Publié le Lundi 22 octobre 2018 à 15h54.

Black Lives Matter, cinq ans après

Jason Van Dyke, un policier blanc de Chicago, a été reconnu coupable, le 5 octobre, du meurtre du jeune noir Laquan McDonald, sur lequel il avait tiré à 16 reprises en octobre 2014. Le mouvement Black Lives Matter considère ce verdict comme une victoire, qui n’aurait jamais été obtenue sans les mobilisations et les campagnes de ces dernières années. 

Le 26 février 2012, Trayvon Martin, un adolescent noir de 17 ans, était assassiné d’une balle dans la poitrine par George Zimmerman, un volontaire effectuant une ronde de surveillance dans un quartier de Stanford, en Floride. Interrogé par la police le soir même, Zimmerman est remis en liberté au bout de quelques heures, ce qui déclenche une vague de protestations durant plusieurs semaines. L’étendue de ces protestations, et l’écho médiatique qu’elles rencontrent, qui poussent même Barack Obama à s’exprimer, le 23 mars, sur l’affaire, contraignent le procureur à poursuivre Zimmerman, qui sera inculpé le 29 mai. Plus d’un an plus tard, après un mois de procès, le jury déclare, le 13 juillet 2013, Zimmerman non-coupable de l’ensemble des charges qui avaient été retenues contre lui.  

 

Au commencement était un hashtag

C’est lorsqu’elle prend connaissance de ce verdict, et alors qu’un nouveau tonnerre de protestation se fait entendre, notamment dans les communautés afro-américaines, qu’Alicia Garza, une habitante d’Oakland, militante afro-américaine active dans une association protégeant les droits des travailleurEs domestiques, poste, sur son compte Facebook, un message qui se conclut par : « Black people. I love you. I love us. Our lives matter. » Patrisse Cullors, une autre militante noire, originaire de Los Angeles, investie sur les questions carcérales, transforme le message de son amie Alicia Garza en un hashtag : #BlackLivesMatter. « Les vies noires comptent » : ce court mot d’ordre, percutant, se répand comme une trainée de poudre sur les réseaux sociaux et dans l’espace public, tant il fait écho à la réalité de la condition des communautés afro-américaines aux États-Unis, confrontées aux discriminations, à la relégation sociale, aux violences policières. De simple hashtag, Black Lives Matter va progressivement devenir un mouvement, au départ porté par Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, une autre activiste afro-américaine, qui milite à New York pour la défense des droits des migrantEs. 

Le 9 août 2014, à Ferguson (Missouri), Michael Brown, un jeune noir de 18 ans, est assassiné par Darren Wilson, un policier blanc. Cet énième crime raciste suscite l’indignation, des manifestations et des émeutes éclatent, et le hashtag Black Lives Matter devient un slogan, chanté dans les rues et brandi sur des pancartes. Ferguson sera un véritable catalyseur pour Black Lives Matter qui devient, dans les mois qui suivent le meurtre de Michael Brown, et alors que de nouveaux crimes policiers racistes sont commis, un mouvement d’ampleur nationale, avec des sections locales, des interventions multiples en direction des communautés afro-américaines, des manifestations, des réunions publiques, etc., ainsi qu’un écho médiatique (international) à la mesure de l’indignité de la condition noire aux États-Unis. 

 

Au-delà des violences policières

Dès Ferguson, Black Lives Matter se démarque des organisations et des figures traditionnelles du mouvement des droits civiques. S’il existe un respect pour leurs combats passés, les jeunes générations leur reprochent, entre autres, la tiédeur de leur discours, leur éloignement du « terrain », ainsi que leur légalisme et leur intégration aux institutions étatiques. Black Lives Matter pose rapidement la question du racisme à l’échelle institutionnelle, en dénonçant des « violences d’État » et un « racisme d’État ». Le mouvement, fondé par trois femmes, militantes noires intervenant sur des thématiques diverses (droits des migrantEs, questions carcérales, droits des salariéEs), se revendiquant toutes les trois queer, pose en outre la problématique de la condition noire aux États-Unis dans un cadre intersectionnel, qui dépasse de très loin la seule question des violences policières. C’est ce qu’exprime Alicia Garza en octobre 2014 : 

« Lorsque nous disons que les vies noires comptent, nous parlons de toutes les façons dont les noirs sont privés de leur dignité et de leurs droits humains fondamentaux. [Dire cela], c’est reconnaître que la pauvreté et le génocide des noirs sont une violence d’État. Reconnaître que dans ce pays, le fait qu’un million de noirs sont enfermés dans des cages – soit la moitié de tous les prisonniers – est une violence d’État. Reconnaître que les femmes noires font les frais d’une offensive ininterrompue sur nos enfants et nos familles, et que cette offensive est une violence d’État. Le fait que les queers et les trans noirs portent un fardeau exceptionnel dans une société hétéro-patriarcale qui nous jette comme des déchets tout en nous fétichisant et en faisant du profit sur notre dos est une violence d’État ; le fait que 500 000 noirs aux États-Unis sont des migrants sans papiers et marginalisés est une violence d’État ; le fait que les femmes et les hommes noirs handicapés ou dotés de capacités différentes sont victimes des expériences darwiniennes sponsorisées par l’État pour nous faire rentrer de force dans des petites cases de normalité prédéfinies par la suprématie blanche est une violence d’État. »1

 

« Violence d’État » 

Les violences policières sont donc pensées en lien avec l’ensemble des problèmes, politiques, économiques et sociaux, qui touchent les communautés et les quartiers afro-américains. Comme le souligne Keeanga-Yamahtta Taylor, « dénoncer une "violence d’État" correspond à un décrochage stratégique par rapport à l’analyse conventionnelle qui réduit le racisme aux intentions et aux actions des individus directement impliqués. Parler de "violence d’État" légitime la revendication corollaire d’une "action d’État". Exigeant plus que la révocation de tel agent ou des remontrances à tel service de police, cela attire l’attention sur les forces systémiques qui permettent aux individus d’agir en toute impunité. […] D’une certaine façon, cela démontre que les militantes et militants actuels sont confrontés à des questions semblables à celles que se posaient les radicaux noirs à l’ère du Black Power : des questions liées à la nature systémique de l’oppression des noirs dans le capitalisme états-unien, qui déterminent également les formes d’organisation de la lutte. »2

Contrairement aux organisations traditionnelles des droits civiques, Black Lives Matter s’organise de manière décentralisée, avec la création de dizaines de groupes aux quatre coins du pays, qui jouissent d’une autonomie dans leurs actions et leurs interventions. Les réseaux sociaux sont un support privilégié pour s’organiser, même si la plupart des groupes ne négligent pas, bien au contraire, les campagnes de terrain et les initiatives de rue. Depuis 2014, chaque crime policier raciste et chaque acquittement d’auteurs de ces crimes débouche sur des mobilisations de rue et d’importantes campagnes de protestation. La pression exercée par Black Lives Matter a fait de la question des violences racistes systémiques dans la police un objet incontournable du débat public, et l’activisme du mouvement a inspiré d’autres mobilisations d’ampleur, comme les manifestations de femmes autour du mot d’ordre « Women’s Voices Matter » (« Les voix des femmes comptent »). à rebours des identity politics (voir interview de Laura Raïm), les activistes de Black Lives Matter se joignent en outre à de nombreuses luttes, comme le combat contre le pipeline de Standing Rock, au côté des militants indigènes et écologistes, ou les mobilisations contre les armes à feu, en développant une intervention spécifique dans les quartiers afro-américains3

 

À la croisée des chemins ?

La convergence théorique est donc devenue, de facto, une convergence pratique, et le potentiel anti-système de Black Lives Matter s’est affirmé au cours des années. Cinq ans après le lancement du hashtag, Black Lives Matter a parcouru un long chemin, et peut se targuer d’engranger des victoires, concrètes et idéologiques. Le développement du mouvement l’a toutefois placé devant ses limites et ses contradictions. En privilégiant le développement de groupes « grassroots », c’est-à-dire implantés localement, dans les communautés afro-américaines, et en prônant une stratégie d’ « empowerment » et d’auto-organisation, Black Lives Matter tente de ne pas reproduire les erreurs des mouvements précédents, et notamment du mouvement des droits civiques. Il s’agit notamment d’éviter l’institutionnalisation du mouvement, et les processus de cooptation de ses principales figures. Une stratégie qui a jusqu’ici fonctionné mais qui se traduit par un manque parfois flagrant d’organisation et de structuration, des difficultés de coordination et une perte d’efficacité dans les actions. De même, la volonté d’autonomie financière vis-à-vis des institutions d’État et des partis a conduit Black Lives Matter à se tourner vers des fondations qui, si elles font preuve de générosité, ont prouvé par le passé que leur apparente philanthropie ne faisait guère bon ménage avec trop de radicalité… 

Enfin, et par-dessus tout, Black Lives Matter est confronté, comme l’ensemble des forces sociales progressistes aux États-Unis, à la question électorale. Si le mouvement affirme ne soutenir aucun parti et refuser toute affiliation, il ne peut faire l’économie d’une stratégie électorale dans la mesure où les questions qu’il pose (et les réponses qu’il suggère) doivent avoir de nécessaires traductions sur le champ politique. Les positions qui s’expriment au sein de Black Lives Matter sont diverses, qui oscillent entre deux pôles : des « réformistes » qui estiment que le mouvement devrait davantage s’impliquer dans la vie politique institutionnelle, y compris en proposant ses propres candidats aux élections et aux primaires démocrates, aux « radicaux » qui font des actions « de terrain » la priorité absolue du mouvement. Pour Barbara Ransby, historienne et auteure de Making All Black Lives Matter4, qu’elle présente comme la « biographie collective » d’un mouvement qu’elle a soutenu dès ses débuts, les deux pôles peuvent cohabiter dans la mesure où la stratégie électorale est considérée comme « défensive », en d’autres termes comme un moyen d’empêcher les politiciens les plus racistes d’être élus, sans placer davantage d’illusions dans les élections. Il s’agit selon elle d’avoir une « vote-plus strategy », c’est-à-dire de considérer que le vote ne se suffit jamais et qu’il doit toujours être accompagné de mobilisations et d’actions destinées à développer un rapport de forces et à maintenir une pression permanente sur les éluEs, aussi « radicaux » soient-ils : sans cette pression, même les candidats les plus progressistes seront « aspirés dans le vortex du Parti démocrate »5

  • 1. Alicia Garza, « A Herstory of the #BlackLivesMatter Movement », Feminist Wire, 7 octobre 2014. Citée par Keeanga-Yamahtta Taylor, Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine, Agone, 2017.
  • 2. Keeanga-Yamahtta Taylor, op. cit.
  • 3. Voir par exemple Nigel Roberts, « How Black Lives Matter Is Taking A Grassroots Approach To Stop Gun Violence », 14 septembre 2018, https://newsone.com/3826…
  • 4. Making All Black Lives Matter : Reimagining Freedom in the Twenty-First Century, University of California Press, 2018.
  • 5. « Making All Black Lives Matter : Barbara Ransby talks politics and protesting in 2018 », octobre 2018, en ligne sur https://www.chicagoreade…]. Une lucidité qui incite à l’optimisme quant à l’avenir d’un mouvement qui n’a probablement pas, à l’heure actuelle, révélé tout son potentiel et dont les effets positifs, quand bien même la tentation de l’institutionnalisation finirait par l’emporter chez certains, continueront de se mesurer dans les années à venir.

    C.B.