La classe travailleuse chilienne fait son bilan de trente ans de « démocratie » libérale. Un article rédigé suite à un entretien avec Karina, militante anticapitaliste et animatrice de la Coordination féministe du 8 mars.
D’un jour à l’autre, des milliers de personnes vivant à Santiago de Chile, la capitale, et au Chili, sont entrés en résistance contre leur gouvernement. Incendies volontaires de stations de métro, barricades, « cacerolazos » (rassemblements en tapant sur des casseroles) ont embrasé le pays de vendredi à dimanche matin, les trois principales villes du Chili (Santiago, Concepcion au Sud et Valparaiso) connaissent chaque soir le couvre-feu et l’état d’urgence constitutionnel est instauré.
Hausse du prix du métro
« Le 13 octobre, des fraudes massives de lycéens ont commencé à Santiago suite à l’annonce du gouvernement de la hausse du prix du métro qui permet à trois millions de personnes de circuler dans la ville chaque jour », explique Karina. Des appels lancés sur les réseaux sociaux ont conduit des centaines de jeunes à « evadir » (frauder) et à sauter par-dessus les tourniquets du métro, à forcer l’ouverture des grilles, à occuper les quais des stations. Une forme de lutte qui avait déjà eu occasionnellement lieu ces dernières années.
« Dernièrement, deux lois ont été votées qui criminalisent les jeunes : la loi « Aula segura » (salle de classe en sécurité) qui criminalise et permet d’expulser des jeunes qui se mobilisent sur leurs lieux d’étude et la loi de contrôle préventif permettant des contrôles d’identité à partir de 14 ans. Les lycées de Santiago ont connu de fortes mobilisations localisées contre cette politique répressive pendant un an. Là, leur revendication avait un fond pour interpeller l’ensemble du pays : contre l’augmentation du prix du ticket de métro », explique la militante féministe. Une accumulation d’expérience qui a certainement donné son caractère massif aux premières fraudes politiques du métro, en début de semaine.
Le 17 octobre, le syndicat des travailleurs du métro, partie prenante du syndicat majoritaire Centrale unitaire des travailleurs (CUT) organise une conférence de presse pour soutenir les étudiantEs, dénoncer la présence policière dans le métro et la répression, pour l’étatisation du système de transport et un tarif social.
Le 18 octobre, un nouvel appel est lancé sur les réseaux sociaux, de façon anonyme, adressé à l’ensemble de la population. Des milliers de personnes, « l’ensemble de la classe travailleuse de la ville », prennent spontanément d’assaut les stations, pourtant gardées par la police et l’armée. La nuit de protestation se finit par 78 stations brûlées et plusieurs supermarchés pillés. « La police ne pouvait pas contrôler le soulèvement spontané », sourit Karina.
État d’urgence
Le samedi, le président de droite conservatrice, Sebastian Piñera, annonce l’état d’urgence qui restreint le droit de réunion et de circulation, permet aux militaires de circuler dans les rues. Ce dispositif n’a été employé qu’une fois depuis la fin de la dictature au Chili : lors du tremblement de terre à Concepcion dans le Sud du pays. Le couvre-feu a aussi été instauré dans les trois principales villes du pays, permettant la présence des militaires dans les rues et les détentions pour les personnes qui ne le respecteraient pas. Piñera annonce aussi le retrait de la hausse du prix du métro. « Mais c’est passé inaperçu et ça n’a eu aucun effet. Nous ne pouvions pas rentrer chez nous, accepter le retrait de la hausse du ticket contre la présence militaire dans les rues. Pour le couvre-feu, les gens ont fait comme pour le Nouvel an : un décompte avant qu’il ne commence. Il y a eu le double de personnes par rapport à la nuit du vendredi au samedi, avec plus de mille foyers de résistance, des barricades à chaque coin de rue. Même dans des petites villes, il y a eu des manifestations importantes. Un ami qui vit dans un village au Sud du Chili m’a dit qu’ils étaient 400 à protester. Le Groupe d’opérations de police spéciales, une sorte de police spéciale pour les cas de haut risque, a tenté d’y intervenir et a dû repartir », relate Karina.
Pour l’instant, de cette rébellion, ne ressortent pas encore de revendications précises. Cependant, « à chaque coin de rue, les gens ont des pancartes du mouvement No+AFP [un mouvement pour un système public de retraites, initié par des syndicats, qui a convoqué une manifestation de près d’un million de personnes en 2017, suite à des cas de corruption de dirigeants de fonds de pensions privés]. L’esprit est que la fraude et le pillage sont le fait des riches. Il y a une dénonciation large des cas de corruption, dont les responsables n’ont été condamnés qu’à des cours d’éthique, des vols de l’armée, des réseaux pédophiles de l’Église catholique. Ils ont pillé le pays et les salaires ne suffisent pas à vivre, voilà ce que pensent les travailleuses et les jeunes qui protestent », indique Karina.
« Bilan historique »
Pour lundi 21 octobre, une grève générale a été initialement appelée par l’Union portuaire du Chili, le syndicat majoritaire des dockers, contre la précarisation des conditions de vie et contre l’état d’urgence. La CUT et le mouvement No+AFP n’y appellent pas. La Coordination féministe du 8 mars (qui a organisé l’impressionnante grève du 8 mars chilienne) appelait aussi à la grève générale : « Nous appelons à ne pas se rendre au travail, à rester dans les rues ». Avec des dizaines de syndicats minoritaires, d’organisations sociales, environnementales, des droits humains, l’Assemblée coordinatrice des étudiants secondaires du Chili (secteur représentant les lycéens, plus radical que le mouvement universitaire) et la Confech, qui regroupe les fédérations étudiantes du pays.
« De façon profonde, ce qui est un jeu, c’est le bilan de la transition chilienne vers la démocratie, un pacte avec le régime dictatorial de Pinochet », estime Karina. La fin de la dictature en 1989 avait ouvert un espoir pour le peuple chilien qui se mobilisait depuis les années 1980. Cependant, la démocratie promise a conservé et a approfondi l’essentiel du programme libéral de Pinochet et de la bourgeoisie chilienne. « C’est une expérience de trente années, silencieuse, mais amère pour le peuple. Nous vivons des journées de bilan historique de cette période ».
Propos recueillis par A.G.