Publié le Dimanche 8 mai 2016 à 13h00.

Dès 1967, un mouvement qui se cherche

« La France s’ennuie », tel était en février 68 le titre d’un article du Monde écrit par un des meilleurs journalistes de l’époque... Deux mois après, la ténacité étudiante et l’initiative ouvrière changeaient la donne.

Tant du côté de la jeunesse scolarisée que des travailleurs, des indices épars s’étaient amoncelés. Comme l’écrivait Avant-garde jeunesse, le journal de la JCR1 de février-mars 68 : « tous les mouvements sectoriels et locaux, sporadiques, violents, déclenchés un peu partout […] ne sont pas des accidents. Ils sont les symptômes les plus nets d’un mouvement, national, profond, diffus et qui se cherche ».

Les jeunes ouvriers de la SAVIEM

Les mouvements locaux se multiplient à partir du début 1967. En janvier-février, les ouvriers de Dassault à Bordeaux remportent une victoire sur les salaires. En février, ce sont les 3 000 travailleurs de la Rhodiaceta à Besançon qui occupent leur usine. La journée d’action du 13 septembre 67 pour la défense de la Sécurité sociale voit des débordements des défilés syndicaux et des affrontements avec la police au Mans, à Mulhouse et à Lyon.

Le 20 janvier 1968, les syndicats de la SAVIEM (métallurgie) lancent un mot d’ordre de grève d’une heure et demie : la base le juge insuffisant et la grève se généralise tandis que l’usine est occupée. Le 22 janvier, après une agression de jaunes et de CRS, les travailleurs décident d’aller manifester en ville à Caen. Des salariés d’autres usines se joignent à eux : leur manifestation pacifique est chargée par les gendarmes mobiles. Les ouvriers se défendent. Le 26 janvier ont lieu de nouveaux affrontements (200 blessés) : les autorités parlent d’« éléments incontrôlés »... mais tous les jeunes arrêtés sont des ouvriers de la région. 

Malgré la répression policière et patronale, dans les semaines qui suivent, c’est tout l’ouest de la France qui bouge. Dans ces grèves, la base pousse les directions syndicales à durcir leurs mots d’ordre initiaux, des liens de solidarité s’établissent avec la population locale, les jeunes ouvriers résistent à la police…

« Dix ans, ça suffit ! »

Du côté des jeunes scolarisés aussi, un mouvement profond se cherche. Beaucoup d’étudiants sont de façon plus ou moins radicale en rupture avec un régime gaulliste qui, depuis 1958, a modernisé le capitalisme français mais demeure autoritaire et réactionnaire dans sa pratique du pouvoir. En mars 1966, le film la Religieuse de Diderot a été interdit, les cités universitaires ont des règlements archaïques, les universités sont soumises au pouvoir des « mandarins »… Par ailleurs, la guerre d’Algérie, puis celle des USA au Vietnam ont aussi favorisé l’éclosion dans la jeunesse étudiante de courants internationalistes plus militants que l’UEC (Union des étudiants communistes).

À Nanterre, la révolte gronde à la cité universitaire et va se cristalliser le 22 mars après l’arrestation d’un étudiant à la suite d’une action contre la guerre du Vietnam. Le mouvement étudiant s’amplifie et s’élargit à la province tout au long d’avril. Les fascistes multiplient les provocations et, le 2 mai, le gouvernement décide la fermeture de Nanterre. Le 3 mai, suite à un meeting de protestation à la Sorbonne, ont lieu les premiers affrontements avec la police, boulevard Saint-Michel à Paris.

Les jours suivants, face à la réponse policière du gouvernement qui refuse de rouvrir la Sorbonne, les affrontements s’amplifient. Le 10 mai, le Quartier latin se couvre de barricades. L’unité d’action entre ouvriers et étudiants avait déjà donné lieu à des manifestations communes en Bretagne. Au niveau national, c’est après la nuit des barricades le 11 mai, qu’une grève générale et des manifestations sont décidées pour le 13 mai. Il a fallu surmonter les fortes réticences de la direction de la CGT (la CFDT est à l’époque plus ouverte) et surtout de FO. Les manifestations sont gigantesques.

Ténacité étudiante, initiative ouvrière

Les directions nationales des syndicats considèrent qu’elles ont fait leur devoir et que la suite sera plus classiquement revendicative, même si le mouvement étudiant ne désarme pas malgré la réouverture de la Sorbonne. C’est l’initiative des travailleurs qui va changer la donne avec le 14 mai la décision des métallos de Sud-Aviation de Bouguenais (près de Nantes) d’occuper l’usine et de séquestrer la direction. Dans la soirée du 15 mai, le mouvement gagne Renault Cléon2. C’était parti…

Henri Wilno

 

  • 1. JCR : Jeunesse communiste révolutionnaire. Organisation formée en avril 1966, notamment par des militants de l’Union des étudiants communistes exclus par la direction du PCF. Alain Krivine en était un des animateurs.
  • 2. Des militants révolutionnaires de diverses organisations ont joué un rôle au début de ce processus d’extension (cf. Antoine Artous, « Aux origines de l’explosion », Rouge hors série, 1988).