Publié le Jeudi 2 juillet 2020 à 19h06.

L’emploi comme enjeu central

Licenciements, suppressions de postes, fermeture de sites sont au cœur de la question sociale depuis le milieu des années soixante-dix. La conjonction de la première grande crise économique du capitalisme de l’après-guerre (1973) et de la volonté patronale de ne pas voir perdurer les conditions sociales notamment en matière d’organisation du travail de la mobilisation ouvrière de Mai-juin 68 va entraîner une profonde réorganisation de l’appareil productif et de tous les secteurs associés (distribution, commerce, bancaire, etc.).

Ces restructurations vont s’incarner dans trois directions. D’abord dans ce qu’on appelle la mondialisation de la production permettant la recherche de pays, de régions au moindres « coûts » du travail et la mise en concurrence de sites sur l’ensemble de la planète. Dans le même temps, la restructuration des grands sites de production avec l’externalisation de productions intermédiaires, de tâches plus ou moins éloignées du « cœur » d’activité permettant là aussi une mise en concurrence de sous-traitants, équipementiers, multiples entreprises de services jonglant entre la qualité de prestation et la réduction des masses salariales. Et enfin une précarisation généralisée du salariat, en partie liée aux externalisations qui a entraîné la multiplication des contrats aux garanties affaiblies, au développement de l’intérim, l’introduction de nombreux prestataires. Même si le CDI reste majoritaire, les conditions de sa mise en œuvre ne sont plus tout à fait synonymes de garantie de l’emploi. Dans le même les multiples attaques dans la fonction publique visant la réduction du nombre d’emplois statutaires, voire la privatisation entière de secteurs d’activité.

Un ensemble de processus qui a largement entamé les capacités de riposte des salariéEs non seulement en matière de préservation de l’emploi mais aussi en matière de salaires et de conditions de travail. Voire plus généralement l’affaiblissement des ripostes contre les attaques concernant la fonction publique, la santé, la protection sociale, les retraites… et le Code du travail plus globalement.

Des résistances multiformes 

Mis en place en 1989, après les mobilisations contre les fermetures dans la sidérurgie lorraine, et prenant la place de l’autorisation administrative de licenciement, les plans sociaux d’entreprise visent à encadrer les licenciements massifs par une procédure de dialogue social avec consultation des institutions représentatives du personnel (IRP : comité d’entreprise, comité central d’entreprise). La procédure va évoluer en Plan de sauvegarde de l’emploi – bien mal nommé – au fil des décennies qui vont voir se multiplier fermetures de sites et plans de licenciements. Les procédures de PSE vont mettre en évidence, pour l’essentiel, les fermetures de sites et plans de licenciements dans les grandes entreprises au fil des restructurations d’un grand nombre de secteurs : électronique, filière automobile, agro-alimentaire, sidérurgie, commerce, etc. Ce système est encore, pour la bourgeoisie, trop protecteur et sera mis à mal par une série d’attaques contre les IRP et leur quasi-paralysie au travers des dernières modifications du Code du travail par les lois travail de Hollande et Macron.

Si on peut pointer quelques succès lors de premières luttes comme SBFM, Fonderies du Poitou, Ford, l’actualité récente nous rappelle le caractère toujours provisoire de ces succès. À l’opposé, on trouve toute une série de défaites qui ont marqué la situation sociale et politique nationale mais aussi ont laissé de profondes et douloureuses empreintes dans les régions concernées : Daewoo, Metaleurop, Lu-Danone, Continental, Honeywell, Cellatex, Technicolor, Molex, New Fabris, Goodyear, PSA Aulnay, et bien d’autres encore.

Face à ces attaques, si les résultats ont été divers, les ripostes ont été organisées de multiples façons. Les grands coups de colère au moment des annonces ont souvent marqué les esprits et imposé aux employeurs et/ou aux gouvernements de repousser les échéances, d’alourdir la facture pour les uns ou les autres. C’est ainsi que les menaces de pollution à Metaleurop ou Cellatex, ou de « tout faire sauter » à New Fabris ont permis d’obtenir des PSE « exceptionnels » sans réussir à empêcher la liquidation des sites et des emplois. Les succès, ô combien provisoires, des salariéEs de la SBFM en 2009 ou de Ford en 2011, s’expliquent au moins en partie par des mobilisations qui ont associé celles des salariéEs et de la population locale, voir régionale avec l’appui d’élus aux motivations variables. Plus tard, l’explosion de colère et la brutalisation de la sous-préfecture de Creil à l’annonce de l’échec des procédures légales chez Continental, tout comme la guérilla judiciaire et militante des Goodyear ont contraint les employeurs et l’État à mettre la main au portefeuille et ont même débouché sur des victoires juridiques comme maigres consolations. Plus près dans le temps, la mobilisation des « Lions » de PSA Aulnay ou des Ford 2018, malgré la médiatisation et les actions répétées et acharnées, n’ont également pas empêché des fermetures décidées par les employeurs.

Des attaques en profondeur en matière d’emploi...

Parallèlement à ces années de mobilisations, les caractéristiques de l’emploi ont profondément modifié les conditions dans lesquelles elles se construisent. Il y plusieurs grandes lignes de modifications. Une augmentation régulière des CDD dans l’emploi par rapport aux CDI qui les situent autour de 12 % mais avec une forte croissance des CDD dits d’embauche passant de 76 % en 1993 à 87 % des embauches en 2017. 

De son côté, l’intérim, légalisé en 1972, a connu un développement considérable. En équivalents temps plein, le nombre d’intérimaires a quintuplé entre 1985 et 2009, passant de 123 585 individus en 1985 à 637 900 en 2007, pour retomber à 447 348 personnes en 2009 et atteindre le niveau de près de 850 000 en 2019 – toujours en équivalents temps plein. En 2014, un jeune salarié, comme un salarié de 25-49 ans, est quatre fois plus souvent intérimaire qu’en 1982. Les missions d’ouvriers représentent en effet 80 % des détachements parmi lesquels plus de la moitié ne disposent d’aucune qualification. Au total à l’entrée de 2020 il y avait près de 2 800 000 intérimaires dont 39 % dans l’industrie et 35 % de moins de 25 ans. 

Ces évolutions dans les mouvements de main-d’œuvre s’accompagnent d’une forte hausse des contrats de très courte durée ; en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une seule journée.

Un système de sas qui permet de « filtrer » les embauches en termes d’attitude dans le travail bien au-delà de la stricte question de la compétence professionnelle1. Au total, on a assisté à une entreprise malheureusement plutôt réussie de déstructuration du salariat qui passe par une démolition consciencieuse des collectifs de travail.

Ces modifications dans la structuration du salariat constituent un des éléments centraux dans les difficultés de mobilisation que nous connaissons depuis plusieurs années. Elles expliquent également en partie la chute des effectifs syndicaux, la quasi-disparition des militantEs politiques dans les entreprises, toutes réalités alimentées également par l’alignement politique de plus en plus complet des partis de « gauche » sur celui des partis classiquement qualifiés de bourgeois.

…aggravées par la double crise économique et sanitaire

L’actuelle « crise » économique plonge ses racines bien en amont de la pandémie du Covid-19. Les conditions de la mobilisation contre les conséquences en termes d’emploi et de licenciements sont rendues plus difficiles par l’impact de la pandémie sur les conditions de vie et de travail de la majorité du salariat. 

L’UNEDIC estime que fin 2020, l’assurance-chômage indemnisera 630 000 personnes de plus que fin 2019, passant de 2,8 millions à 3,4 millions de chômeurs indemnisés qui ne représentent qu’environ la moitié des inscrits à Pôle emploi. Ces chiffres en eux-mêmes déjà violents pourraient être aggravés en cas de reprise de la pandémie que ce soit en France ou dans d’autres pays industrialisés ou de reprise de l’activité économique plus « molle » que celle prévue par les économistes. D’ores et déjà, l’INSEE a annoncé à la fin du premier trimestre 2020 que l’emploi salarié avait chuté de 2 % par rapport au trimestre précédent, soit une destruction nette d’emplois de 502 400. Ces destructions sont concentrées dans le secteur privé (–497 400, soit -2,5 %). L’intérim s’effondre avec une baisse de –40,4 %, soit –318 100 emplois. Hors intérim, l’emploi salarié baisse de 0,7 % (–184 300 emplois2)… 

Construire les ripostes

Depuis plusieurs semaines, les annonces de suppressions de postes se multiplient dans plusieurs secteurs. Le commerce, l’aéronautique, le secteur aérien, l’automobile, les banques, le secteur pétrolier annoncent des milliers voir des dizaines de milliers de suppression de postes sous tendant ici ou là des fermetures de sites. Dans l’automobile, ces annonces ont suscité des coups de colère quasi instantanés. À la Fonderie de Bretagne, chez Renault Maubeuge et Choisy, aux fonderies Alu et Fonte du Poitou, des débrayages massifs, arrêts de production ont répondu à ces annonces et provoqué des reculs partiels et provisoires destinés à éviter tout processus de contagion. S’appuyant sur toutes les finesses et traquenards du dialogue social et sur les tergiversations des directions syndicales, patronat et gouvernement tentent de faire rentrer dans le rang la colère qui s’est exprimée. Scepticisme et attentisme issus de la réalité sociale et des bilans des mobilisations plus ou moins récentes pèsent sur les capacités de réaction des salariéEs.

Dans le mouvement syndical, les réponses sont deux ordres : on a du côté des syndicats prétendument réformistes l’acceptation des grandes options décidées par le gouvernement agrémenté des grandes messes du dialogue social. De l’autre côté, celui de la CGT essentiellement, des propositions de maintien de l’emploi au moyen de projets industriels dits alternatifs ou du « produisons en France », du productivisme et du déni de la dimension écologique qu’ils tentent de faire rentrer dans le dialogue social.

Pour tenter de dépasser la relative atonie, à cette étape, des ripostes, il faut d’abord populariser le plus largement possible les mobilisations non seulement d’un secteur mais de l’ensemble des branches d’activité, sans oublier de ce qui peut exister au-delà des frontières dans la mesure où nombre de ces liquidations d’emplois s’inscrivent dans des stratégies internationales de grands groupes avec les conséquences sur les sous-traitants, fournisseurs, prestataires. La revendication centrale reste l’interdiction des licenciements malgré son caractère propagandiste et le fait qu’elle ne soit envisageable que dans le cadre de la construction d’un rapport de forces conséquent. Par l’interdiction des licenciements, on veut parler de tous les licenciements, ce qui permet de poser les bases de l’unité de l’ensemble des salariéEs, d’une entreprise ou d’un site, quel que soit le statut – CDI, CDD, intérimaires, prestataires… Cette revendication doit être liée à celle de la réduction du temps de travail sans perte de salaire ni accroissement de la productivité impliquant une aggravation des conditions de travail, et à ce qui tourne autour de la prise en compte des impératifs écologiques. La réorientation des productions s’est invitée dans les discussions pendant la pandémie autour notamment des secteurs de l’automobile, de l’aviation et de tout ce qui concerne les transports, l’énergie, ainsi que la distinction parfois difficile entre activités utiles ou inutiles voire dangereuses. Si ces revendications constituent le socle des mobilisations, cela ne doit pas nous interdire de nous retrouver aux cotés des salariéEs qui se battent ici pour un repreneur, là pour la réintégration dans un groupe, ailleurs pour une nationalisation ou plutôt, de notre point de vue d’une expropriation qui ne permet pas à des capitalistes de s’engraisser aux dépens de l’État selon la logique de socialisation des pertes et de privatisation des profits3. La préservation d’un emploi, même pour quelques années, peut non seulement être fédératrice, permettre une mobilisation large dans l’entreprise, mais aussi construire une solidarité locale justifiée par les conséquences en matière d’emplois induits et d’appauvrissement de l’ensemble d’une région. La difficulté est de combler le plus possible le fossé qui peut exister entre nos mots d’ordre propagandistes et les préoccupations légitimes de salariéEs cherchant à préserver un minimum que ce soit des dispositifs de pré-retraites qui correspondent au désir d’arrêter de se tuer au boulot, du « chèque » amélioré par la mobilisation. Cet objectif ne saurait être atteint par le simple effet d’une juste propagande. C’est dans l’action, dans la prise en charge de leurs actions et mobilisations que les salariéEs prennent conscience des enjeux et prennent confiance dans leur capacité à faire reculer le patronat. Tout en combattant pied à pied tout ce qui tourne autour des idées de concurrence entre boîtes, entre services, entre salariéEs et contre les sites d’autres pays, y compris au travers de relocalisations qui ne sont souvent qu’une étape différente dans l’augmentation de la productivité, de maximalisation des profits.

La réalité des ripostes dans l’automobile, le développement de mobilisations contre les violences policières et racistes, en écho aux mobilisations dans le secteur hospitalier ou sur les préoccupations écologiques, construisent une ambiance propre à des accélérations dans la construction de luttes dans différents secteurs. Les tâches des militantEs révolutionnaires sont faites à la fois des axes de propagande pointés ci-dessus, de l’aide à la circulation des informations sur les luttes et à leur coordination. Les questions de l’unité de la classe ouvrière (au sens large, comme on dit) et la mise en place d’organes d’auto-organisation devant compléter notre « boîte à outils ».

  • 1. Des processus parfaitement décrits dans Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, La Découverte, 1999 puis 2012.
  • 2. Voir les articles de Gaston Lefranc dans ce numéro.
  • 3. Voir l’article La lutte des Ford et la politique du NPA : une réponse à Lutte ouvrière, https://npa2009.org/idee…