Entretien avec Michelle Zancarini-Fournel.
On ne peut s’empêcher de penser au livre d’Howard Zinn lorsqu’on lit votre ouvrage, « Les luttes et les rêves ». Vous a-t-il inspiré ?
J’avais lu la traduction du livre d’Howard Zinn à sa publication en 2002 et je m’étais dit alors qu’il faudrait faire une histoire populaire de la France. Puis j’ai oublié et lorsqu’à l’automne 2014, Grégoire Chamayou, responsable du label Zones à La Découverte, m’a proposé d’écrire une histoire populaire « à la Howard Zinn », j’ai accepté avec joie. Mais je me suis refusée à relire son livre de façon à ne pas le décalquer et à suivre mon propre chemin. J’en avais un souvenir assez vague, sauf que cette histoire du peuple américain commençait en 1492 et sans doute cela m’a conduit à chercher un point de départ significatif pour mon projet qui était d’intégrer à part entière les femmes, les colonisé-e-s et les migrant-e-s, d’où le choix de partir de 1685 aux Antilles et du Code noir.
Qu’est ce qui vous a incité à écrire ce livre ? Le manque d’une histoire de France sur la durée, vue d’en bas, et incluant tous les épisodes liés au colonialisme, qui permet de mieux comprendre le présent ?
Comme je vous l’ai indiqué, il s’agit d’une initiative éditoriale. Mais, je pense aussi que les historiens posent le plus souvent des questions au passé à partir du présent. Or les questions postcoloniales occupent une place importante au 21e siècle. Je suis spécialiste d’histoire sociale des milieux populaires et en particulier de l’histoire des femmes.
Vous avez une documentation d’une richesse incroyable. Comment avez vous fait pour vous procurer tous ces documents ?
Il y a deux sources documentaires de type différent : les études écrites par d’autres historien-ne-s que j’ai lues (en bibliothèque majoritairement) et intégrées dans mon projet, citées dans les notes et dans la bibliographie (en ligne) ; et les archives que j’ai « dépouillées » (essentiellement au second 19e-20e siècle) pour mes propres travaux…depuis près de 50 ans.
Vous parlez beaucoup du rôle des femmes. Il est vrai qu’il est souvent absent de l’histoire, à part quelques épisodes fameux comme la marche des femmes sur Versailles par exemple. Or, il semble que leur rôle ait été vraiment important à toutes les époques.
J’ai effectivement mis leur rôle en valeur, que ce soit dans le quotidien ou dans des actions souvent accomplies au nom du juste et de l’injuste, de la légitimité même s’il ne s’agit pas toujours de la légalité
Votre livre arrive à point nommé à l’heure où l’on entend beaucoup parler d’un récit national, qui souderait la population autour d’une histoire commune. Que pensez vous de cette notion ?
L’accueil rencontré par le livre m’a étonnée ; mais il correspond à un moment d’interrogation sur un « roman national » appelé aussi « récit national », instrumentalisé par des hommes (et femmes !) politiques et par des polémistes qui prônent une histoire largement mythique, linéaire, depuis les Gaulois ou les Francs, marquée par ses origines chrétiennes et une continuité dynastique, qui exclut tout apport différent.
Votre ouvrage montre bien à toutes les époques une tendance vers l’ostracisation de l’autre. Et vous écrivez que « la France n’a jamais voulu se vivre comme une nation d’immigrants », malgré la réalité des vagues d’immigrations. Vous pointez aussi du doigt les poussées xénophobes à diverses époques, liées, dites vous, à la situation économique et à notre passé colonial. Comment analysez vous à cette aune la forte poussée d’un parti comme le Front national ?
Je n’ai pas voulu écrire une « histoire sainte » du peuple ou une histoire militante du mouvement ouvrier. Je n’ai pas caché les poussées conjoncturelles de la xénophobie et de l’antisémitisme dans les milieux populaires.
Le Front national a une histoire complexe et son électorat est diversifié selon les régions. Il assure aujourd’hui une fonction tribunicienne qui était celle du PCF autrefois. La non résolution du chômage de masse, l’accroissement des inégalités et le rejet des responsabilités sur l’Autre, la faillite des politiques de la gauche (comme celles de la droite), tous ces éléments expliquent la poussée électorale (relative) du FN.
Vous remettez en perspective les « Trente glorieuses », en démontant le mythe, ou du moins en enrichissant la réflexion avec les conditions de travail très pénibles et les guerres coloniales. Là aussi, le mythe a la peau dure. Comment l’expliquez vous ? Une aspiration à un âge d’or ?
Le livre de Fourastié intitulé Les Trente glorieuses (dont le titre est plus connu que le contenu !) est sorti en 1979 au moment du second choc pétrolier et de l’installation du chômage de masse et d’une conscience de crise. L’expression a connu un succès foudroyant et sa pérennité signe aussi, jusqu’à une époque récente, un déficit réel d’histoire de la période.
Propos recueillis par Régine Vinon