Dans le déferlement d’antimarxisme qui a accompagné l’offensive libérale des années 1980, la stature de Marx restait suffisamment imposante pour que l’on puisse être certain d’un retour en grâce, d’une réhabilitation éditoriale et académique, quitte à en donner une version light, délestée de sa charge subversive. On pouvait même espérer quelque indulgence envers Trotski, en reconnaissance de talents littéraires attestés par son Histoire de la révolution russe, et en fonction de la fascination esthétique que suscite le destin tragique du vaincu.
Mais Lénine ! Son rôle est sans doute le plus ingrat. Celui du vilain de l’histoire, mort trop tôt pour avoir connu les procès et l’exil, suspect d’avoir vaincu, victime d’un culte dont il fut l’idole malgré lui. […]
La notion de « léninisme » est désormais maniée à tort et à travers, sans même rappeler que ce terme a été originellement codifié par Zinoviev lors du Ve congrès de l’Internationale communiste, pour justifier la mise au pas des jeunes Partis communistes sous couvert de bolchevisation […].
Le principal reproche adressé, moins au « léninisme sous Lénine », aux idées réelles de Lénine, qu’à la vulgate du « léninisme » stalinisé, porte sur la conviction a posteriori que la notion d’un parti d’avant-garde portait en germe, dès l’origine, tous les degrés de la substitution de l’appareil au mouvement social réel, et tous les cercles de l’enfer bureaucratique. […]
Pour Lénine, l’histoire des révolutions est « toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, plus ingénieuse que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées ». Il y a à cela une raison profonde : « Les meilleures avant-gardes expriment la conscience, la volonté, la passion, l’imagination de dizaines de milliers d’hommes, tandis que la révolution est – en des moments d’exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines – l’œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion, de l’imagination de dizaines de millions d’hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes ».Extraits de Daniel Bensaïd, Lénine ou la politique du temps brisé, 1997.