Retour sur le passé – et le futur ? – à l’occasion du 40ème anniversaire de la mort au combat, sous les balles de la dictature de Pinochet, de Miguel Enríquez, secrétaire général du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR)…
Il y a 40 ans, le 5 octobre 1974, Miguel Enríquez était assassiné los d’un combat inégal, rue Santa Fe à Santiago, contre les services secrets de la dictature du général Pinochet. Récemment, dans la capitale chilienne comme dans le reste du pays, ont été organisés par plusieurs collectifs politiques, organisations sociales et revues (comme le bimensuel Punto Final :
www.puntofinal.cl) des commémorations, présentations de livres ou meetings, non seulement en mémoire du dirigeant révolutionnaire que fut Miguel, mais aussi au nom de tous les résistant-e-s qui ont lutté contre la Junte.
Le MIR est né le 15 août 1965 de la confluence de plusieurs courants révolutionnaires (trotskystes, guevaristes, chrétiens révolutionnaires, ex-socialistes ou communistes) qui critiquaient le parlementarisme et l’électoralisme du PC chilien. A partir du 3ème Congrès de 1967, une nouvelle génération, en partie issue du milieu étudiant de la ville de Concepción, prit le contrôle de la direction, et finit par écarter (et même expulser en 1969) la plupart des vieux dirigeants ainsi que l’opposition trotskyste (dont l’historien Luis Vitale).
Le MIR se réorienta alors davantage vers une perspective politico-militaire proche du castrisme : diverses actions spectaculaires et « expropriations » de fonds bancaires obligèrent d’ailleurs ses militants à passer à la clandestinité. Avec l’élection de Salvador Allende en 1970 et le retour à la légalité, le MIR – bien que ne comptant que quelques milliers de militant-e-s – devint l’une des principales organisations révolutionnaires du pays, avec un écho non négligeable au sein du mouvement ouvrier.
Face au processus pré-révolutionnaire, il dénonça vertement le réformisme de l’Unité populaire, tout en soutenant de manière critique les mesures gouvernementales les plus avancées et en suspendant ses opérations armées. A partir du coup d’Etat de septembre 1973, le MIR fut l’une des premières organisations de la gauche à entrer en résistance, tentant de déployer, dans des conditions très difficiles, sa stratégie de « guerre populaire prolongée ». Les années 1985-87 seront celles de la division entre plusieurs tendances (« MIR historique », « MIR politique » et « MIR militaire ») et de la dissolution, sans même avoir organisé de Congrès national.
Aujourd’hui, plusieurs collectifs et petites organisations se réclament de l’héritage révolutionnaire miriste. Afin de faire un bref bilan de cette histoire qui a fortement influencée les débats stratégiques des gauches révolutionnaires au 20ème siècle, nous avons échangé avec Igor Goicovic Donoso, historien de l’Université de Santiago (USACH), spécialiste des questions de violence politique et ex-militant du MIR dans les années 1980.
Par Franck Gaudichaud
Entretien avec Igor Goicovic Donoso1
Pourrais-tu, en quelques mots, nous raconter ton expérience personnelle au sein du MIR ?
Ma formation initiale, plus culturelle que politique, s’est faite au Parti socialiste (tendance « Almeyda »). Je venais d’une famille socialiste et d’une région (la province de Choapa) dans laquelle le PS a été historiquement la principale force politique. C’est avec cette formation que je suis arrivé en 1980 à l’Université catholique de Valparaiso. Mais à partir de 1982, mon engagement de militant au PS a commencé à faiblir. Je remettais beaucoup le parti en question, surtout le fait qu’il ne se définisse pas clairement politiquement ; par exemple, en ce qui concernait la préparation et le développement de « l’insurrection populaire des masses » contre la dictature.
J’ai alors commencé à soutenir les actions que les camarades du MIR développaient au travers des « milices de la résistance populaire » ; principalement dans le domaine de la propagande et de l’agitation. Mais en 1984, j’ai été arrêté par la CNI (police politique de la dictature) et ai passé deux ans à la prison de Valparaiso. En prison, j’ai fait partie du collectif des prisonniers du MIR et pendant une période j’ai même dû assumer la représentation de l’Organisation des prisonniers politiques (OPP). En sortant de prison, j’ai rejoint l’université et des tâches de représentation publique du MIR m’ont été assignées. J’ai été dirigeant étudiant jusqu’en 1988.
C’est durant cette période que j’ai aussi assisté à la division du parti. Bien que très critique envers tout ce qui s’y passait (je considérais qu’il s’agissait d’une crise de direction), je suis resté loyal envers le parti et j’ai suivi la ligne que dirigeait Andrés Pascal Allende2. J’ai aussi été témoin, postérieurement, de l’éclatement de l’organisation, en 1986-1987. J’ai alors milité dans l’une de ses micro-fractions jusqu’en 1992. Cette année-là, une forte répression dans le sud du pays a fini par démanteler notre groupe.
En tant qu’historien, quelles étapes principales et évènements mettrais-tu en exergue concernant la trajectoire du parti ?
Je pense qu’il existe quatre périodes fondamentales dans l’histoire du MIR et que ces quatre périodes rendent compte de l’existence de quatre partis distincts. La première étape, qui va de 1965 à 1967, correspond à l’étape de formation du parti où prédomine, par-dessus tout, l’influence trotskyste. Une seconde étape, qui va du 3ème congrès (1967) jusqu’à l’affrontement de Malloco (octobre 1975)3, est celle où s’affirme l’influence de la tendance « castro-guévariste » et se forme la direction collective dirigée par Miguel Enríquez. Le MIR se déploie alors en cherchant à conduire le processus révolutionnaire (époque du gouvernement Allende – 1970-1973), ceci jusqu’à la première phase de la résistance à la dictature (1973-1975). Mais ce parti, à mon avis, commence à disparaître avec la mort de Miguel (octobre 1974) et le départ à l’étranger de la direction du parti qui s’ensuit (1975) .Après cela, se produit une grande dispersion des militant-e-s (aussi bien au Chili qu’en exil) et beaucoup de ces cadres cessent définitivement de militer.
La troisième étape a commencé fin 1975, avec la constitution de différents noyaux de reconstruction du parti. Elle s’est renforcée avec l’Opération Retour (1978)4, puis s’est étendue avec le recrutement de nouveaux cadres, spécialement chez les jeunes, les « pauvres des villes » et les travailleurs précaires. Se constitue alors un nouveau parti, celui des frères Vergara Toledo et d’Aracely Romo5. Ce parti sera, jusqu’en 1984, celui qui supportera tout le poids de la lutte antidictatoriale. La dernière étape, qui commence avec la crise interne de 1986, surprend le MIR dans un état d’une extrême faiblesse. L’ampleur de la répression a fait éclater sa structure et obstrué la relation du parti avec le mouvement de masse. L’organisation s’est fragmentée, mais c’est aussi dans cette même situation que naissent les bases de ce que l’on appelle aujourd’hui la « culture miriste », qui a imprégnée – parfois de manière diffuse – de larges mouvements politiques et sociaux au Chili.
Après sa fondation, où participèrent plusieurs courants révolutionnaires, le MIR s’est centré davantage sur une perspective stratégique politico-militaire influencée en partie par l’expérience cubaine : quelles en étaient les idées centrales et les axes théoriques ou idéologiques ?
Il est évident qu’au sein de la tendance dirigée par Miguel Enríquez, il existait une claire influence idéologique, politique et éthique de la révolution cubaine. On peut affirmer que pour cette génération, la révolution cubaine a constitué un « appel » qui exigeait un engagement révolutionnaire. Mais Miguel et cette génération ont toujours su que les conditions historiques du processus révolutionnaire chilien et, spécialement, celles de la construction de la gauche, possédaient des spécificités propres. C’est ainsi qu’on peut expliquer le rejet de la théorie du foyer de guérilla de Régis Debray
Les thèses politico-militaires du MIR, jusqu’en 1973, posaient comme condition l’accumulation de forces sociales, politiques et militaires pour le déploiement d’une guerre insurrectionnelle des masses. C’est-à-dire que la composante fondamentale du cadre stratégique était constituée par les travailleurs et par le peuple. De là, la politique du MIR durant la période la plus importante de la lutte des classes (1970-1973), qui visait à se construire comme une « avant-garde révolutionnaire » au sein du mouvement de masse, sans renoncer à l’action directe.
Mais cette action était comprise comme le déploiement de formes de luttes, légales, semi-légales et illégales, dans un contexte ouvert d’affrontement de classe. Les occupations de terrains, les réappropriations de terres en déplaçant les clôtures, les occupations d’usines, les affrontements avec les groupes de choc de la droite et de la Démocratie chrétienne, l’auto-défense face à la violence d’Etat, constituent les meilleures expressions de ce processus. Des avancées qui ne furent certes pas suffisantes : le MIR n’a pas réussi à se consolider en tant « qu’avant-garde révolutionnaire » orientant l’ensemble du mouvement populaire ; il n’a constitué que le secteur le plus radical de ce mouvement.
Quel genre de parti a finalement incarné le MIR ? On dit souvent que c’était un parti de « révolutionnaires professionnels », on fait aussi remarquer la forte hiérarchie et le manque de démocratie interne. En analysant cette histoire avec du recul, quelles furent, selon toi, ses principales difficultés et faiblesses ?
Tout d’abord, il faut souligner comme je l’ai déjà dit qu’il existe au moins trois MIR et une continuité culturelle. De ces trois MIR, deux peuvent s’identifier directement avec la trajectoire initiale : l’un est le MIR dirigé par Miguel Enríquez et qui se prolonge quelques années après sa mort, en 1974. Ce parti peut effectivement être appelé « parti de cadres », avec une direction amplement reconnue, et un travail de masse important du fait de la création de ce qu’on appelait les « fronts intermédiaires ». Ensuite, il y a le MIR qui a mené les luttes de la résistance antidictatoriale, spécialement entre 1978-1984. Ce second MIR est également un parti de cadres révolutionnaires, il se voit dans l’obligation de passer à la clandestinité et affronte de dures mesures répressives. Dans un tel contexte, le processus de formation des militants professionnels est plus complexe et les « pertes » (morts, exils, emprisonnement), en comparaison avec la génération précédente, sont plus importantes. Mais, malgré cela, grâce à leur engagement et volonté révolutionnaire, ces militant-e-s ont su se confronter à un panorama politique bien plus dur que celui des années 1970-1973.
Aussi bien avant qu’après le coup d’Etat, les exigences de la conjoncture politique et l’héritage idéologique du « centralisme démocratique » ont effectivement favorisé la construction d’un parti fortement centralisé où la démocratie interne était réduite. Il est probable qu’aujourd’hui, ce modèle d’organisation et de direction politique serait bien peu adéquat. Mais le modèle léniniste de parti du MIR était celui qui était disponible pour les révolutionnaires des années 1960, 70 et 80. Et c’est dans ce type de parti que nous avons décidé d’entrer : personne ne nous y a obligés… Prétendre évaluer (et même critiquer) ces pratiques politiques avec les paramètres du contexte politique actuel ne me semble pas juste.
40 ans après sa mort au combat, de nombreux jeunes revendiquent encore la figure de Miguel Enríquez : quelles sont les principales leçons que nous laisse en héritage cette génération de militant-e-s anticapitalistes chilen-ne-s ?
L’héritage est vaste et peut s’observer dans de multiples dimensions : politique, sociale, culturelle, esthétique et éthique. Sur le plan politique, il y a plusieurs aspects sur lesquels on peut insister. D’une part, le contenu du programme du MIR : cette organisation a proposé au Chili, et a lutté en conséquence, la construction du socialisme. Aujourd’hui, dans une période où les alternatives au capitalisme se mettent en place de façon diffuse, beaucoup de jeunes et d’organisations proposent à nouveau la nécessité de cette construction. Quel type de socialisme ? Nous ne le savons pas ; mais la discussion sur ses contenus et orientations est une demande fondamentale de notre époque. Et dans ce cas précis, les militant-e-s du MIR et son programme ont encore beaucoup de choses à nous dire.
D’autre part, la première génération de miristes, et celle qui s’est formée ensuite dans la lutte contre la dictature, proposent un exemple politique et un défi éthique. Il s’agit de générations militantes dont la générosité et l’engagement les ont conduites à donner leur vie pour leurs idéaux, sans rien demander en échange. Très loin de la classe politique actuelle (ancienne ou plus nouvelle) qui fait de la course aux fonctions publiques une stratégie d’enrichissement et de pouvoir. La stature morale de ces révolutionnaires influence, sans aucun doute, l’attitude politique des militant-e-s anticapitalistes d’aujourd’hui.
Finalement, il est nécessaire d’insister sur l’exigence d’organisation. Beaucoup de personnes, après avoir parcouru les chemins stériles du « mouvementisme », assument désormais le fait que l’organisation politique, la création d’une avant-garde y compris, constituent un élément irremplaçable dans tout processus révolutionnaire. Les expériences historiques victorieuses le démontrent : la Russie, la Chine, le Vietnam, Cuba, le Nicaragua... Cette organisation dotée d’une stratégie révolutionnaire, qui assume les spécificités de la région (Amérique Latine) et du pays (le Chili), doit se construire au sein des travailleurs et du peuple. Elle doit s’adapter également au nouveau contexte historique (néolibéral). Cette leçon dialectique de l’histoire, le MIR l’a construite avec engagement, courage et abnégation.
Notes :
1 Entretien réalisé à Santiago du Chili en octobre 2014. Traduit de l’espagnol (chilien) par Anne Montecinos. Pour une analyse du Chili de l’Unité populaire et des problèmes politiques et stratégiques alors posés aux révolutionnaires, notamment dans le cadre des orientations du MIR, se reporter aux articles de Franck Gaudichaud et François Sabado dans le numéro 46 (septembre 2013) de cette revue.
2 Andrés Pascal Allende, filleul de Salvador Allende, a succédé à Miguel Enríquez comme secrétaire général du MIR jusqu’à la crise interne des années 1980, où il a alors incarné le MIR dit « historique ». Il est aujourd’hui membre du PRO, un parti de centre-gauche fondé par Marco Enríquez Ominami, fils de Miguel.
3 Affrontement au cours duquel une partie de la direction clandestine du MIR a été démantelée (Nelson Gutiérrez, numéro deux de l’organisation, y fut blessé mais parvint à fuir).
4 L’Opération Retour (1977-1979) consistait en la réintégration au Chili de cadres du parti en exil, dans le but de lancer diverses actions de propagande armée et de guérilla (à Neltume notamment, dans le sud du pays). La plupart de ces militants furent assassinés ou arrêtés et torturés.
5 Militants emblématiques de cette génération, issus des classes populaires et assassinés par la dictature.
Pour aller plus loin
• Julián Bastías, Mémoires de la lutte des sans terre. Récit d’un métis chilien, chrétien et agitateur, Variations ed, 2013. En ligne : http://variations.revues… . Témoignage autobiographique d’un militant du MIR, chrétien engagé, révolutionnaire professionnel et organisateur des occupations de terre paysannes des années 1967-73.
• Carmen Castillo, Rue Santa Fé, France/Chili - 2007 - Les Films d’Ici, 2h40, Distribué par Ad Vitam. L’auteure, aujourd’hui cinéaste, raconte avec ce film-documentaire ses derniers jours avec son compagnon et camarade, Miguel Enríquez, mais élabore aussi une réflexion sensible sur l’engagement révolutionnaire et l’héritage du MIR dans le Chili actuel.
• John Dinges, Les Années Condor, comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, La Découverte, Paris, 2005. Investigation sur la répression contrerévolutionnaire, en particulier contre le MIR et la Junte de Coordination révolutionnaire (JCR), coordination intégrée par plusieurs organisations anticapitalistes sud-américaines.
• Franck Gaudichaud (ed.), ¡Venceremos! Analyses et documents sur le pouvoir populaire chilien (1970-1973), Syllepse, Paris, 2013. Recueil de documents et témoignages sur les luttes pour le pouvoir populaire durant le gouvernement Allende.