Entretien. Après la disparition de Simone Veil, nous avons rencontré Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes, pour parler de la lutte pour le droit à l’avortement et de son actualité.
Peux-tu revenir sur le contexte – on l’imagine rétrograde – du début des années 1970, au moment même de la lutte qui a abouti ensuite à la loi de 1975 dite loi Veil ?
Au niveau de l’avortement, c’était la loi de 1920 votée par une chambre « bleue horizon » qui était encore en vigueur : interdiction de tout avortement et de toute propagande en sa faveur, afin de repeupler la nation. Toute la droite restait donc très rétive à l’avortement. Les représentations de « la femme » étaient tout à fait traditionnelles : elles devaient rester à la maison pour s’occuper des enfants, la pression de l’église réactionnaire était très importante…
Ce qui était révélateur de la période, c’est que par exemple la loi Neuwirth sur la contraception va être votée en 1967… mais les décrets d’application ne sortiront qu’en 1972.
Il y avait évidemment une grande masse d’avortements clandestins. Les femmes qui avaient de l’argent avortaient en Suisse dans de bonnes conditions. Les autres le faisaient dans de bien piètres conditions, avec des conséquences médicales qui pouvaient être graves pour la santé. Mais de toute façon, une femme qui voulait avorter le faisait.
Ces derniers jours, on a à juste titre rendu hommage au courage personnel de Simone Veil qui s’est en particulier affronté à son propre camp, mais on a très peu abordé la mobilisation – pourtant essentielle – en faveur de l’avortement, avec en particulier le rôle joué par le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception)…
On était quelques années après Mai 1968 où il n’y avait pas eu de mouvement féministe à proprement parler. Symboliquement, le point de départ du Mouvement de libération des femmes (MLF) est le dépôt d’une gerbe à la femme du soldat inconnu à l’Arc de triomphe en août 1970. En avril 1971 est publié dans le Nouvel observateur le Manifeste des 343 femmes qui déclarent avoir avorté, un premier geste de désobéissance civile : aucune signataire n’est poursuivie. Il y a ensuite en octobre et novembre 1972 le procès de Bobigny, où une jeune fille de milieu ouvrier, Marie-Claire, est poursuivie pour avoir avorté après un viol, ainsi que sa mère, la « faiseuse d’ange » et deux femmes qui les ont aidées. L’avocate est Gisèle Halimi, et le procès devient un procès politique où est revendiqué l’avortement. Le verdict en demi-teinte est quasiment considéré comme une victoire : Marie-Claire et les deux femmes qui l’ont aidée sont relaxées et personne ne subit de prison ferme. Enfin, en février 1973, sort le Manifeste des 331 médecins qui déclarent avoir pratiqué des avortements, nouveau geste de désobéissance civile.
Dans la foulée, en avril 1973, est constitué le MLAC, en particulier pour assurer une protection au cas où il y aurait des inculpations de médecins. C’est lui qui sera le principal acteur de la mobilisation, une force très unitaire composée de féministes, d’avocates, du Planning familial, d’une bonne partie des organisations d’extrême gauche, de la MNEF, de la CFDT… Il y avait entre 300 et 400 comités, autonomes entre eux, sur tout le pays : on revendiquait le droit à l’avortement, on en pratiquait par la méthode Karman (par aspiration), on organisait des départs collectifs à l’étranger, notamment en Angleterre, pour avorter… Il y a aussi eu un film, interdit mais qui a circulé dans toute la France, Histoire d’A, pour montrer un avortement par la méthode Karman.
Et bien évidemment, il y a eu aussi de grandes manifestations. C’était un grand mouvement social de fond.
Du coup, le pouvoir est obligé de répondre, et donc de changer la loi.
Le 26 novembre 1974, quand Simone Veil prononce son premier discours à l’Assemblée nationale, avant de mettre en avant la question des femmes en détresse, les avortements clandestins, elle dit d’abord que la loi de 1920 est bafouée et qu’il faut rétablir l’ordre. En tant que femme de droite, elle était prise en étau entre un grand mouvement social et la droite réactionnaire. Le pouvoir a donc été obligé de légiférer. C’est dans ce contexte qu’elle a pu affronter, à l’Assemblée et en dehors, les fachos.
La loi de 1975 est une loi de compromis, très restrictive. Elle est votée cinq ans à l’essai et en 1979, il a fallu redescendre dans la rue. L’avortement n’est pas remboursé. Le délai très court est à dix semaines, neuf si on enlève la semaine de réflexion incompressible après les entretiens préalables obligatoires. Il y a des restrictions pour les étrangères qui doivent être résidentes depuis au moins trois mois pour pouvoir avorter. Pour les mineurEs, il faut l’autorisation des parents, et il y a une clause de conscience spéciale pour les médecins.
Il a donc fallu améliorer cette loi par la suite. On s’est donc remobilisé dans la rue en 1979 pour confirmer la loi, avec deux manifestations (une mixte et une non-mixte), avec un réel risque de retour en arrière. En 1982, il a fallu arracher au gouvernement de gauche le remboursement de l’avortement, Bérégovoy, alors ministre des Affaires sociales, était contre l’avortement. Et plus tard, on a obtenu de nouvelles améliorations en 2001 et 2014.
L’IVG est donc un droit qui existe aujourd’hui en France, mais quelles menaces planent sur celui-ci ?
La menace la plus importante est liée à la restructuration hospitalière, avec la loi HPST (Hôpital, patients, santé, territoires). Elle a restructuré l’hôpital public, en fermant notamment des maternités de proximité dans lesquelles se trouvent souvent les CIVG (Centre d’interruption volontaire de grossesse). De fait, cela pose des problèmes pour avorter. On réclame donc l’ouverture de centre IVG, la levée de la clause de conscience des médecins, et un accroissement des délais, même si on est passé à douze semaines.
Il reste aussi évidemment l’épée de Damoclès : les militants anti-avortement qui n’ont jamais lâché, rentrant dans les CIVG, s’enchainant, détruisant les dossiers... La Cadac (Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception) a bien obtenu un délit d’entrave à l’IVG, mais dernièrement il y a encore « les Survivants », Xavier Dor et SOS Tout petit, ou Sens Commun. Soutiens de Fillon, ceux-ci sont une émanation de la Manif pour tous et ont choisi dans le cadre de la mobilisation contre le mariage de ne pas affirmer leur opposition à l’avortement… Mais ils sont bien entendu contre. Ceci dit, c’est complexe : Marine Le Pen, pour obtenir des suffrages féminins indispensables, a enlevé dans son programme présidentiel de 2017, toute référence à l’avortement… Tout en disant qu’elle enlèverait le délit d’entrave numérique à l’avortement si elle devenait présidente !
Au-delà de nos frontières, on voit que la mobilisation pour le droit à l’avortement reste aussi une nécessité. Quelles perspectives ?
En 2014, il y a eu une sérieuse menace sur le droit à l’avortement en Espagne, avec une riposte d’abord dans le pays puis dans toute l’Europe. À Paris, il y a eu 30 000 manifestantEs le 1er février 2014. Dernièrement, on s’est aussi mobilisé en Pologne où le gouvernement veut réduire une loi pourtant déjà très restrictive. Il y a des pays comme l’Irlande ou Malte où cela reste interdit, et beaucoup de pays où il y a tout types de menaces liées à l’austérité, comme en France. L’avortement n’est pas du ressort de l’Union européenne mais des législations nationales. C’est une question qui n’est pas dans la charte des droits fondamentaux.
De ces manifestations de soutien est né un appel, une pétition internationale, avec, autour du 28 septembre, des mobilisations dans toute l’Europe. En particulier, il y aura une grande manifestation à Bruxelles le 28 septembre, journée internationale de lutte pour l’avortement, avec des délégations venues de toute l’Europe. Au-delà, la question des perspectives, notamment pour 2018, année d’élections européennes, reste posée.
Propos recueillis par Manu Bichindaritz