Publié le Lundi 22 janvier 2024 à 15h15.

« La lutte contre l’uniforme n’est pas seulement pour celleux qui le vivraient mal, mais aussi pour celleux qui le vivraient bien : pour que ces jeunes ne se leurrent pas sur leur position sociale »

Macron a indiqué dans son discours du 16 janvier qu’il était pour une « tenue unique » à l’école. En langage non présidentiel, l’uniforme. Antoine Grimechat est assistant d’éducation dans un lycée dont le proviseur avait souhaité participer à l’expérimentation du printemps prochain. Retour sur cet uniforme qui fait débat.

Comment cette décision a-t-elle été accueillie ?

À ma grande surprise, ce projet ne rencontre pas une farouche opposition. Rares sont celleux franchement pour, mais beaucoup de collègues semblent considérer que « ça résoudrait certains problèmes », « ça vaut le coup d’essayer », etc. De même, un sondage récemment proposé aux élèves (dans des conditions très critiquables) indique que 30 % seraient favorables à un « dress code ».

Je précise que mon lycée est énorme (2 500 élèves) et relativement mixte socialement (avec des filières techniques et générales, des classes de 3e prépa-métiers et des classes préparatoires aux grandes écoles…). Bien que peu de personnes ne fassent le lien, il est clair que les jeunes filles racisées, dont 14 avaient été renvoyées chez elles en début d’année sous prétexte d’abaya, sont dans le viseur. Pour les collègues, c’est plutôt le survêtement qui sert d’exemple problématique, visant pour le coup les jeunes hommes racisés…

Je pense donc qu’il y a un vrai enjeu politique à lutter contre l’uniforme.

Quels sont tes arguments contre l’uniforme ?

Il y a déjà un argument pragmatique qui pourrait clore rapidement le débat : le coût de l’uniforme. Le ministre a annoncé que chaque lycéenE recevrait deux tenues par an, de l’ordre de 200 euros. D’un point de vue pratique, c’est bien peu, deux tenues pour s’habiller tous les jours de la semaine, pendant dix mois, à un âge où on prend au moins une taille par an. D’un point de vue économique, c’est indécent. Alors que depuis des décennies, les budgets du ministère et des établissements ne répondent pas aux besoins, à un point où régulièrement on ne chauffe pas assez, le projet coûterait un 4,5 millions d’euros par an (à comparer au budget du ministère de l’Éducation nationale, de plus de 60 milliards d’euros par an).

Le projet coûterait un 4,5 millions d’euros par an, à comparer au budget du ministère de l’Éducation nationale, de plus de 60 milliards d’euros par an

Cet argument économico-pratique est à la portée de n’importe qui et pourrait mobiliser particulièrement les professeurEs qui s’entendent dire depuis des années qu’il n’y a plus d’argent. Cela peut être l’occasion de discuter du fait que de l’argent, il y en a, mais que nos gouvernants décident où le mettre, que ça fait longtemps que l’école n’était juste pas une priorité.

Mais l’argument est limité parce qu’il ne pose pas directement l’uniforme comme un problème en soi. En mettant en avant la difficile réalisation du projet, on n’explicite pas son indésirabilité. On n’affirme pas que même si on en avait les moyens, on n’en veut pas. Pour ça, il faut souvent en passer par la question des inégalités.

Pourtant, on entend dire que l’uniforme peut voiler les inégalités…

Beaucoup de celles et ceux avec qui j’ai discuté ont rapidement défendu l’idée que les inégalités sont injustes et que l’uniforme permettrait de les réduire. Face à cela, on a tendance à remettre en cause la deuxième affirmation : les inégalités ne se cachent pas par un simple vêtement ; l’histoire fourmille d’exemples de manières de se distinguer et, en lien avec l’argument pratique précédent, on verra rapidement quelEs élèves se sont acheté d’autres tenues pour toujours être propres, contrairement celleux qui se trainent un pantalon troué jusqu’à la fin de l’année. Mais je trouve encore une fois qu’en débattant de ce point, on laisse entendre que « si on en avait les moyens » (en fournissant plus de tenues, en prenant en charge l’entretien, etc.), cela permettrait de voiler les inégalités.

Personnellement, j’aurai plutôt tendance à déplacer le débat sur le terrain de l’affect. Pour certainEs personnes, se voir imposer une tenue est une violence de l’ordre de l’humiliation. La tenue choisie renvoyant bien évidemment à la norme dominante, ce sont les prolos qui devront se mettre au niveau.

Pour certainEs personnes, se voir imposer une tenue est une violence de l’ordre de l’humiliation. La tenue choisie renvoyant bien évidemment à la norme dominante, ce sont les prolos qui devront se mettre au niveau

Pour l’avoir vécu personnellement, la première fois qu’on passe par là, on se sent comme un clown dans des vêtements qui ne nous vont pas. Cela dit, c’est vrai qu’avec le temps, on s’y fait et on m’a donné d’autres exemples de personnes qui avaient très bien vécu l’uniforme. Le risque est alors de s’embourber dans une opposition de subjectivités : qui aura le meilleur exemple qui prouve que l’uniforme est bien/mal vécu ? Et logiquement, on en vient à la question philosophique : faut-il faire le choix en fonction de celleux qui le vivent mal ou de celleux qui le vivent bien ?

Mais ne faut-il pas analyser que l’imposition d’une norme peut être bien vécue, en se référant à la « violence symbolique » décrite par Pierre Bourdieu ?

En effet, il faut considérer sérieusement le fait que des personnes issues des classes populaires vivent bien l’imposition d’une norme dominante. D’un point de vue politique, c’est un vrai problème. Ce que Pierre Bourdieu appelait la « violence symbolique », c’est, grosso modo, adhérer à une norme qui suppose que « ce que vous êtes » est inférieur. Parce que même bien habillés, les enfants des classes populaires sont liés à des origines (immigrées, racisées, ouvrières…) qui se rappellent quotidiennement à elleux (rien que par leur famille). Mais admettons que, au lycée, un uniforme puisse voiler ses différences. D’après le récit de celleux qui l’ont bien vécu, ce qui se joue, c’est la possibilité que ces jeunes se rapprochent de ceux de la bourgeoisie, voire deviennent amiEs. D’un point de vue libéral, ça serait une bonne chose, car chacun pourrait alors comprendre le point de vue de l’autre et trouver, ensemble, des solutions aux problèmes du monde actuel. Mais le problème, c’est justement que la position dominante des uns repose sur l’exploitation des autres. C’est donc une attente naïve vis-à-vis de la bourgeoisie et même indécente pour les prolos. Politiquement, ce rapprochement est en fait synonyme d’un affaiblissement de la conscience de classe et cela doit nous poser un problème.

L’uniforme, c’est donc une question politique qu’il faut analyser en termes de classes (les classes sociales, pas celles de l’école !) ?

Oui, la lutte contre l’uniforme n’est pas seulement pour celleux qui le vivraient mal, mais aussi pour celleux qui le vivraient bien : pour que ces jeunes ne se leurrent pas sur leur position sociale. Dans un débat avec des collègues, ça n’est pas une position toujours facile, car cela revient à assumer la violence de la prise de conscience de la réalité des rapports sociaux. Cela dit, je pense que c’est une orientation de la discussion plus intéressante que les précédentes. Il s’agit de poser le fait qu’il vaut mieux que cela passe par les vêtements à l’école plutôt qu’en arrivant dans le monde du travail, qui lui, « classe » sans se poser de questions. Il faut peut-être faire attention à ne pas tomber dans une position cynique qui donnerait l’impression de jouer de cette violence sociale. Je ne m’en satisfais pas et je n’y prends personnellement pas part de plein gré. Par exemple, je suis le premier à être compatissant avec les élèves qui justifient leurs retards par des situations familiales compliquées. De même, j’explique souvent que je fais respecter le règlement parce que moi-même, j’y suis contraint et que de toute façon, si unE supérieurE s’en aperçoit, la sanction sera plus rude. J’essaie donc de ne pas jouer le jeu de la violence institutionnelle quotidienne de mon lycée, tout en ayant conscience que mes actions individuelles ne changent pas grand-chose. Cela dit, l’obligation de l’uniforme reviendra à faire croire à aux enfants d’ouvriers qu’iels n’ont qu’à bien s’habiller pour devenir amiEs avec celleux de médecins et ainsi devenir ingénieurEs. Présenté comme cela, c’est un mensonge. Et même si ça marche pour quelques-unEs, cela revient au problème politique que j’ai exposé.

L’obligation de l’uniforme reviendra à faire croire à aux enfants d’ouvriers qu’iels n’ont qu’à bien s’habiller pour devenir amiEs avec celleux de médecins et ainsi devenir ingénieurEs. Présenté comme cela, c’est un mensonge. Même si ça marche pour quelques-unEs…

Une dernière difficulté est que beaucoup de personnes avec qui j’ai débattu étaient elles-mêmes toujours bercées par l’illusion méritocratique. Iels croient toujours, pour elleux-mêmes, que leurs origines sociales n’ont pas eu d’influence sur leur trajectoire. Ce débat a beau avoir l’air théorique, la perception de notre propre histoire y est en jeu. Mais cela n’est pas forcément un problème. Peut-être que c’est par là qu’avec certainEs d’entre elles et eux, on peut produire de la conscience de classe et de la camaraderie ?

Propos recueillis par la rédaction