Les ouvrières de Lejaby se sont invitées dans la campagne électorale. Mais si le « sauvetage » par un proche de Sarkozy a défrayé la chronique, la lutte des Lejaby date de plusieurs années. Leur victoire démontre que les licenciements ne sont pas une fatalité. Depuis 1996, elles ne cessent de lutter, les ouvrières de Lejaby. À ce moment-la, elles sont rachetées par le groupe américain Warnaco et redoutent des licenciements ainsi que la remise en cause de leurs acquis. Finalement, ce n’est qu’en 2003 que le groupe annonce 225 licenciements et la fermeture des ateliers de fabrication de Rillieux-la-Pape (Rhône), Firminy (Loire), Beynost (Ain) et Vienne (Isère) pour « développer dans les ventes », « investir dans un service marketing »1.
Puis, en 2008, c’est le groupe autrichien Palmers qui rachète l’entreprise. Il ne se passe rien au départ, bien que le groupe annonce tout de suite qu’il ne veut garder que 10 % de production française, « pour être viable »2, ce qui correspond à un seul atelier. C’est en mars 2010 que sont de nouveau annoncés près de 200 licenciements. Dès avril 2010, les ouvrières défilent « en enfilant des soutiens-gorge et culottes par-dessus leurs vêtements »3, et en septembre 2010, elles occupent le siège de Rillieux-la-Pape, mettant en avant une banderole où il est écrit, entre deux mannequins, « Lejaby ne fait pas dans la dentelle »4. La question se pose alors de l’enjeu de la lutte : s’agit-il de se battre pour le maintien de l’emploi ou pour la prime de départ ? Ne parvenant pas à gagner sur l’emploi malgré l’occupation et un soutien populaire important, elles essaient de faire en sorte qu’ils « donnent le maximum ». Finalement, les ateliers ferment en décembre. La lutte des ouvrières d’Yssingeaux (Haute-Loire)En mai 2011, alors que trois sites viennent de fermer, les ouvrières d’Yssingeaux se battent pour des revalorisations de salaire. Quelques mois plus tard, le dépôt de bilan est prononcé, le 27 octobre 2011, et la mise en liquidation, le 22 décembre. Le 18 janvier, c’est la douche froide : « on était sur les nerfs complet », « c’est là que ça a pété ». Elles apprennent alors que le fabricant de lingerie féminine Lejaby a été attribué mercredi par le tribunal de commerce de Lyon, et pour l’euro symbolique, à l’ancien PDG de la marque de sous-vêtements italiens La Perla.
Malgré tout, elles ne laissent pas tomber. Elles ont alors recours à toutes les formes d’action et menacent même de commencer une grève de la faim. Du rassemblement symbolique Cour des Voraces, sur les pentes de la Croix-Rousse, haut lieu de la révolte des Canuts, aux manifestations, en passant par la journée portes ouvertes, les ouvrières d’Yssingeaux ont été très actives ces dernières semaines, à tel point que même quand elles rentrent chez elles, elles n’y sont pas vraiment. Sollicitées de tous côtés, elles se répartissent les émissions et les interviews, en prenant soin que ce ne soit pas toujours les mêmes, c’est peut-être ce qui les a le plus stressées. « Toutes les énergies humaines », « toutes les intelligences » se déploient dans la mobilisation : « il y avait de l’émulation, de la volonté collective », « tout le monde voulait gagner », « tout le monde voulait participer ». Ça a été une « lutte heureuse », « on pensait pas qu’à Yssingeaux, on serait soutenues comme ça », « le plus grand bijoutier d’Yssingeaux a offert une rose à toutes les filles », c’est un truc impressionnant, ce qu’il s’est passé, l’école de pâtisserie de la ville a elle aussi participé : « le jour de la porte ouverte, il y avait des plateaux de gâteaux ». « On a eu des messages de la France entière. » Les filles de Lejaby VS SarkozyFinalement, après deux courriers écrits à Nicolas Sarkozy, Bernadette, Huguette et Sylvanna se rendent à l’Élysée. Elles découvrent alors un autre monde. Même si la rencontre a été très rapide, Huguette a été marquée par « l’entrée de Sarkozy dans la pièce », « j’ai eu l’impression que c’était le roi Louis xiv qui arrivait », « il fallait rester debout », « on nous a dit de nous lever » parce qu’il ne « fallait pas s’asseoir avant qu’il arrive ». Sarkozy est alors annoncé, « il y a ‑ comment on peut l’appeler, ce monsieur ‑ un ‘‘majordome’’ qui s’est mis sur le côté au garde à vous et qui a annoncé ‘‘Monsieur le président de la République’’. » « C’est le truc qui m’a le plus marquée ». La conversation ? Elle était « détendue », « Bernadette, elle a fait son show », elle l’a « interpellé plusieurs fois ». Bernadette réagit : « Ah oui, parce qu’un moment, il voulait me couper, je lui ai dit : “je vous ai écouté, vous allez m’écouter. ” Finalement, pas dupes, les « Lejaby » soulignent lors de leur conférence de presse, devant l’Élysée : « Nous rappelons que depuis dix-huit mois, 450 emplois ont été supprimés dans le groupe Lejaby et qu’avec la reprise d’Yssingeaux, il reste encore 350 postes à sauver6. Une solution est trouvée pour nous, il faut en trouver une pour tous. […] Si nous nous réjouissons du résultat de notre lutte, nous n’oublions pas que l’an dernier, 900 entreprises ont fermé ou licencié et que depuis cinq ans, il y a 700 000 chômeurs supplémentaires, soit plus de 33% (chiffres du ministère du Travail). Nous ne voulons pas être utilisées pour faire ce bilan. »7 Effectivement, elles ne veulent pas être récupérées et surtout pas par Sarkozy dont elles mesurent chaque jour les conséquences de la politique. Chantal, par exemple, explique à Libération qu’elle fait la plonge, tous les week-end, dans un restaurant d’Yssingeaux pour permettre à son fils de manger : « Pour moi, l’époque Sarkozy restera celle des horodateurs et du pouvoir d’achat en baisse. »8 Elles ne veulent donc même pas remercier le gouvernement : « Les ministres, ils ont pas besoin de merci, ils ont fait leur boulot : nous, ils ne nous disent pas merci quand on fait une journée. »9 Qu’est-ce qui a permis d’obtenir cette victoire ? L’unité, clament les ouvrières quand on leur demande comment elles ont gagné. En effet, leur unité et leur combativité les ont portées sur le devant de la scène et c’est la première chose à souligner. Mais pas seulement. Comme le souligne l’Éveil, un journal local, le 1er février 2012, leur popularité s’explique d’abord « par une simple histoire de calendrier » : « Le 18 janvier dernier, les filles de Lejaby sont au Puy devant la permanence parlementaire de Laurent Wauquiez quand elles apprennent le nom du repreneur et son intention de fermer le site d’Yssingeaux. C’est le même jour que se tient un sommet social à l’Élysée et le paradoxe, forcément, intéresse les médias. Les télés, les radios et les appareils photos enregistrent les visages décousus de ces ‘‘Lejaby’’. »10 De plus, il s’agit d’une boîte de femmes, et tout le monde se plaît à croire que c’est très rare, des femmes qui luttent11. Bien qu’en réalité ce soit complètement faux ‑ ce qu’admet tout à fait Raymond Vacheron ‑ il est clair qu’en termes de communication, ça fonctionne d’insister là-dessus12. Par ailleurs, elles fabriquent de la lingerie et le fait que les journaux ne se lassent pas d’élaborer des titres aguicheurs13 révèle l’intérêt particulier que suscite le produit. Enfin, les ouvrières bénéficient d’un contexte politique dans lequel François Hollande (soit directement, soit par l’intermédiaire d’Arnaud Montebourg) puis Nicolas Sarkozy cherchent à se poser en « sauveurs » mettant en avant, chacun à leur tour, plusieurs repreneurs potentiels.Mais, surtout, ce que cette victoire souligne, c’est que c’est possible de gagner, y compris dans un contexte de crise car des repreneurs, il y en a. Les ouvrières n’ont pas envisagé la reprise de l’entreprise ou même la création d’une Scop, considérant que ce choix les conduirait sans aucun doute à une fermeture dans quelques années. Elles ont opté pour le repreneur et pour l’emploi. La question de la prime n’a pas été mise en avant et elles étaient bien décidées à se battre jusqu’à la fin de la présidentielle s’il le fallait. Leur détermination et leur unité les a conduites à la victoire. Maintenant, elles font bénéficier d’autres salariés en lutte de leur popularité. Conscientes d’être devenues « le symbole du refus des délocalisations et de la désindustrialisation »14, elles vont soutenir les salariés de Delbard (entreprise horticole de 124 salariés au nord de l’Auvergne) contre les licenciements : « Delbard-Lejaby même combat pour obtenir le même résultat : un emploi pour tous. »15
Lisbeth Sal
1. Entretien de Bernadette, Huguette, Sylvanna et Raymond, réalisé le 14 février 2012 à Yssingeaux.2. Entretien de Bernadette, Huguette, Sylvanna et Raymond, réalisé le 14 février 2012 à Yssingeaux.3. Leparisien.fr, 12 avril 20104. Gallot (F.), De l’attachement des ouvrières au produit de leur travail, Contretemps n°10, 20115. Les pieds sur terre, France culture, Lejaby 2, diffusé le 11 octobre 2010, « Des hauts et des bas » 6. Sur les 142 ouvrières qui ont perdu leur emploi en 2010, seules près de 10 % ont pu se reclasser, Le Progrès, « Les ex-Lejaby réclament des solutions industrielles pour les autres sites », le 10 février 20107. Déclaration de la délégation de salariées de Lejaby Yssingeaux reçues à l’Élysée, vendredi 3 février 20128. Libération, Pascale Nivelle, « Le cœur près du bonnet », le 28 janvier 20129. Intervention de Bernadette durant l’AG du 14 février 2012, Yssingeaux.10. L’éveil, Julien Bonnefoy, mercredi 1er février11. « Une usine occupée par des femmes, c’est très rare », explique Raymond Vacheron. 12. Depuis les années 1968 au moins, les grèves de femmes avec occupation sont nombreuses, et chaque fois, cela surprend et les médias comme les responsables syndicaux insistent sur la rareté du phénomène ce qui pèse sans aucun doute sur la popularité du mouvement. 13. « Le cœur près du bonnet » (Libération, 28 janvier 2012), « Lejaby au 36e dessous » (Le Monde, 20 janvier 2012) « Derniers soutiens-gorges pour la forme » (Le Progrès, Lyon, 5 février 2012).14. Intervention de Bernadette Pessemesse, déléguée syndicale CGT Lejaby Yssingeaux, à Montluçon le 17 fevrier 2012. 15. Intervention de Bernadette Pessemesse, déléguée syndicale CGT Lejaby Yssingeaux, à Montluçon le 17 fevrier 2012.