etats-Unis). Or elle a échoué. Parce que le niveau de conscience moyen des travailleurs et des jeunes mobilisés, largement imprégné de l’illusion d’un retour au capitalisme plus « civilisé » (et quelque peu idéalisé) des Trente Glorieuses, restait trop perméable aux tromperies pseudo-réformistes et démocratiques bourgeoises (comme on l’a vu en France, des illusions envers la gauche plurielle de Jospin à la farce du « votez escroc, pas facho » de la présidentielle de 2002). Mais aussi et surtout, parce que toutes les directions portées au pouvoir par des mouvements de masse les ont systématiquement trahis.

L’exemple le plus emblématique est celui de la scandaleuse capitulation de Syriza et du gouvernement Tsipras – nous lui avons consacré dans ces pages plusieurs articles et dossiers. Mais c’est loin d’avoir été un phénomène isolé. En Amérique latine, le Parti des travailleurs du Brésil, qui avait été à l’origine des « forums sociaux », plus largement de l’émergence du mouvement (désormais défunt) « altermondialiste », a suivi une ligne social-néolibérale, de soutien et de déploiement international du capitalisme brésilien, dès son installation au pouvoir début 2003. Quant à l’expérience chaviste, qui avait elle aussi suscité d’immenses espoirs, elle s’achève maintenant en catastrophe faute d’avoir voulu s’attaquer au pouvoir et au système capitalistes. Un dernier exemple, à une échelle certes plus modeste, vient d’être donné par le gouvernement « socialiste » wallon de Paul Magnette, qui a fait passer le CETA après avoir fait mine de s’y opposer, ce qui a contribué en outre à recouvrir d’un (léger et fragile) vernis antilibéral ce traité capitaliste néolibéral par excellence.

Une explication – nullement une « excuse » – est que le néolibéralisme, avec la mondialisation capitaliste qu’il a développée et modelée, limite de façon drastique les marges de manœuvre pour des politiques réformistes améliorant tant soit peu la situation des classes populaires. C’est en tout cas la cause première du tournant à droite de la quasi-totalité des directions qui affirmaient les représenter ; et aussi le facteur essentiel qui rend encore plus nécessaire (ce qui ne signifie pas facile) la défense d’une politique révolutionnaire, radicalement anticapitaliste.

 

A quand l’anticapitalisme révolutionnaire ?

La première vague antilibérale s’était développée à peine vingt ans après la fin des Trente Glorieuses, quand le souvenir de leur capitalisme keynésien et régulé restait encore très vivace. L’affirmation qu’« un autre monde est possible » masquait alors l’absence de réponse – ou la multiplicité des réponses – à la question pourtant évidente « quel autre monde ? » Dans cette situation, nous devions partir de la conscience moyenne des secteurs mobilisés, en tentant d’expliquer que pour être vraiment antilibéral, il fallait être anticapitaliste.

Alors que débute la deuxième vague antilibérale, nous sommes confrontés à une situation différente. Les nouvelles générations n’ont jamais vécu le keynésianisme, disparu depuis quarante ans. Dans le mouvement social, comme on l’a vu durant la mobilisation contre la loi Travail, elles sont beaucoup plus disponibles à des idées radicales, le sentiment anticapitaliste et l’idée de révolution y sont bien plus facilement acceptés et intégrés.

Evidemment, les fausses consciences réformistes se maintiennent et resurgissent (que l’on pense seulement à l’impact extraordinaire du corbynisme, un phénomène par ailleurs progressiste), ou bien se renouvellent sous d’autres formes, du développement de l’autonomisme antipolitique à celui du souverainisme de gauche, incarné dans notre pays par le national-républicain Jean-Luc Mélenchon. La confrontation politique – dans l’action et dans le débat – avec ces différents courants devient une composante indispensable de toute orientation révolutionnaire.

L’autre aspect nouveau est la « concurrence » de secteurs de droite (généralement, extrême et raciste). Les combattre sur le terrain et leur répondre sur le fond est une autre obligation de la période.

Ce qui est dans tous les cas certain est que pour cela, sauf à se décrédibiliser et à contribuer à renforcer ces secteurs ultra-réactionnaires, toute alliance avec le mainstream néolibéral est à exclure. Un enseignement majeur de la campagne du Brexit est ainsi de ne surtout pas laisser à la droite et à l’extrême droite le monopole du combat contre l’Union européenne. Tout comme celui de la campagne électorale US est la nécessité impérieuse de maintenir, face aux sirènes du « moindre mal », une position indépendante des deux options capitalistes concurrentes.

 

Jean-Philippe Divès