Le 24 avril 2015 marque le 100e anniversaire du début du génocide arménien. Face au déni de l’État turc, les historiens ont mené une bataille pour faire triompher une vérité aujourd’hui indiscutable : la destruction des Arméniens d’Anatolie a été conçue, planifiée et exécutée méthodiquement. Cet article tente de cerner les causes de ce génocide et les enjeux actuels de sa reconnaissance.
Le 22 août 1939, Hitler confiait aux chefs de ses armées qu’il entendait semer la mort parmi les populations civiles polonaises, avant d’ajouter : « Après tout, qui parle aujourd’hui de l’anéantissement des Arméniens ? ».
En effet, après les procès intentés par Istanbul aux principaux responsables des politiques d’extermination, dans l’immédiat après-guerre, en 1919-1922, sous pression des puissances victorieuses, le génocide arménien est vite tombé dans l’oubli. Depuis la fondation de la Turquie kémaliste, en 1923, la version officielle d’Ankara n’a en effet pas varié : les Arméniens sont tombés victimes des rigueurs de la guerre, d’épidémies fatales et d’actes de violence isolés. L’Etat ottoman n’aurait donc eu aucune responsabilité dans cette hécatombe.
La mécanique du génocide
Dès l’été 1914, avant même l’entrée en guerre de la Turquie, le 26 septembre, de nombreux témoins estiment que les Arméniens d’Anatolie sont menacés d’anéantissement par le gouvernement jeune-turc du Comité union et progrès (CUP), au pouvoir depuis 1908. La mobilisation générale marque en effet le début d’une surveillance généralisée de cette minorité, soupçonnée de sympathies pour l’Empire des tsars, tandis que ses villages sont soumis à une oppression de plus en plus brutale : taxation arbitraire, confiscations, perquisitions, saisies d’armes, notamment celles des organisations révolutionnaires. Dans les zones frontières avec la Russie, des unités spéciales, composées de réfugiés musulmans des Guerres balkaniques (1912-13) et de repris de justice, mis en place par le CUP et soumis aux ordres de l’armée, se lancent dans une première vague de massacres et de déportations sélectives des Arméniens, accusés de collaborer avec l’ennemi.
La défaite de Sarikamis (N-E de l’Anatolie) contre les armées du tsar (fin 1914 – début 1915) pousse ensuite à une radicalisation extrême de ces politiques, les Arméniens étant considérés comme un obstacle majeur à la résistance commune des populations musulmanes d’origine turque contre l’expansion russe. C’est dans ce contexte, qu’en mars 1915, le CUP prend la décision d’organiser la déportation et l’anéantissement de la totalité de la population arménienne d’Anatolie. Les gouverneurs locaux vont recevoir du ministère de l’Intérieur un ordre chiffré ordonnant la déportation des civils, tandis que la direction du parti leur communique oralement la consigne d’exécuter sommairement les hommes qui ne sont pas enrôlés dans l’armée. De leur côté, les soldats arméniens sont désarmés et assassinés, tout comme les hommes plus jeunes ou plus âgés engagés dans les bataillons du travail (terrassiers, porteurs, etc.).
Il est impossible de dénombrer les victimes, forcées de creuser leurs tombes avant d’être abattues aux abords immédiats de leur village, ou embarquées sur la mer Noire pour y être noyées. La déportation systématique commence en revanche en mai-juin 1915, dans les provinces orientales, suivie par celle des provinces centrales et occidentales. Des centaines de milliers d’Arméniens, rescapés des massacres in situ, sont ainsi contraints à une longue marche vers le sud : ceux qui ne sont pas tués en chemin par les gendarmes ou des populations hostiles, encouragées à piller leurs maigres biens, ou qui ne meurent pas d’épuisement ou de faim, sont regroupés dans des camps de concentration dans la région d’Alep, avant d’être repoussés vers le désert où une mort certaine les attend. Compte tenu des survivants en exil, des convertis de force et des rescapés, les estimations du nombre total de morts oscillent entre 0,5 et 1,5 million (0,8 million selon le ministre de l’Intérieur de l’immédiat après-guerre), sur une population totale de quelque 2,1 millions d’individus.
La rationalité du génocide
Du point de vue de l’Etat ottoman, le génocide arménien répond donc à une volonté désespérée de sauver par tous les moyens une entité politique « turque » face aux plans de partition de l’Empire, que la Russie et les puissances occidentales envisagent de plus en plus ouvertement. Après les indépendances nationales grecque (1830), bulgare, serbe, monténégrine, roumaine (1878) et albanaise (1912), ce sont les territoires arabes qui menacent de faire sécession, sans doute sous la tutelle coloniale européenne. Quelques années plus tard, au lendemain de la révolution d’Octobre, les puissances victorieuses vont même tenter de se partager territoires et zones d’influence en Anatolie, appuyant subsidiairement une Arménie, voire un Kurdistan, partiellement indépendants. Dans une telle hypothèse, l’Empire pourrait se voir réduit à un Etat croupion turc, au centre-nord de l’Anatolie.
Confronté à ces périls, le CUP envisage la possibilité d’une expansion compensatoire vers l’Est, nourrie par un projet panturc ou panislamique, en direction du Caucase, de l’Azerbaïdjan, du nord de l’Iran et de l’Irak. Et c’est avec cet espoir, qu’il décide d’entrer en guerre, en septembre 1914, aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Ce projet sera cependant rapidement frustré par les défaites de l’armée ottomane contre la Russie, dès le début de la Première guerre mondiale. C’est alors, dans ces conditions particulières, qu’une bataille à mort s’engage pour le contrôle de l’Anatolie orientale, que le gouvernement d’Istanbul va mener notamment en déportant les populations arméniennes chrétiennes, au profit de grands propriétaires et de colons musulmans. Dès le printemps 1915, comme nous l’avons vu, cette politique sera généralisée à toute l’Anatolie, débouchant sur un véritable génocide.
Les raisons d’une amnésie
En 1918, l’Empire a perdu 85 % de sa population et 75 % de son territoire de 1878. Le nouveau gouvernement ottoman, dominé désormais par des éléments hostiles au CUP, compte cependant éviter la partition des territoires encore sous son contrôle en acceptant de poursuivre, de juger et de condamner les responsables du génocide arménien. Dès juin 1919, après l’occupation d’Istanbul par les Français, les Anglais et les Italiens, puis celle d’Izmir par les Grecs, Mustafa Kemal regroupe les forces nationalistes au centre de l’Anatolie, rassemblant autour de lui une bonne partie des militants jeunes-turcs, après la dissolution de leur parti en 1918. Il établit ainsi un second pouvoir à Ankara, qui ne se distancie pas immédiatement des poursuites judiciaires engagées par Istanbul contre les dirigeants du CUP, ordonnateurs directs du génocide.
Ensemble, pendant une brève période, Istanbul et Ankara acceptent donc de poursuivre les chefs unionistes et les responsables gouvernementaux, pour autant que seuls les personnes directement impliquées dans la planification et l’exécution des massacres soient jugés (la grande majorité des militants du CUP ne sont donc pas concernés), qu’ils aient à répondre devant une juridiction nationale, et que l’intégrité territoriale de l’Anatolie ne soit pas remise en cause. Mustafa Kemal va alors jusqu’à reconnaître le chiffre, articulé par Istanbul, de 800 000 Arméniens tués, attribuant toutefois cet anéantissement de masse à des cercles gouvernementaux très restreints.
Dans ce contexte, la priorité donnée par les puissances européennes victorieuses aux objectifs coloniaux du Traité de Sèvres (août 1920), qui prévoit la partition de l’Empire Ottoman (y compris de l’Anatolie), justifie aux yeux de larges secteurs populaires la phase offensive de la guerre d’indépendance turque, conduite par Mustafa Kemal contre les forces grecques, dès le début de l’année 1921, avec le soutien de la jeune Union soviétique. Ceci d’autant plus, que les principaux leaders européens justifient le partage de l’Anatolie par une volonté de « punir » les Turcs. Entre-temps, la résistance d’Ankara s’est aussi radicalisée politiquement, déclarant ouvertement son adhésion à un projet républicain. Ceci va l’amener à promouvoir par le haut, de façon accélérée, sous le feu de l’ennemi, les bases d’un nationalisme turc, jusqu’ici balbutiant, qui fait certes référence à des appartenances plus vastes – l’islam, l’ottomanisme, le panturkisme –, mais se définit désormais par rapport à un territoire arbitrairement délimité par les circonstances, l’Anatolie, qui va devenir la Turquie.
C’est dans ces conditions particulières que le kémalisme va abandonner très vite ses déclarations initiales en faveur du jugement des responsables du génocide ou des droits des minorités chrétiennes. La victoire finale de ses troupes, à l’automne 1922, ouvre au contraire la voie à une attitude négationniste durable du nouvel Etat par rapport à la destruction des Arméniens d’Anatolie. En effet, la république se définit dès lors comme un Etat homogène sur les plans religieux, national et social. Elle est l’expression de la seule nation turque, en réalité majoritaire (les Kurdes sont présentés comme les « Turcs des montagnes »), « représentée » par son parti unique. Ses ressortissants appartiennent à la seule religion musulmane, même si les manifestations sociales de celle-ci sont désormais strictement codifiées par le pouvoir. Enfin, ses citoyens ne connaissent aucune division de classe, ce qui permet à sa nouvelle bourgeoisie d’Etat, épaulée par l’armée, d’interdire la formation de syndicats et de partis ouvriers indépendants.
Reconnaître le génocide arménien : un enjeu actuel
Comme l’a montré le politologue Benedict Anderson, les nations sont toujours des « communautés imaginées ». Celle des Turcs anatoliens l’a été en temps de guerre, dans le cadre de l’effondrement d’un vieil empire multinational, sous la menace d’un projet de partition colonial particulièrement cynique, prétendument justifié, du moins en partie, par la « réparation » du génocide arménien. Depuis les années 1990, avec l’implosion de l’URSS, et plus récemment, avec l’effondrement des Etats syrien et irakien voisins, la Turquie se confronte à une sérieuse crise d’identité. C’est pourquoi, la reconnaissance du génocide arménien, comme celle des droits nationaux du peuple kurde, sont d’une importance cruciale pour permettre à la société de ce pays de développer un ordre démocratique fondé sur l’exercice des droits populaires, permettant par là aussi l’expression des revendications et des aspirations de classe des travailleurs.
Pour les gauches internationales, l’exigence de la reconnaissance du génocide arménien est inséparable de la défense intransigeante des libertés démocratiques en Turquie, face à un Etat toujours tenté par des méthodes autoritaires. Elle suppose en même temps le soutien inconditionnel des droits nationaux du peuple kurde, comme des droits politiques et syndicaux des masses laborieuses de l’ensemble du pays. De telles exigences devraient aussi aller de pair avec la dénonciation des visées impérialistes des vainqueurs de la Première guerre mondiale, qui portent une responsabilité indirecte dans la commission du génocide arménien. En même temps, le règlement socialiste de « la question d’Orient » (nom donné par les chancelleries occidentales du 19e siècle à leurs rivalités coloniales) est aujourd’hui inconcevable sans le triomphe des aspirations démocratiques et sociales des peuples de l’ancien Empire ottoman, de la Syrie à la Palestine, du Bahreïn au Yémen, de l’Egypte à la Tunisie.
C’est pour cela que les gauches et les mouvements populaires internationaux doivent soutenir sans réserve les mobilisations révolutionnaires des peuples du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, qui ne disposent d’aucun autre allié face aux forces de la contre-révolution : les impérialismes US, européens et russe, les Etats iranien et turc, L’Arabie Saoudite et les autres pétromonarchies, l’islam politique réactionnaire et le jihadisme meurtrier. Pour cela, il leur faut abandonner une lecture des conflits réduite à la confrontation d’Etats et de camps pour partir avant tout des contradictions sociales fondamentales qui les alimentent, et des forces populaires qui, en combattant les différentes formes d’oppression, œuvrent véritablement à leur émancipation. Comme le disait Rosa Luxemburg, en octobre 1896, dans un article en défense d’un point de vue socialiste indépendant sur les luttes nationales en Turquie :
« Ce n’est pas un hasard si, dans les questions abordées ici, des considérations pratiques ont conduit aux mêmes conclusions que nos principes généraux. Car les objectifs et les principes de la social-démocratie dérivent du véritable développement social et se fondent sur lui ; ainsi, dans les processus historiques, il doit, dans une large mesure, apparaître que les événements apportent finalement de l’eau au moulin social-démocrate et que nous pouvons nous occuper de nos intérêts immédiats du mieux possible, tout en conservant une position de principe. Un regard plus approfondi sur les événements, rend donc toujours superflu à nos yeux le fait que des diplomates interviennent dans les causes des grands mouvements populaires et de chercher les moyens de combattre ces mêmes diplomates par d’autres diplomates. Ce qui n’est qu’une politique de café du commerce.1 »
Article publié par Contretemps.eu. L’original a été publié en espagnol sur le site vientosur.info.
- 1. Rosa Luxemburg, « Social-démocratie et luttes nationales en Turquie », octobre 1896.