Publié le Mardi 2 juin 2020 à 12h05.

SAD : « Si on vient nous expliquer qu’ils pensent à notre santé, on va leur dire : il faudrait déjà qu’on ait un boulot »

Entretien avec Guillaume Dumoulin, délégué syndical central SGLCE-CGT à l’usine de Venissieux (Rhône).

Est-ce que tu peux présenter ton entreprise et le travail que vous y faites ?

La SAD (Société d’agences de diffusion) est la filiale de Presstalis – le principal distributeur de presse en France – qui distribue l’intégralité de la presse quotidienne nationale et 60% des magazines. C’est un statut assez particulier qui est géré par la loi Bichet qui remonte à 1947 : c’est un statut coopératif, c’est-à-dire que les éditeurs sont regroupés en coopérative pour l’intérêt du pluralisme, afin que chaque titre puisse être distribué au même coût et partout sur le territoire. Cela donne un accès libre au réseau de distribution : qu’on ait des moyens financiers énormes ou pas, on peut accéder aux réseaux aux mêmes tarifs. C’était l’esprit de la loi Bichet au départ, loi qui a été modifiée en 2019 par Macron, conduisant – ça ne fait pas de doute – au délitement du réseau puisque le but était de libéraliser au maximum le secteur.

On livre à des destinations où on sait qu’on ne gagnera pas d’argent – voire qu’on en perdra – et que n’importe quelle boîte qui n’aurait d’intérêt que financier refuserait de livrer. Sauf que, pour des raisons démocratiques, il faut bien que le village le plus perdu soit livré pour que le/la citoyenNE qui habite dans ce village ait accès comme toutE citoyenNE françaisE à la presse.

Le système unique en France, coopératif, a permis à ce que des éditeurs puissent exister et faire leurs journaux. Sauf que quand vous êtes en kiosque, il y a 4 000 références possibles – pas toutes dans chaque point de vente. Pour les gros, c’est embêtant parce qu’on voit moins bien leurs titres et parce que du coup il y a de la concurrence. S’ils cassent le système de distribution égalitaire, vous avez des petits titres qui risquent de disparaître. Le risque est de se retrouver avec finalement quelques titres des puissances de l’argent chez les marchands de journaux. Ce qui est dénoncé – il y a beaucoup de rapports parlementaires dans ce sens – c’est qu’en réalité, ce sont les petits éditeurs qui payent plein tarif et les gros qui arrive à avoir des ristournes. Même si officiellement sur le papier ils sont censés payer le même prix, ces derniers obtiennent des ristournes parce qu’ils sont au conseil d’administration, des services qu’ils ne payent pas que les autres paieraient, ou des choses comme ça.

Donc les enjeux sont là. On n’est pas que sur un modèle économique, il y a une vraie mission de service public… sauf qu’on n’est pas public. Même si la messagerie est soutenue par des aides à la presse du gouvernement, on est bien une entreprise privée, ce sont des coopératives d’éditeurs privés.

 

Est-ce que tu peux expliquer la lutte que vous êtes en train de mener ?

Le 15 mai, le Tribunal de commerce pour les difficultés financières a prononcé un redressement judiciaire pour la maison-mère, mais une liquidation pour la filiale. Ce sont donc 512 emplois qui sont mis par terre. Déconfinement le 11, demande de liquidation de la direction de 12, donc on se met en grève tout de suite, sachant que le tribunal prononce officiellement la liquidation le 15. Depuis cette date on n’est plus en grève, on est juste au chômage et sans activité puisque l’entreprise a cessé son activité.

Les revendications qu’on porte sont assez simples : le boulot ne disparaît pas, la presse doit toujours être distribuée. Il n’y a pas de raison que cela se fasse par quelqu’un d’autre. Comme on sait qu’ils essaient de nous contourner – on appelle ça « courir après le papier » –, on essaie de trouver les lieux de contournement pour aller récupérer notre activité afin qu’elle ne puisse pas se faire sans nous. C’est-à-dire qu’on empêche la livraison quand on peut et on va même jusqu’au pied des imprimeries pour être sûr de récupérer le papier, y compris chez des sous-traitants.

Parce que le plus scandaleux dans l’histoire, c’est que la maison-mère Presstalis liquide sa filiale en disant qu’il ne peut pas y avoir de continuité de l’activité avec elle, mais paie des sous-traitants pour essayer de contourner celles et ceux qui faisaient le boulot avant.

 

Comment se passe l’occupation que vous menez depuis le 15 mai ?

Depuis l’annonce du 12, on était en grève donc on occupait les locaux. Depuis le 15, date officielle de liquidation par le tribunal, on a renforcé la mobilisation de deux manières : premièrement, il y a une occupation 24 heures sur 24 par des équipes en rotation d’un peu moins d’une dizaine de personnes selon les heures. Il y a des équipes qui dorment. Et puis il y a des moments où on donne des rendez-vous dans l’entreprise pour aller faire des opérations extérieures.

 

Quelles sont les actions prévues dans les prochains jours ?

Des ennemis, on en a plein. On sait par exemple qu’Amaury – qui imprime à Saint-Vulbas dans l’Ain L’Équipe, Aujourd’hui en France et Le JDD – devrait reprendre son service bientôt. Ils avaient décidé d’arrêter puisqu’il n’y avait plus de livraison (ça ne servait à rien d’imprimer un papier qu’on va jeter à la poubelle deux secondes après). Mais ils veulent reprendre parce qu’ils sont justement en train de mettre en place les moyens de nous contourner. Donc on va aller empêcher que cela puisse se faire, puisque c’est notre seul moyen de pression envers les éditeurs qui ne veulent plus de nous et les pouvoirs publics. Il s’agit de leur dire : si vous ne nous trouvez pas de solution, il n’y aura pas de solution pour vous non plus.

 

Il n’y a pas de menace d’expulsion pour le moment ?

Forcément le bailleur, à un moment où à un autre, va appeler le liquidateur pour lui dire qu’il aimerait bien récupérer la possession de ses locaux. Notre idée est que l’activité reparte, et si on veut que ce soit le cas il faut forcément un lieu pour le faire. Donc pour l’instant on occupe les locaux et on n’est pas près de les leur rendre.

 

Peux-tu expliquer votre projet de Scoop et de reprise ?

C’est une des possibilités : reprenons notre entreprise sous forme de société coopérative d’intérêt collectif, allons chercher les fonds (parce que on réalise quand même des missions de service public) auprès des éditeurs surtout. Ce sont eux qui doivent financer car ce sont eux qui cassent l’emploi et qui cassent l’outil. En leur disant : « Vous ne donnerez pas le boulot aux autres, vous n’enlèverez pas le boulot aux gens qui le font aujourd’hui, vous allez leur donner les moyens pour qu’ils le fassent eux-mêmes ».

Nous sommes donc en train de travailler sur un projet de Scic (société coopérative d’intérêt collectif). Si on est expulsé, ce sera beaucoup plus difficile. Parce que s’ils donnent l’exclusivité de la zone aux dépositaires d’à côté, on sera encore dans une problématique autre. Car si on remonte une boîte et qu’on n’a pas le travail qui vient chez nous, on aura monté une boîte vide. Donc on a on a l’obligation de garder les locaux pour pouvoir redémarrer.

 

Ça se traduit dans les effectifs ?

Il y a une mutation numérique qui se fait, il y a de moins en moins de gens qui lisent la presse papier – ça marche encore pour certains journaux mais il y en a de moins en moins. Sur ce qui est vendu en kiosque, on en est quasiment à 10 % de baisse de volume par an, ce qui n’est pas rien. La particularité du système coopératif est que les clients sont aussi actionnaires. Quand on n’a pas de sens moral mais que des sens financiers, on se traite plus souvent comme client que comme actionnaire. Donc, par exemple, quand ça coûte 10 pour être distribué, on préfère payer 8. Sauf qu’ainsi on flingue son outil et c’est comme ça que Presstalis est arrivé à plus de 500 millions d’euros de fonds propres négatifs.

Ces deux éléments ont énormément fragilisé le système. On a un effet ciseaux avec des éditeurs qui ne veulent plus payer et en même temps une baisse des ventes qui est réelle.

 

Vous avez prévu des actions, rassemblements devant l’entreprise... pour que s’exprime une solidarité extérieure ?

Déjà, on a fait un rassemblement avant la décision au tribunal vendredi, un appel avec l’interpro. On a des délégations de syndicats qui sont venues nous voir et même des gens extérieurs. On a fait un rassemblement devant la Préfecture.

Il y a aussi la difficulté de ne plus avoir le droit de faire des rassemblements de plus de 10. Mais, quand l’entreprise est venue nous voir alors qu’on était plus de 100 personnes, on leur a dit d’aller un peu se faire voir avec leurs règles d’hygiène. Ce n’est pas qu’on n’y croit pas, mais ce n’est pas notre priorité. S’ils viennent nous expliquer qu’ils pensent à notre santé, on va leur dire : « il faudrait déjà qu’on ait un boulot… » On a dit au préfet : « Sauvez la boîte et on ne viendra pas ! » On appellera à d’autres rassemblements avec l’Union départementale CGT. On attend même la Confédération puisqu’il s’agit de faire monter le dossier au niveau politique le plus haut possible. Parce qu’il s’agit quand même de la distribution de la presse et chaque citoyenNE est concernéE.

 

Propos recueillis par le NPA 69

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