Entretien. Professeure d’histoire-géographie en lycée à Paris, Laurence De Cock est docteure en Sciences de l’éducation. Membre fondatrice du collectif « Aggiornarmento, pour un renouvellement de l’enseignement de l’histoire et de la géographie du primaire à l’université », elle est aussi membre du bureau du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH). Elle a notamment co-dirigé « Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France » (Agone, 2008) et « Mémoires et histoire à l’école de la République » (Armand Colin, 2007), ainsi que « la Fabrique scolaire de l’histoire » (Agone, 2009). Ses recherches portent sur l’enseignement du fait colonial.
À cette période de l’année, la presse aime réaliser des classements d’établissements en fonction de leur « réussite ». Qu’en penses-tu ?
Ce n’est qu’un pas supplémentaire dans la mise en marché de l’éducation. Je n’en pense évidemment que du mal puisque cela met en concurrence les établissements, que les critères sont tellement opaques et que les enseignantEs sont les premiers désignés comme responsables des succès ou des échecs. Le classement masque les facteurs structurels des difficultés et rabat sur des individus la responsabilité des dysfonctionnements du système éducatif. Enfin, il transforme les familles en consommatrices et nourrit ainsi à la fois le différentiel des dotations en fonction des établissements par les rectorats et le délitement du sens du service public.
Quel bilan tires-tu des réformes mise en œuvre sous Hollande (rythmes scolaires, éducation prioritaire, réforme du collège...) ?
Ces réformes ont révélé l’essoufflement du modèle décisionnaire en matière de politique publique. La plus grave erreur a été l’indifférence, voire le mépris, à l’égard des acteurs de terrain doublée d’une confiance aveugle dans le processus de « descente » de la décision et d’application par les cadres intermédiaires, technocrates dénués de toute empathie avec la cause éducative. Il faut comprendre que l’application des décisions ministérielles est laissée aux échelons académiques, lesquels ne répondent qu’à des logiques d’efficacité afin de pouvoir faire remonter que tout va bien. Toute parole dissidente est donc une offense à leurs compétences professionnelles qu’ils ont intérêt à bloquer. On a donc vu des situations ubuesques de formations accélérées à la réforme du collège par des incompétents, d’activités périscolaires relevant de la garde d’enfants (parfois externalisée au privé), de jeux de vases communicants sur les classements en éducation prioritaire pour pouvoir dire « c’est bon, tout est sous contrôle »... L’autre grande erreur est d’avoir privilégié le calendrier politique de la précipitation, accentuant encore plus le fossé entre le terrain et l’administration. Les réformes ont été dénaturées en ne se préoccupant pas du tout des formes d’appropriation et en déniant toute capacité d’expertise (et donc de proposition) aux acteurs de terrain. Enfin, celles concernant le collège ne sont selon moi pas allées assez loin dans le postulat d’horizontalité puisqu’elles continuent d’attribuer au chef d’établissement le plus gros du pouvoir et créent de toute pièce des échelons intermédiaires d’autorité.
L’école semble être un point important dans la campagne présidentielle. Pourquoi la droite met-elle en avant le « récit national » comme point névralgique de ses réformes éducatives ?
La droite n’a pas grand-chose à dire sur l’école qui en réalité fonctionne exactement comme elle devrait à ses yeux. Elle maintient la très grande majorité des catégories populaires dans leur situation de dominés : que demander de plus ? Elle protège l’ordre social dominant, continue de nourrir l’obéissance à la hiérarchie et désapprouve de plus en plus la critique, surtout depuis les attentats qui ont accentué les injonctions à l’adhésion aux valeurs de la république et jeté encore plus de suspicion sur les quartiers populaires. Par conséquent, la droite est allée puiser dans l’arsenal de poncifs qu’elle protège soigneusement depuis trente ans : les fondamentaux, l’orthographe et le récit national. Ce dernier repose en effet sur le paradigme de l’ordre et de l’enfermement. L’histoire y est vue comme le produit de gestes héroïques de grands hommes. C’est une histoire qui invisibilise les minorités, les dominéEs, leurs luttes, et les pages sombres du passé. Le récit national permet également de mêler les problématiques scolaires et migratoires. C’est en effet à l’aune des débats autour du racisme et de l’intégration des immigréEs qu’est né le débat sur le récit national il y a trente ans. Certains considèrent que l’apprentissage du récit national fabrique du patriotisme et de l’assimilation (vous avez vu comment cette terminologie coloniale est revenue dans le vocabulaire de la droite ?). À les entendre, ce serait presque un cadeau en direction des enfants issus de l’immigration. Ils en font donc un instrument de lutte contre le « communautarisme ». Cela relève de la pensée magique typique du nationalisme débridé : apprendre l’histoire grandiose de la France fabriquerait de l’amour… On est quelque part entre le courrier du cœur et la propagande...
Les questions pédagogiques ont eu un regain d’intérêt (Céline Alvarez...). Est-ce une donnée suffisante pour changer l’école ?
J’ai écrit déjà ailleurs qu’il n’y a rien de nouveau dans la pédagogie Alvarez qui n’est qu’un mélange de pédagogie Montessori (connue depuis un siècle) et de psychologie cognitive portée par les réseaux néolibéraux gravitant autour de l’Institut Montaigne. Son succès est le fruit d’une orchestration médiatique surfant à la fois sur la rentrée scolaire, sur les échecs de l’école et sur un revival new age de valeurs familialistes. Donc évidemment que cela ne suffit pas. Les collègues de maternelle qui ont lu Alvarez ont été atterréEs des poncifs de ce livre. Les pédagogies alternatives en primaire et surtout en maternelle n’ont jamais été perdues, elles se sont fondues dans le reste et les enseignantEs bricolent en picorant dans Freinet, Montessori etc. avec leurs maigres moyens car les équipements, surtout pour Montessori, sont très onéreux. Changer l’école ne repose pas que sur les pratiques, là encore c’est une façon pernicieuse de dédouaner les dysfonctionnements structurels. Le changement de l’école passe entre autres par un aggiornamento de ses principes fondateurs : le mérite, le classement, l’adéquation au marché, le tri social, l’indifférence aux différences etc. ; par une revalorisation des conditions matérielles du métier avec des dotations plus importantes à ceux qui ont moins et non l’inverse ; par le renforcement d’un service public et l’arrêt du financement du privé ; par une réflexion sur les contenus d’enseignement ; par une solide formation des enseignants reposant conjointement sur les savoirs et sur une formation critique au travail.
Lors de la mobilisation contre la loi travail et les Nuits debout, as-tu eu le sentiment qu’émergeait un renouveau de la réflexion sur l’école ?
J’ai participé à quelques commissions de réflexion sur l’école et j’y ai trouvé à la fois une véritable énergie et un désir de bousculer les fondements d’une école diagnostiquée (à raison) comme malade. Toutefois, j’ai été très étonnée par l’absence de connaissances sur l’histoire de l’école et d’assister ainsi à un concert de critiques et de solutions qu’on pouvait déjà entendre il y a cinquante ans. C’est un grave échec de l’école aussi de ne pas avoir su installer dans l’histoire ses luttes, ses mouvements pédagogiques et ses controverses politiques. Du coup, j’ai entendu des jeunes plaider pour le « home schooling » ou les écoles hors contrat pour se soustraire à l’oppression délétère de l’État... Une fois encore, on s’accordait sur le diagnostic mais on pataugeait sur les solutions.
Ce « renouveau » peut-il être indépendant du « mouvement ouvrier traditionnel » (syndicats, associations pédagogiques, partis) ? Pourquoi les syndicats de l’éducation (en particulier la FSU) semblent-ils avoir pris leur distances avec les Nuits debout ou avec Touche pas à ma ZEP ?
Je ne crois pas que l’on puisse s’affranchir de toute cette armature, bien au contraire ! Il y a tout à réinventer en matière d’action syndicale, en particulier au regard de tous ces mouvements spontanés dont tu parles qui témoignent d’une méfiance vis-à-vis des appareils. Les syndicats s’en détachent parce qu’ils leur rendent la monnaie de leur pièce, ne supportant pas leur non-inféodation au cadre normatif. Les vieilles machines syndicales montrent leur fatigue et leur incompréhension de mouvements qui les doublent à gauche, mais qui souffrent de leur côté d’un spontanéisme parfois politiquement peu efficace. Concernant les mouvements pédagogiques, il faudrait sectoriser davantage car ils sont nombreux et n’ont pas les mêmes stratégies et le même rapport au pouvoir. Le GFEN a par exemple bien accompagné le mouvement Nuit debout et y a participé. On peut surtout regretter leur manque de visibilité et de soutien financier. Ils seraient pourtant bien utiles pour compenser une formation déficitaire ainsi que pour permettre une sociabilité enseignante et une reprise en main, par les enseignantEs eux-mêmes, de leur outil de travail.
Propos recueillis par Raphaël Greggan