Publié le Lundi 23 mai 2016 à 10h17.

Uber, une modernité régressive

Uber une merveilleuse aventure technologique ? En fait, l’usage d’applications mobiles de mise en contact d’utilisateurs avec des conducteurs serait compatible avec d’autres formes d’organisation du transport des personnes. Mais il est commode de mettre la responsabilité de reculs sociaux sur le « progrès ».

Dans son livre classique sur la classe ouvrière anglaise, E.P. Thompson évoque une période charnière de l’évolution de l’industrie au début du 19e siècle, celle du développement du tissage mécanique. Il explique que lors d’une première phase, le tissage mécanique était très minoritaire  « bien qu’il occupât psychologiquement une place beaucoup plus importante (et servît en ce sens de levier pour réduire les salaires) ». Il note aussi que le tissage mécanique « servit de prétexte » pour toute une série d’évolutions dans l’emploi et les conditions de travail, et que loin d’être rendu inévitable par l’évolution des techniques, « "l’effondrement des coutumes et du syndicalisme" fut en relation directe avec l’intervention de l’Etat. Cela n’était inévitable que si l’on prend à son compte l’idéologie dominante et le ton contre-révolutionnaire de ces années-là. ».1

Bien que plus d’un siècle nous sépare de cette époque, les analogies sont frappantes avec ce qui se dit de l’évolution du « transport de personnes à la demande », autrement dit de l’activité de taxi.

 

Une tradition de réglementation

En France, comme dans de nombreux pays capitalistes développés, cette activité est traditionnellement soumise à une réglementation, justifiée par la qualité du service et la limitation du  nombre des véhicules.

Le conducteur d’un taxi doit être titulaire d’une carte professionnelle et d’une autorisation de stationnement délivrée par le maire – le préfet de police à Paris – qui en fixe le nombre. Une entreprise de taxis peut détenir plusieurs autorisations et employer des conducteurs pour les exploiter. L’autorisation (plus couramment appelée « licence »), matérialisée par une plaque, s’achète et se vend, son prix pouvant dépasser à Paris les 200 000 euros. Les chauffeurs de taxis connaissent des situations différentes : artisans propriétaires de leur taxi et de leur licence, locataires (qui louent leur taxi), salarié d’une société de type G7. Il y a  47 000 taxis en activité en France, dont 17 000 en Ile-de France. Parmi eux, les salariés sont minoritaires. Les revenus des chauffeurs de taxis ne sont pas très élevés : selon les chiffres disponibles, 1400 euros environ pour les locataires, 1600 pour les salariés, 3000 pour les artisans (mais ceux-ci ont des charges plus importantes et se sont endettés pour leur licence).

Les taxis bénéficient du monopole du maraudage, c’est-à-dire qu’ils peuvent prendre des clients dans la rue. Dès lors qu’intervient une réservation, leur monopole disparaît. Leurs premiers concurrents sont les VTC (véhicules de transport avec chauffeur). Un VTC est une voiture conduite par un professionnel ayant suivi une formation, qui est mise à disposition uniquement sur réservation préalable. Les contraintes pesant sur les VTC sont moindres que celles des taxis. Le nombre des VTC a fortement augmenté depuis une réforme de leur réglementation en 2009 : il a ainsi été multiplié par 4,6 de 2011 à 2014, pour atteindre le nombre de 6500 chauffeurs VTC sur le périmètre correspondant à celui des taxis parisiens2. Une variété de VTC opère sous un régime particulier dit « LOTI »3. Il existe enfin des taxis illégaux.

La question des taxis, parisiens en premier lieu, est à l’ordre du jour depuis plusieurs années. La critique porte en premier lieu sur leur nombre qui créerait une pénurie, surtout à certaines heures et autour de certains lieux, mais les chauffeurs, pour leur part, voient dans la limitation du nombre des taxis un moyen de soutenir leurs revenus et de limiter leurs journées de travail. Il y a d’abord eu des tentatives d’augmenter le nombre des taxis, voire de supprimer la licence. L’orientation depuis 2009 est plutôt la déréglementation et l’augmentation du nombre des VTC.

 

Une gigantesque lessiveuse financière

C’est dans ce contexte qu’Uber est arrivé en 2011 sur le marché français. Fondée en 2009 en Californie, l’entreprise développe et exploite des applications mobiles de mise en contact d’utilisateurs avec des conducteurs ; elle ne possède aucun véhicule. En 2015, elle était valorisée à 50 milliards de dollars et ses applications commercialisées dans plus de 50 pays et plus de 310 villes.

En France, Uber a d’abord investi le créneau des VTC en tirant parti du développement du statut d’auto-entrepreneur. Uber France « emploierait » aujourd’hui en France de l’ordre de 10 000 chauffeurs, auxquels est retenue une redevance de 20 % du montant de leurs courses.

Son activité a immédiatement suscité des protestations de la part des taxis, pour concurrence déloyale. Elle est aussi critiquée pour ses montages financiers qui lui permettent  de ne pas payer d’impôts et de taxes dans l’hexagone. Les courses ne sont pas facturées par la filiale française mais par une autre située aux Pays-Bas (Uber BV), qui en reverse le montant (moins la commission de 20 %) aux chauffeurs. L’argent récupéré par Uber BV part ensuite aux Bermudes, sous forme d’une redevance payée à une société dénommée Uber International CV et supposée correspondre au droit d’utiliser les brevets d’Uber. Cette redevance fait qu’Uber BV ne réalise pratiquement pas de bénéfice et ne paye donc pas d’impôt sur les bénéfices aux Pays-Bas… Aux Bermudes, l’impôt sur les bénéfices est nul. Ensuite, le circuit inclut l’Etat du Delaware, le paradis fiscal interne des Etats-Unis...

 

UberPop

Dans plusieurs pays (Belgique, Allemagne, Espagne…), les activités d’Uber sont interdites ou restreintes. En France, les critiques ont redoublé lorsqu’en février 2014, l’entreprise a lancé à Paris et en banlieue UberPop, une application qui permet à des conducteurs particuliers d’être contactés par des usagers pour des trajets en ville.

Sous la pression des manifestations massives des chauffeurs de taxis ainsi que de recours en justice, l’Etat s’est alors engagé dans un double mouvement : restriction et contrôle de l’activité des VTC (loi Thévenoud), interdiction d’UberPop – mais non sans mal du fait de la guérilla juridique et du lobbying incessant menés par Uber. UberPop a fait contre elle l’unanimité des chauffeurs de taxis et des VTC, qui dénonçaient une concurrence déloyale et le manque de formation des conducteurs. Le service n’a été définitivement arrêté qu’en septembre 2015, après une décision du Conseil constitutionnel.

 

Uber et ses conducteurs

Mais Uber ne se contente pas de déstabiliser l’écosystème des taxis, il exploite d’une certaine façon ses conducteurs alors que ceux-ci sont supposés être des indépendants possesseurs de leur outil de travail. La société fait en effet valoir qu’elle n’est pas une société de transport mais une « plateforme neutre d’un point de vue technologique » ; autrement dit, qu’elle n’impose rien à ses chauffeurs, ni horaires de travail ni même un nombre minimal de courses (elle ne leur fournit pas non plus d’assurance-maladie ou de pension de retraite, ni ne prend en charge leurs frais).

Ce point de vue a été réfuté en juin 2015 par un tribunal californien : en imposant ses critères de recrutement aux chauffeurs et en les sélectionnant, Uber se comporte comme n’importe quel employeur. Sans compter qu’en cas de notation insuffisante par les usagers, ou lorsque les chauffeurs n’ont pas travaillé pendant 180 jours de suite, Uber désactive leur application. Ce qui lui donne sur les conducteurs un pouvoir disciplinaire sans aucune possibilité de recours.

La rentabilité d’Uber dépend du fait que ses chauffeurs ne soient pas reconnus comme salariés. Dans ce but, pour mettre un terme aux différentes plaintes dont il fait l’objet aux Etats-Unis, Uber a proposé fin avril 2016 un accord : il accepte de payer jusqu’à 100 millions de dollars aux chauffeurs concernés ; ceux-ci en échange renonceront à obtenir le statut de salariés.Uber a fait miroiter aux chauffeurs la possibilité de revenus importants. Qu’en est-il en réalité ? Selon une étude commanditée par Uber France en 2015, le salaire horaire moyen des chauffeurs se serait élevé à 19,90 euros après déduction de la commission qu’ils versent à Uber – un montant deux fois supérieur au Smic.  Mais comme le précisent eux-mêmes les auteurs de l’étude, ce montant n’entre pas directement dans la poche des chauffeurs. Ils doivent en déduire entre 40 et 50 % pour régler les factures d’essence ou de location des véhicules. On retombe donc sur le Smic horaire.

Mais les auteurs de l’étude se croient obligés d’ajouter qu’en fait, les chauffeurs ont des revenus supérieurs car ils travaillent aussi pour d’autres plateformes (comme AlloCab) ou bien prennent directement des clients. Cet argument a été démonté par le site de BFMtv qui a complété l’étude. Effectivement,  si les chauffeurs travaillent environ 45 heures par semaine pour Uber, la loi leur permet de travailler jusqu’à 60 heures. En admettant qu’ils le fassent, leur revenu total atteindrait 4800 euros par mois. Mais après avoir déduit les commissions et les frais inhérents aux véhicules (entre 40 et 50 % du chiffre d’affaires), les chauffeurs multicartes gagneraient environ 2400 euros pour 60 heures par semaine, soit un taux horaire en réalité à peine supérieur au Smic.

En France, Uber a imposé unilatéralement, en octobre 2015, une baisse de 20 % du tarif minimum à la course. Cette baisse a suscité des actions de protestation des chauffeurs. Comme l’expliquent des conducteurs d’Uber interviewés par Le Monde : « "l’essence, c’est environ 500 euros par mois. L’assurance transport, 280 euros. Les frais d’entretien du véhicule sont plus variables, mais si vous avez un pépin grave, ça peut monter jusqu’à 500 euros. Il nous reste quoi, à la fin du mois ?", interroge Hicham. Sans compter l’achat de la voiture, car Uber exige des véhicules de moins de quatre ans et d’un certain standing. "J’ai payé ma Skoda 37 000 euros", précise Hicham (…) Comment accepter de continuer à travailler dans ces conditions ? "C’est mieux que le chômage", sourit Mohamed. Avant de commencer comme chauffeur de VTC, il est resté sans emploi pendant deux ans. Marwan, chez Uber depuis cinq mois, ajoute : "on vous propose un boulot, vous faites quoi ? Vous dites oui. Vous investissez. Et du jour au lendemain, ils cassent les prix. On a l’impression d’être des machines." »

Comme l’explique l’économiste Yann Moulier-Boutang4 : « c’est le paradoxe de ces plateformes : elles allient une technologie très sophistiquée (avec Internet, le big data, etc.) et les formes les plus primitives d’activité marchande (…) si les pouvoirs publics font leur travail (…) c’est-à-dire exigent de la protection sociale pour ces travailleurs "commandés", là aussi la rentabilité ne sera plus au rendez-vous (…) Pourquoi, au lieu de l’ubérisation capitaliste, ne pas imaginer que l’Etat réinvente les services publics avec ces outils ». Pourquoi en effet ne pas l’imaginer ? Mais ce n’est pas de l’Etat actuel qu’il faut attendre cela.

Henri Wilno

  • 1. Edward P. Thompson, « la formation de la classe ouvrière anglaise », Points, 2012.
  • 2. « La fin des taxis ? », Guillaume Lejeune, La vie des idées, 11 juin 2015, http ://www.laviedesidees.fr/La-…
  • 3. Les LOTI, qui tirent leur nom de la « loi d’orientation des transports intérieurs » de 1982, doivent obligatoirement transporter plus d’une personne.
  • 4. « L’ubérisation est un symptôme, pas une solution à nos problèmes », L’Humanité, 21 Avril 2016.