Comment les contre-réformes de Peillon poursuivent et approfondissent celles des gouvernements précédents, de gauche comme de droite, en renforçant la caractère de ségrégation sociale de l’école…
Le système LMD (licence, master, doctorat) construit en 2002 par le gouvernement PS de Jospin avait cassé le cadre national des diplômes et complètement réorganisé les enseignements dans le supérieur. C’était le versant pédagogique. La LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités) mise en place par la droite étant son pendant structurel : elle permet l’autonomie des universités, notamment financière, dont la conséquence actuelle est la faillite de certaines d’entre elles. Aujourd’hui, la réforme des rythmes scolaires et la loi Peillon sont aux réformes Darcos, tant décriées en 2008, ce que la LRU était au LMD.
Les réformes Darcos avaient posé des jalons fondamentaux. L’arsenal idéologique mis en œuvre avec elles, issu des secteurs les plus réactionnaires de la bourgeoisie, a combattu frontalement les courants pédagogiques progressistes et combattu l’idée de « la réussite de tous ». Elle a transformé les « compétences », qui ont été pendant une période des outils pour en faire des outils de segmentation des savoirs et connaissances. Cela permet à un livret de CM2 d’afficher comme compétences à évaluer « tracer une hauteur d’un triangle » ou « écrire correctement les mots commençant par ac, af, ef, of ». Ce type de compétence est le contraire d’un savoir : c’est un savoir-faire, une technique. L’enseignement de l’histoire, en primaire comme au collège et au lycée, est symptomatique de cette tendance : on demande aux élèves d’associer un personnage, un événement et une période. Il n’est pas question de comprendre ce qui précède, ce qui suit, les interactions, la complexité, sans même parler des conflits politiques. Toute cette logique est intrinsèquement liée au principe du « socle commun » introduit par la loi Fillon : il s’agit de donner le minimum à tous les élèves, le reste étant réservé à l’élite.
Les enquêtes PISA récemment parues ont d’ailleurs une nouvelle fois montré que le système français ne développe pas l’autonomie des élèves et leur capacité à réfléchir. Au contraire, de multiples pressions sont exercées pour que les enseignants deviennent des machines à évaluer des savoir-faire et des actions précises. Peu importe que les élèves comprennent ce qu’ils font, qu’ils soient capables de réfléchir. L’important est l’apparence de la réussite, la capacité des élèves à montrer leur aptitude à répondre à des questions, c’est-à-dire en dernière instance à se vendre à ceux qui les observent. Les aides personnalisées, introduites depuis la suppression de la classe le samedi matin et qui consistaient en un travail des enseignants avec de petits groupes d’élèves en difficulté, introduisaient d’ailleurs l’idée qu’un élève qui ne réussit pas est un élément inadapté à un système qui se plierait en quatre pour lui.
Avec l’arrivée de Peillon, le cadre idéologique a changé : le discours est beaucoup moins réactionnaire. Mais sur le fond, quelles sont les évolutions ? Là où Darcos parlait d’aides personnalisées, Peillon parle d’aides pédagogiques et culturelles, mais la même logique domine. Les programmes sont supposés être revus, mais le gouvernement ne veut en aucun cas revenir sur son fondement, le « socle commun ». Quand au retour sur les suppressions de postes, en particulier dans les réseaux d’aide spécialisée aux enfants en difficulté (RASED), il n’y a pratiquement rien au-delà des effets d’annonce. Il n’y a donc aucune remise en cause de la logique pédagogique générale de Darcos.
En revanche, ce qui est nouveau avec Peillon, c’est qu’il donne un cadre structurel aux évolutions de l’éducation. Voyons ainsi les différentes dimensions de la réforme des rythmes scolaires.
Renforcement de la séparation entre « socle commun » et culture
Le retour du travail le mercredi matin encourage à enseigner les mathématiques et le français le matin, laissant les matières culturelles (géographie, histoire, langues, sport, arts…) à l’après-midi. Cela renforce l’échec dans les classes populaires car, pour leurs enfants, les apprentissages formalisés de la grammaire et des mathématiques sont plus faciles à construire à partir de situations culturelles concrètes. Pour donner un exemple, il est plus facile d’apprendre la grammaire lorsqu’on rédige le compte-rendu d’une visite de musée ou qu’on présente une expérience scientifique qu’avec une séquence « classique » où l’apprentissage d’une leçon est suivi d’exercices techniques du manuel scolaire et d’une évaluation (un « contrôle »).
La réforme pousse même à ce que les enseignants ne prennent en charge que les apprentissages les plus classiques, tandis que la culture est municipalisée (professeurs de la Ville de Paris dans la capitale, animateurs ou intervenants extérieurs ailleurs). Tout cela renforcera inévitablement ce que révèlent déjà les enquêtes PISA : pour les classes populaires, la culture sera toujours plus inaccessible et les compétences vendables (maths et français) plus difficile à acquérir.
Mise en concurrence et éclatement du cadre national
Il ne fait plus de doute que les ateliers périscolaires sont très différents d’une commune à l’autre et même d’une école à l’autre. Dans certaines communes, ils sont payants et se résument à une garderie. A Paris, les ateliers sont très différents dans un quartier populaire ou un quartier bourgeois. Comme 90 % des élèves restent aux ateliers, force est de constater que leur qualité met les écoles en concurrence. Ce n’est pas pour rien que certains directeurs d’école et inspecteurs courent après les associations pour garantir à leur(s) école(s) des ateliers de qualité.
Ce n’est pas tout. Une nouvelle mise en concurrence se met aussi en place entre les ateliers et les enseignants, avec des conséquences diverses. Par exemple, pourquoi continuer à enseigner l’anglais ou le chant sur le temps scolaire, s’il existe des ateliers correspondant sur le temps périscolaire ? Pourquoi continuer à payer des enseignants, si on peut obtenir le même travail dans certains domaines spécifiques de la part d’animateurs payés trois fois moins cher et licenciables du jour au lendemain ?
Les « projets éducatifs territoriaux » sont le cadre formel organisant cette déréglementation. Certains enseignants ont l’illusion qu’ils leur permettront d’exercer un contrôle sur le désordre que constituent les ateliers périscolaires. Le plus probable est l’inverse : que les mairies exercent une pression sur les enseignants et sur les projets d’école pour intégrer les ateliers mis en place par les villes… c’est-à-dire l’équivalent du projet de loi déposé à l’assemblée par l’UMP le 5 décembre dernier.
La casse des statuts
Peillon l’a dit : la réforme des rythmes impose d’annualiser le temps de travail des enseignants. Evidemment ! A partir du moment où chaque école peut avoir son temps de travail propre, les enseignants doivent être flexibles et s’y adapter… Le ministre commence donc par annualiser le temps de travail des remplaçants et continue avec les enseignants du second degré sous prétexte de prendre en compte les différentes activités qu’ils assument (rendez-vous avec les parents, fiches diverses à remplir, projets, etc.). Mais à terme, c’est la possibilité d’utiliser les enseignants de manière beaucoup plus flexible (interventions croisées entre écoles et collège, « volontariats » qui se transforment en contraintes…).
L’ouverture du « chantier métier » par le ministère (bien accompagné par les directions des syndicats majoritaires, qui relaient ses problématiques dans la profession) est une nouvelle étape, dont on ne connaît pas encore toutes les conséquences. Mais nous savons déjà que se joue, dans les écoles primaires, quelque chose autour du statut des directeurs. Ceux-ci sont en effet tour à tour menacés (à Paris, par exemple, les REV1 leur prennent actuellement une partie de leurs missions municipales) et choyés (le ministère vient de leur accorder une nouvelle prime de plusieurs centaines d’euros, il leur promet des décharges de service supplémentaires).
Tout prend corps : puisque l’Education fonctionnerait maintenant école par école, autant avoir des chefs d’établissement qui gèrent les personnels de la mairie comme de l’Education nationale. C’est le vieux projet d’EPEP2 qui revient par la fenêtre.
Concernant la mise en place de la réforme des rythmes scolaires, on a donc eu bien raison de parler de « territorialisation » de l’éducation, de « municipalisation ». Ceux qui dénoncent régulièrement une privatisation de l’éducation ont tort sur le plan technique – l’école n’est pas encore vendue à la découpe – mais ce terme recoupe une dynamique bien réelle : l’importation à grande échelle des méthodes du privé. La réforme Peillon en est aujourd’hui la pierre angulaire. Les ravages n’ont pas fini de se faire sentir.
Combattre pour une autre école
La réforme Peillon rebat les cartes, pour le pire, et cela impose de réfléchir au meilleur. Ainsi, en cherchant à tirer vers le bas les conditions de travail et les statuts, elle peut permettre un rapprochement entre les différentes catégories de personnels (municipaux et Education nationale) au moment où leurs missions sont remises en cause.
Pour les anticapitalistes, c’est sans doute le moment de mettre au goût du jour une remise en cause complète du fonctionnement de l’école. Il faut s’opposer de toutes nos forces à la réforme actuelle parce qu’elle casse les statuts et renforce la séparation entre le « socle commun » et la culture, tout en niant la culture populaire. L’école que nous voulons ne ressemblera en rien à l’école capitaliste car elle s’appuiera sur la vie réelle, la culture, la vie des quartiers, pour construire des savoirs et des connaissances. Dans cette école, où il faudra bannir la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, tous les personnels prendront sans doute en charge les apprentissages, les jeux, les apports culturels, les tâches matérielles autour des enfants (gestion de la sieste, du passage aux toilettes…). Mais tous ces personnels auront des temps d’échanges sur les questions pédagogiques ou psychologiques, un temps de travail réduit, ou encore une formation permanente.
Ce combat pour une autre école s’accompagne dès aujourd’hui de mots d’ordre pour une convergence des luttes des différents personnels : titularisation des précaires, formation renforcée pour tous, temps de travail réduit et augmentation des salaires, temps de concertation. Il est probable que la bataille entre la casse systématique de l’Education nationale et la construction d’une autre école, dans une autre société, ne fasse que commencer.
Antoine Pelletier