Pour évoquer la mobilisation des personnels de l’enseignement supérieur et la recherche, qui a atteint ces dernières semaines une ampleur qu’on n’avait pas vue depuis une dizaine d’années, nous nous sommes entretenus avec Marie, sociologue, membre du comité de mobilisation de la coordination nationale des facs et labos en lutte.
Quelles sont les raisons de la colère dans l’enseignement supérieur et la recherche ?
Dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR), nous avons plusieurs types de revendications et sujets de mobilisation : des sujets qui touchent l’ensemble de la société, et des sujets plus spécifiques. Concernant les premiers, il y a bien sûr la question des retraites, et l’on doit remercier à ce propos l’ensemble des secteurs, et en premier lieu les personnels des transports, qui se sont mis en grève et qui ont mis la lumière sur cette question.
Les retraites, cela nous touche nous aussi, comme tout le monde, mais avec des particularités liées au fait que nous sommes dans un secteur professionnel dans lequel on rentre dans le métier, de façon pérenne, tardivement. Dans notre secteur, l’âge moyen de titularisation, pour celles et ceux qui sont titulariséEs, c’est 34 ans. Donc, avec le recul de l’âge de départ et avec le calcul sur l’ensemble de la carrière et non sur les derniers mois, on va être particulièrement pénaliséE, puisqu’il faut se rendre compte qu’avant 34 ans, on enchaîne les contrats précaires, on accumule les périodes de chômage, etc.
Autre réforme qui nous touche, celle de l’assurance chômage. Dans notre secteur, qui est particulièrement précarisé, on a un système officieux qu’on appelle « intermittence de la recherche ». Beaucoup de jeunes collègues travaillent de la manière suivante : quelques mois de contrat, puis quelques mois de chômage utilisés pour rédiger. Jusqu’à présent, c’était possible de fonctionner comme ça, puisqu’avec quatre mois de travail [sur une période de 28 mois] on pouvait cotiser et toucher le chômage, mais maintenant cela ne l’est plus puisqu’il faut désormais six mois [sur une période de 24 mois]. Avec en plus une baisse drastique des allocations chômage, qui va rendre cette précarité, déjà inacceptable, encore plus difficile à supporter, voire impossible à gérer pour des personnes qui font pourtant fonctionner l’université et la recherche.
Vous avez également des revendications plus spécifiques, sectorielles…
Oui. Il s’agit, globalement, d’une opposition à la transformation néolibérale de l’université, qui signifie la destruction de cette dernière. Cette transformation est à l’œuvre depuis, au moins, la fin des années 1990, et est particulièrement brutale depuis une dizaine d’années, avec l’autonomisation des universités, mise en place par Valérie Pécresse sous le mandat de Sarkozy, et, ces dernières années, l’instauration d’un principe de sélection à l’entrée des universités. Sélection sociale avec Parcoursup, et sélection nationale avec la très forte augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, qui préfigure une augmentation des frais d’inscription pour tout le monde. Ce qui est particulièrement dangereux alors que la situation de précarité des étudiants est de plus en plus forte et visible, comme l’avait mis en lumière le cas de cet étudiant de Lyon qui s’est immolé par le feu en novembre dernier.
Il y a, dans le même temps, une précarisation des personnels de l’université, qui sont de moins en moins des fonctionnaires, de moins en moins financés pour faire leurs recherches, et qui font fonctionner l’université, de plus en plus, avec des bouts de ficelle et des pansements sur des jambes de bois. Entre 2012 et 2018, c’est une baisse de 40 % des postes (maître de conférences et professeur des universités) mis au concours, alors qu’en dix ans on a eu une augmentation de 15 % du nombre d’étudiants. Donc c’est simple : il faut faire plus avec moins. Nous avons davantage d’étudiants à accueillir, nous devons faire fonctionner nos formations, avec moins de collègues. Mais moins de collègues, ça ne veut pas dire moins de personnels : du coup on a des personnels précaires, pour la plupart vacataires. Il y a d’autres formes de précarité, mais il y a essentiellement le système de la vacation : des personnes qui, pour la plupart, sont des docteurs, donc qui ont fait une thèse et ont un bac+8, donnent des cours à l’université en étant payés à un taux horaire qui est environ 20 centimes en-dessous du SMIC. Ils sont payés, dans le meilleur des cas, deux fois par an, parfois sans avoir encore signé de contrat et, d’après les chiffres du ministère, 200 jours (chiffre médian) après la fin des cours, donc plus de six mois. Ce type de contrats concerne 130 000 personnes à l’université, dont 17 000 font 96 heures, un mi-temps de maître de conférences. C’est-à-dire qu’en considérant seulement ces 17 000 personnes, ce sont pas moins de 8 500 postes qu’il faudrait créer pour commencer à résorber la précarité.
L’université est dans une situation de dépérissement, comme l’ensemble des services publics, à l’image de l’hôpital qui est probablement l’exemple le plus exemplaire de ce phénomène. On laisse mourir l’université et la recherche, et donc nos étudiants, qu’on ne peut plus prendre en charge, dans des études qui ne sont absolument plus un moment où on va se former, où on va apprendre à former des esprits critiques. Et c’est une machine à broyer les personnels précaires, mais aussi les titulaires, qui font burnout sur burnout et ne peuvent plus assumer la charge de travail.
Et que fait le ministère ?
Le ministère prétend nous répondre avec un projet de loi, la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), qui semble devoir être une coquille vide, avec pas grand-chose dedans, et avec une ministre qui a récemment annoncé que, pour les grands changements paradigmatiques, elle procéderait par ordonnances. Mais on sait déjà à quoi s’attendre, avec une claire privatisation des laboratoires de recherche, avec l’annonce que 2/3 des financements devraient venir du secteur privé, avec le fait que les collègues doivent pouvoir travailler à la fois pour le public et le privé, un renforcement de l’appel à projet comme unique moyen de financer nos recherches, et non plus des fonds pérennisés, ce qui veut dire renforcer encore un peu plus la situation actuelle, dans laquelle on est plus chercheurs d’argent que chercheurs tout court. Et on ne cesse de nous répéter le mot « innovation », qui signifie, et ce n’est pas une plaisanterie, créer des start-ups, pour faire de la recherche et vendre ensuite nos « produits »…
Ceux qui feront comme le ministère l’entend trouveront des budgets, pourront faire de la recherche, avoir des bonnes conditions de travail, un bureau, des primes… Mais pour les autres, et ils seront nombreux, il faut savoir qu’aujourd’hui l’Agence nationale de la recherche (ANR) n’octroie des financements que pour 15 % des projets qu’elle reçoit, et l’on ne parle pas ici de ceux qui ne déposent pas de projet car ils n’ont pas le temps, pas les moyens, etc. Un phénomène, il faut le dire, qui touche tout particulièrement les femmes, qui sont moins socialisées à la compétition, qui redoutent le syndrome de l’impostrice1 et qui déposent beaucoup moins de projets. Donc pour ceux-là, et surtout pour celles-là, ce sera plus de « basses tâches », entendre plus d’administratif, plus de cours, et peu ou pas de recherche.
En gros, aucune réponse n’est apportée aux besoins les plus cruciaux (des postes, du personnel, un plan de titularisation massive des précaires, de bonnes conditions de travail) et, au contraire, on nous propose une dégradation des conditions de travail et toujours plus de loi de la jungle et de compétition. On peut citer ici les mots d’Antoine Petit, PDG du CNRS, qui en appelait à une loi « inégalitaire » et « darwinienne » : de l’argent pour les meilleurs, rien pour les autres.
Comment la mobilisation de l’ESR s’est-elle organisée ?
La mobilisation a commencé à l’occasion du 5 décembre, avec un noyau dur qui s’est lancé à ce moment-là, et une première AG parisienne le 2 décembre. Il y a eu, dans cette période-là, beaucoup de travail d’agitation, on est allé interrompre certains événements, interpeller la ministre Frédérique Vidal, etc. Ce qu’on a commencé à populariser à ce moment-là, c’est bien évidemment que l’on devait se battre contre la réforme des retraites, mais aussi qu’il y avait des questions plus sectorielles, qui étaient peu connues par nos collègues, avec une LPPR préparée en douce depuis un an, à propos de laquelle on a dû faire, durant tout le mois de décembre, de l’information.
Bonne surprise à la rentrée de janvier, beaucoup d’universités et de laboratoires ont commencé à se mettre en grève ou, en tout cas, à se déclarer en mobilisation. Le mois de janvier a donc été plutôt mouvementé, avec dans les manifestations, notamment en région parisienne mais pas seulement, des cortèges ESR qui grossissaient, jusqu’à plus de 10 000 personnes. Et on s’est retrouvé les 1er et 2 février pour une coordination nationale, avec plus de 750 personnes, qui ont voté le fait de se laisser un mois, jusqu’au 5 mars, pour lancer une mobilisation nommée « Le jour où l’université et la recherche s’arrêtent ». Pourquoi un mois ? Déjà parce qu’il faut du temps pour préparer tout ça, mais aussi car il y avait les quatre semaines de vacances. La date a été reprise par beaucoup d’universités, de laboratoires, avec même des présidents d’universités qui l’ont intégrée, et nous ce que l’on espère c’est que cela puisse déboucher sur une mobilisation reconductible : face au rouleau compresseur gouvernemental, il faut en effet des mobilisations d’ampleur, longues, ancrées, pour gagner.
Dans un certain nombre de secteurs, il y a des discussions autour de la pertinence de la grève. Des secteurs où les salariéEs disent : « On n’est pas les transports, on n’est pas la production de marchandises, donc lorsqu’on fait grève, on ne bloque rien ». Avez-vous ce type de discussion, comment affrontez-vous cette difficulté et comment argumentez-vous sur la grève ?
On a évidemment ce problème, avec même un certain nombre de collègues qui disent : « c’est important ce que l’on fait, on ne doit pas s’arrêter de travailler ». Face à cela, on argumente à plusieurs niveaux. Déjà en expliquant que la grève cela sert… à se mobiliser. Faire grève à moitié ne dégage pas suffisamment de temps pour s’organiser, pour être visible, etc. Ensuite, on insiste sur le fait que, même si cela n’est pas au même niveau que les transports ou la production de marchandises, le fait de ne pas produire de diplômes nous rend visibles et nous permet de nous faire entendre. Et enfin, il y a une chose très importante, c’est la mobilisation étudiante.
À ce propos, il faut avoir en tête que l’université n’est plus ce qu’elle était il y a encore une quinzaine d’années, ce que nous avons connu quand nous étions étudiants. À l’époque, on pouvait encore aller en cours un peu quand on voulait, et se débrouiller malgré tout pour rattraper et valider nos années. Aujourd’hui, les universités sont beaucoup plus strictes, beaucoup plus réglementées, sur les présences, les absences, etc. Pour se mobiliser, les étudiants sont très en attente de l’autorisation de leurs enseignants : arrêter de faire cours, c’est donner la possibilité aux étudiants de se mobiliser.
Or on sait que les mobilisations victorieuses – on peut regarder les dernières – sont celles qui mettent la jeunesse dans la rue, et ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il y a peu de jeunes dans la rue dans le mouvement sur les retraites, en tout cas pas assez pour apporter la radicalité et permettre une montée en puissance. S’il y a une deuxième séquence du mouvement sur les retraites et qu’on veut vraiment l’emporter, il faut travailler à ce que les étudiants – et les lycéens – en soient, et les personnels de l’enseignement supérieur ont, à ce titre, un rôle essentiel à jouer.
Propos recueillis par Julien Salingue.
- 1. Le terme, inventé par les psychologues cliniques Pauline Rose Clance et Suzanne A. Imes, désigne les personnes qui expriment une forme de doute maladif qui consiste essentiellement à nier la propriété de tout accomplissement personnel.