Publié le Samedi 28 mai 2016 à 11h58.

Un spectre hante le monde : Uber…

Puisque les publicitaires se prennent souvent de nos jours pour les prophètes des temps à venir, laissons d’emblée la parole à l’un d’entre eux, Maurice Lévy, le patron de Publicis. Qui vaticinait ainsi en décembre 2014, dans un entretien au Financial Times : « Tout le monde commence à craindre de se faire ubériser »…

Et il continuait ainsi : « C’est l’idée qu’on se réveille soudainement en découvrant que son activité historique a disparu... Les clients n’ont jamais été aussi désorientés ou inquiets au sujet de leur marque et de leur modèle économique ». Propos commenté dans Mediapart : « Craignant d’être englouti par «un tsunami numérique», Maurice Lévy appelait à «se secouer» et donnait là une première définition de l’ubérisation, la peur des lendemains digitaux pour les géants de la vieille économie dépassés. »1

Uber devient ainsi le nouveau nom de code de la percée de l’économie numérique dans le capitalisme moderne, et de la percée au sein même de l’économie numérique des plates-formes « collaboratives ». Voilà donc le groupe californien, plateforme en ligne de chauffeurs VTC, donnant son nom à un spectre qui hanterait le capitalisme du 21w siècle. « L’ubérisation » serait à la veille de bouleverser toutes les hiérarchies du monde capitaliste. La peur se généralise d’une universelle « disruption », comme l’explique le même article de Mediapart : « Une entreprise dominante se voit dépassée par une start-up novatrice qui tisse sa toile sur le numérique, bouleverse les usages établis et pratique des prix inférieurs. »

L’application Uber a court-circuité avec ses chauffeurs particuliers non salariés un secteur ultra réglementé. Elle est aujourd’hui valorisée sur les marchés financiers à plus de 50 milliards d’euros (autant que General Motors). Uber devient le « concept fourre-tout » pour « désigner ces nouvelles plateformes en ligne, mêlant partages et transactions entre particuliers. D’Airbnb, l’hôtelier sans hôtels, à Deezer et Spotify pour la musique, Drivy pour la location de voiture, ou encore KissKissBankBank pour le soutien financier, pas un secteur n’est épargné par cette économie aussi déroutante que controversée. »

Davantage encore, l’ubérisation serait à la veille de bouleverser les règles mêmes du capitalisme. Voire, suprême radicalité, d’en finir avec le salariat tel qu’on le connaît depuis un siècle !

C’est là qu’il faut bien prêter l’oreille à la petite musique que donne à entendre notre publicitaire milliardaire : ses propos claquent comme ceux du petit chef dans son bureau. C’est la parole du manager qui menace et caresse à la fois. « Il faut se secouer ». Il ne parle pas qu’à ses frères et sœurs du patronat. Mais au monde du travail, devant lequel il agite une menace et un espoir. Uber c’est le nouveau nom du Père Fouettard et du Père Noël, Janus aux deux visages.

 

Demain, tous Uber ?

La menace est évidente. Et pas nouvelle.

Avant, en Occident, c’est le Seigneur qui décidait. Dieu l’avait voulu, ce monde de nobles et de serfs. Fallait faire avec. Le libéralisme qui accompagna le premier essor du capitalisme et de l’économie de marché rompit avec cette façon old school de justifier l’horreur. Le libre marché, y compris celui du travail, c’était la nature. Et justement, « il n’y a pas de places pour tous au grand banquet de la nature », dira Malthus.

Les catastrophes et les mutations du capitalisme du 20e siècle ont conduit les idéologues libéraux à modérer quelque peu leurs propos. Le marché épanouit la nature humaine, lui permet de se réaliser et, accessoirement, de gagner plus de fric, mais il n’est pas si naturel. Il faut le construire, et on compte sur l’Etat, sa volonté (ses lois et parfois sa trique), pour le faire vivre et prospérer au point de régler toute l’existence des hommes. De nos jours, à New York, Paris ou Bruxelles, beaucoup de hauts fonctionnaires et politiciens sont (grassement) payés pour faire ce boulot. Mais la main trop visible de l’Etat et des pouvoirs, c’est tout de même un peu embêtant. Il faut de temps en temps aller chercher quelques gros gourdins pour, au nom du « réalisme », taper sur la tête des gens et les résigner. La concurrence et la machine, les gars... Il faut se secouer. La mondialisation... Il faut se secouer. Les nouvelles technologies, internet, le numérique, Uber, c’est inévitable, c’est la modernité, l’avenir du monde. Il faut se secouer. Vous passerez à la casserole de toute façon, alors adaptez-vous. D’ailleurs Valls, Macron et El Khomri ont bien travaillé pour adapter la loi à la nouvelle donne, merci à eux.

 

Uber, nom de code pour toujours plus de précarité

Mais pas n’importe quelle précarité. Pas celle bien connue des CDD, des intérims, des stages bidon et des temps partiels non choisis. La relation salariale ordinaire, telle qu’elle a émergé des besoins du capitalisme et des luttes des travailleuses et travailleurs au cours des deux derniers siècles, deviendrait caduque.

Le travailleur moderne, « ubérisé », ce serait désormais l’auto-entrepreneur, investissant lui-même dans ses « actifs » (son ordinateur et ses logiciels, sa berline VTC, ou tout simplement ses qualifications et ses compétences) et les mettant sur le marché. Nous serions de plus en plus appelés à devenir travailleurs indépendants, prestataires de services, « entrepreneurs de nous-mêmes », s’exaltent quelques têtes chaudes des officines libérales. Adieu non seulement le CDI (le statut du fonctionnaire, n’en parlons même pas), mais même... adieu le salariat comme forme dominante (et en quelque sorte « norme ») du travail. Et la protection sociale construite sur le salariat avec ! 

 

Les bourgeois aussi font des rêves

Mais il se trouve en plus des patrons et des « penseurs » libéraux pour oser faire de cette menace une promesse. Ce serait une bonne nouvelle pour la société, le monde, les individus ! Le développement de l’économie collaborative numérique serait ainsi la clef d’une nouvelle croissance, en favorisant la baisse des prix, l’innovation, le développement de nouvelles activités.

En prime, on nous vend bien volontiers une « croissance verte ». Les plateformes en ligne ne favorisent-elles pas en effet l’économie de partage, le recyclage, l’occasion, la mutualisation des biens, l’usage plutôt que la possession ? Ne permettent-elle pas de partager sa voiture plutôt que de polluer toujours plus, d’échanger ou de louer des appartements vacants plutôt que de couler du béton dans de nouvelles constructions hôtelières surdimensionnées et saisonnières ? De donner une nouvelle vie à des objets au lieu de les jeter ?

Les magazines pour managers et affairistes abondent désormais en envolées lyriques sur la nouvelle croissance écologique (!) à venir. Quand les patrons de start-up (et de multinationales sauvagement défiscalisées comme Google ou Facebook) parlent comme des zadistes, on peut tout de même sentir à plein nez le mariage de toutes les hypocrisies, du « green washing » (je colore en vert pâle mes activités de gros pollueur) et du « share washing » (j’appelle partage des transactions sur lesquelles je me fais un max de thune).

Et comme l’homme ne vit pas seulement de pain (Jésus), nos thuriféraires du nouveau capitalisme à la mode Uber s’exaltent encore un ciel au-dessus : Uber, c’est la liberté. C’est un vieux truc, il est vrai, de l’idéologie libérale, lever le drapeau de la liberté pour exalter le marché et le droit de profiter aux dépens d’autrui sans entraves : la liberté du « libre renard dans le libre poulailler »  (Lénine).

Cette fois ils y vont fort. Ces nouvelles technologies inviteraient le capitaliste à entreprendre sans les insupportables contraintes légales actuelles, le consommateur à faire jouer la concurrence comme jamais, le travailleur à se réinventer comme auto-entrepreneur libre et indépendant, le particulier-consommateur-travailleur, enfin, à se métamorphoser en entrepreneur permanent, par exemple en « valorisant ses actifs », sa voiture, son logement, sa tondeuse. Dans une économie horizontale, « de pair à pair », dé-hiérarchisée, dans un marché universel où les individus sont absolument libres d’échanger et de contracter de gré à gré. Pourvu que l’Etat nous foute enfin la paix, avec ses lois, ses statuts, ses impôts !

Décidément, Uber et autres compagnies du net font fantasmer les esprits libéraux les plus débridés, les plus décomplexés. Dans une ambiance californienne qui mêle le high-tech, le new-age et les fortunes qui lèvent comme des champignons sous la pluie. Sauf que justement, Uber c’est aussi, soudain, l’alarme qui sonne : sa brutalité vient démentir toutes ces promesses absurdes.

 

Dégonfler la baudruche

C’est l’objectif de ce dossier. Uber, c’est le nom d’un rêve libéral et d’un cauchemar social. Or l’un et l’autre doivent être démystifiés et confrontés aux réalités.

D’abord, comment fonctionne l’économie « collaborative » numérique ? Peut-on distinguer Uber le méchant et d’autres, gentils et progressistes ? Surtout, dans quel sens a-t-elle tendance à évoluer ? Nous avons voulu décrire la galaxie des plateformes « collaboratives », puis la guerre des taxis et le système Uber.

Il faut ensuite se demander s’il est vrai que ces nouvelles formes d’organisation capitaliste peuvent amener une sorte de nouvelle révolution industrielle, donner comme un nouveau souffle au capitalisme actuellement en crise. Sans parler du « capitalisme vert » que la nouvelle économie numérique serait censée porter ! 

Enfin : est-il vrai que l’auto-entrepreneur Uber est malgré tout une sorte d’opportunité sociale pour un certain nombre de travailleurs, frappés par la crise et le chômage ? Y a-t-il vraiment là une nouvelle forme de travail qui pourrait faire largement refluer le salariat ? Le salariat tel qu’on le connaît est-il même carrément condamné par ces nouvelles technologies ?

Un article fait le point sur les évolutions récentes du salariat en France, le développement de la précarité et du « travail indépendant », le miroir aux alouettes de l’« ubérisé ». L’universalisation de « l’ubérisation » est un fantasme, et qui plus est un fantasme peu reluisant pour les travailleurs ! Toujours est-il que la bourgeoisie s’en sert pour faire peur et justifier de nouvelles destructions des droits des salariés dans les entreprises et étendre encore plus toutes les formes de précarité. Une politique de plus de trente ans, qui n’a pas attendu Uber pour foncer.

Cerise sur le gâteau : peut-être Uber nous contraint-il à réfléchir sur le sens même du salariat, et son avenir. Peut-être les agités du bocal libéraux qui voient dans « l’économie digitale » la promesse d’une sorte de capitalisme utopique, nous contraignent-ils à réfléchir sur notre communisme ? Dans ce cas, Merci Uber !

 

  • 1. « Ubérisation : ce que cache le mot qui fait fureur », collectif, 29/01/2016.