Publié le Mardi 4 septembre 2018 à 13h31.

Corée du Nord : qui est le méchant ?

La Corée du Nord se trouve sous les feux de l’actualité, avec toute la panoplie de caricatures sur les rapports entre les deux « fous » que seraient Trump et Kim Jong-un. Au-delà de ces frasques, quelles sont les raisons historiques qui ont fait de la Corée du Nord ce qu’elle est aujourd’hui ? D’où vient sa prétendue volonté d’isolement ? Les Etats-Unis n’y sont-ils pour rien ? 

Dans les médias occidentaux, il a beaucoup été question de la Corée du Nord à partir de septembre 2017, lors de l’escalade verbale entre Trump et Kim Jong-un à propos des essais nucléaires menés par ce dernier. Il y a moins d’un an en effet, Kim Jong-un envoyait ses missiles dans le Pacifique, Trump qualifiant alors le président nord-coréen d’« homme-fusée » et menaçait son pays de destruction totale. Kim Jong-un avait quant à lui dénoncé « l’attitude mentalement dérangée d’un président des Etats-Unis » et affirmé qu’il ferait payer cher à « l’homme à la tête du commandement suprême aux Etats-Unis son discours appelant à la destruction totale de la Corée du Nord ». Parallèlement, un nouveau train de sanctions était décidé par le Conseil de sécurité de l’ONU, en réponse à un nouvel essai nucléaire de Pyongyang. Où cela allait-il s’arrêter ? 

 

Après le sommet de Singapour

Il semble, à l’heure où nous écrivons, peu après le sommet qualifié d’historique du 12 juin à Singapour entre Trump et Kim Jong-un, première rencontre entre un président US en exercice et un dirigeant nord-coréen, que le climat soit à l’apaisement. L’avenir peut réserver encore des surprises, tant les deux dirigeants sont imprévisibles mais, pour l’instant, la démarche est engagée : dénucléarisation contre suspension des sanctions.

Ce sommet s’est tenu après plusieurs événements indiquant qu’un réchauffement était en marche. Ce dernier s’est manifesté une première fois cet hiver entre les deux Corées, lorsque la Corée du Nord accepta de participer aux jeux Olympiques de Pyeongchang en Corée du Sud. Les délégations des deux Corées avaient défilé conjointement lors de ces JO. S’en était suivi un sommet entre les deux présidents le 27 avril, où ils se sont mis d’accord, en principe, pour mettre fin à la guerre de Corée de 1950-1953 (fin qui n’a jamais été officiellement actée par un traité de paix, seulement par un armistice). Ils ont également convenu d’entamer une désescalade et de réunir les familles divisées depuis la séparation du pays. Le président sud-coréen, Moon Jae-in, en place depuis mai 2017, a demandé, en signe de bonne volonté, de repousser les exercices militaires conjoints entre les Etats-Unis et la Corée du Sud ,« Food Eagle »1, qui ont lieu tous les ans. L’exercice a d’ailleurs duré un mois au lieu de deux, avec des effectifs réduits. Lors de ce sommet a été abordée la question de la réunification du pays, divisé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à hauteur du 38e parallèle. Le Sud sous influence US, le Nord sous influence russe – puis chinoise. 

 

Pourquoi le réchauffement ? 

Trump explique ce réchauffement par ses méthodes musclées, qui auraient forcé le dirigeant nord-coréen à faire amende honorable. Ce seraient donc les menaces d’un déluge de feu sur la Corée du Nord qui auraient fait plier Kim Jong-un. Vraiment ? Ces menaces n’ont pourtant pas dissuadé Kim Jong-un de mener ses tests l’an dernier. L’explication est bien entendu à chercher ailleurs et, dans le match en cours, il semble que ce soit plutôt le dirigeant nord-coréen qui ait jusqu’à présent réussi à imposer sa volonté. C’est bien pourquoi Trump continue son cinéma, pour essayer de masquer la crainte bien réelle de l’impérialisme US vis-à-vis de l’arme nucléaire déployée par le régime nord-coréen. Et c’est en connaisseur de ce qu’est un rapport de forces que Kim Jong-un a réussi à faire venir Trump à la table des négociations.

Il faut ajouter à cela la politique déployée par le président sud-coréen. En fait, explique David Whitehouse, spécialiste de la Corée2, le changement d’attitude des deux côtés du Pacifique tient beaucoup à l’opiniâtreté du président sud-coréen. Ce dernier a entamé des échanges directs avec Kim Jong-un dès son arrivée au pouvoir en mai 2017. Il a persisté durant toute la période de surenchère verbale, et a tenu tête à Trump lorsque ce dernier parlait d’un déluge de feu qui allait s’abattre sur la Corée du Nord, en disant clairement qu’il n’y aurait pas de guerre en Corée contre la volonté de son gouvernement. Il s’était d’ailleurs fait rappeler à l’ordre dans un tweet de Trump l’été dernier : « La stratégie d’apaisement ne mène à rien » . Le président sud-coréen souhaite avant tout éviter que son pays ne redevienne un terrain de guerre et se montre très diplomate vis-à-vis de son homologue : « Nous ne souhaitons pas l’effondrement de la Corée du Nord, et nous n’œuvrerons pas à une quelconque réunification par l’absorption du Nord dans le Sud. »3

De quoi rassurer à la fois Pyongyang et sa propre population, peu favorable à une fusion qui serait fort coûteuse. L’exemple de la réunification de l’Allemagne, menée au pas de charge, constitue davantage un contre-exemple, et pousse à envisager plutôt une politique de petits pas. Les capitalistes sud-coréens sont également favorables à un apaisement, car ils pourraient alors bénéficier d’une main-d’œuvre nord-coréenne sous-payée. Une volonté illustrée par un scandale de versements en sous-main en 2000, lors du premier sommet intercoréen : la famille Hyundai avait en effet remis 400 millions de dollars au père de Kim, juste pour tenir cette réunion ; l’Etat sud-coréen avait mis au pot 100 millions supplémentaires. La rencontre en question a ainsi été surnommée le sommet « cash-for-summit » (de l’argent pour le sommet)…

Les élites dirigeantes des deux Corées veulent mettre un terme à des décennies d’une politique belliqueuse qui a mené à une impasse. Le processus de discussion a soulevé des deux côtés des attentes de la population, attentes qu’aucun des deux leaders ne veut décevoir. 

Du côté nord-coréen, le changement de politique que représente le rapprochement a également suscité des espoirs au sein de la population. Le discours de Kim Jong-un lors du Nouvel An, où il a affirmé que les dépenses militaires seraient réinvesties dans le développement économique, a été très apprécié au Nord comme au Sud. Après le sommet commun, 78 % des Coréens du Sud faisaient confiance à Kim Jong-un, contre 10 % seulement quelques semaines auparavant !4

Le dirigeant nord-coréen, à l’instar de son voisin chinois avec ses réformes économiques des années 1980, cherche à développer l’économie et à la faire intégrer le marché mondial. Il a déjà accompli des réformes autorisant, par exemple, les dirigeants d’entreprises à choisir leurs propres fournisseurs, ou encore à fixer leurs salaires en se passant des directives nationales. Et il espère pousser plus avant l’émergence d’une classe moyenne, déjà présente depuis quelques années, en s’ouvrant au marché mondial. Pour cela, il a bien sûr besoin d’une levée des sanctions. 

Kim Jong-un mène cette politique tout en maintenant son pouvoir dictatorial. Cela lui est nécessaire pour faire accepter des sacrifices importants à sa population, comme lors des grandes famines des années 1990. La situation économique semble certes s’être améliorée depuis, mais il reste de grandes poches de pauvreté, et peu d’espace de liberté sous ce régime. Il ne fait pas bon être opposant politique en Corée du Nord ! Et il est certain que les dépenses militaires nécessaires à sa course vers l’armement nucléaire s’effectuent au détriment du niveau de vie des populations.

 

Un rapport de forces imposé aux Etats-Unis

Du côté des Etats-Unis, les choses ont changé l’année dernière lorsque la Corée a prouvé avec éclat aux yeux du monde qu’elle possédait de véritables moyens de dissuasion nucléaire, et que ce n’était pas du bluff. Tant que les conflagrations possibles étaient limitées à la péninsule, cela ne dérangeait pas du tout les Etats-Unis. Trump avait d’ailleurs explicitement déclaré que cela ne le gênait pas que des gens meurent « là-bas ». Les Américains, selon la formule consacrée, étant prêts à mourir jusqu’au dernier Asiatique... Cette affirmation a d’ailleurs fait chuter drastiquement sa popularité au Sud, avec seulement 9 % de la population approuvant la politique du président US.

En réalité, Trump veut avant tout éviter que les Etats-Unis puissent être atteints par les armes nucléaires nord-coréennes. Et Kim Jong-un a accentué la pression en déclarant de façon provocante qu’il ne ferait pas d’autres tests, car son pays était satisfait de ses armes. Il avait ainsi atteint son but, qui était de dissuader une quelconque attaque US contre son pays en construisant des armes qui pourraient atteindre le territoire étatsunien, ce qui a été, de tout temps, la ligne rouge que l’état-major militaire US n’a jamais laissé franchir. La leçon à en tirer semble être : si vous voulez retenir l’attention de l’impérialisme US, vous avez besoin d’une arme qui le menace sur son territoire…

Ainsi, tous les ingrédients sont dorénavant réunis pour que puisse s’amorcer une normalisation de la péninsule et des rapports entre les Etats-Unis et la Corée du Nord. Mais ce n’est pas la première tentative en ce sens, et « l’isolationnisme » de la Corée du Nord n’est pas l’évidence que d’aucuns considèrent comme telle…

 

Isolationniste, la Corée du Nord ? Pas si simple

Il ne faut pas oublier la période historique qui a mené à la situation actuelle. La Corée a été une colonie japonaise pendant de longues années, de 1905 à 1945, lors d’une répartition, déjà, entre les Etats-Unis et le Japon afin de délimiter leurs zones d’influence respectives. L’économie coréenne, bien que très dépendante du Japon, était en 1945 la deuxième économie asiatique. C’est Washington qui a déclaré unilatéralement, en août 1945, que la Corée serait divisée en deux zones d’occupation par une ligne longeant le 38e parallèle. Comme ailleurs dans le monde, une partie, en l’occurrence le Nord, fut attribué à l’Union soviétique, et l’autre aux Etats-Unis. C’est cette même frontière qui sépare encore aujourd’hui les deux Corées. 

Depuis, la Corée du Nord s’est sentie à juste titre menacée par les Etats-Unis et son allié du Sud. C’est bien la crainte d’une attaque nucléaire US qui a poussé le régime à se doter d’une force de dissuasion. La Corée du Nord avait été dévastée par la guerre de Corée menée par les Etats-Unis, qui fit des millions de morts, au plus fort de la Guerre froide et de la politique de containment (« endiguement » du « communisme ») américaine. La crainte d’une attaque nucléaire US se fondait sur la demande du général Douglas MacArthur, commandant des forces alliées pendant la guerre de Corée, d’utiliser l’arme nucléaire pour se venger de sa défaite humiliante. Cela lui a été refusé, de crainte d’une réaction chinoise et russe.

 

La politique d’ouverture ne date pas d’hier

La Corée du Nord a toujours essayé de desserrer l’étau dans lequel l’avaient enfermé les Etats-Unis. Tous les dictateurs nord-coréens qui se sont succédé, de père en fils, Kim Il-sung (de 1948 à 1994), Kim Jong-il (de 1994 à 2011) et Kim Jong-un (depuis 2011), ont cherché à rompre cet isolement économique forcé. Dès 1971, des échanges ont eu lieu entre les deux Corées, et en 1973, la Corée du Nord a été admise à l’Agence internationale pour l’énergie atomique, acceptant que des inspecteurs viennent contrôler ses propres centrales.

Mais toutes les tentatives dans le sens d’un rapprochement ou d’une désescalade avec les Etats-Unis se sont jusqu’ici soldées par un échec, car elles ont été remises en cause par des gouvernements US revanchards, arrivant aux affaires après des négociations menées par leurs prédécesseurs. A la suite de la découverte des activités nucléaires de la Corée du Nord, Clinton avait par exemple accepté en 1994 de normaliser les relations avec le Nord en échange de la fin du programme d’armes nucléaires. Il était aussi question de la livraison, par un consortium international, d’une centrale atomique à eau légère, comportant moins de risques de détournement de l’énergie à des fins militaires. Il s’agissait de procéder par petits pas, en ouvrant au Nord le commerce et le crédit, pendant que les Etats-Unis fourniraient les besoins du pays en énergie avec du pétrole.

Mais les promesses US n’ont pas été tenues. La position de l’administration était que le régime du Nord était sur le point de s’effondrer, et que les Etats-Unis n’avaient qu’à attendre. Lorsque George W. Bush fut élu, il espaça les livraisons de pétrole et la centrale ne fut jamais construite. C’est en constatant que les Etats-Unis traînaient des pieds pour normaliser leurs relations, alors que son propre programme nucléaire avait bien été gelé, que le régime nord-coréen chercha à se doter d’un programme d’enrichissement de l’uranium. Les années Bush et le renversement du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi en 2011, malgré l’abandon de son programme militaire en 2003, avaient fait comprendre aux dirigeants nord-coréens qu’ils seraient renversés s’ils ne maintenaient pas une attitude très solide face aux Etats-Unis. En 2002, Bush avait inclus la Corée du Nord dans « l’axe du mal ». C’est en réaction à la politique américaine que le régime nord-coréen s’est de plus en plus engagé dans ses recherches nucléaires militaires.

De l’autre côté du 38e parallèle, en Corée du Sud, la « politique du rayon de soleil » a été amorcée avec le Nord par les présidents Kim Dae-jung (1998-2003), puis Roh Moo-hyun (2003-2008). Deux sommets intercoréens se sont tenus à Pyongyang en juin 2000 puis octobre 2007, des investissements commerciaux ont été réalisés et des membres de familles séparées depuis les années 1950 ont pu se retrouver. En 2000, Kim Dae-jung a d’ailleurs reçu le prix Nobel de la paix pour cette politique. Son but était d’entamer une période de coopération économique afin d’élever le niveau du Nord, dans le but ultime d’engager une réunification. Le Sud voulait éviter le chômage de masse qui avait résulté de l’unification rapide des deux Allemagnes à la fin de la Guerre froide. Un autre but de cette approche graduelle était d’assurer les dirigeants du Nord qu’ils ne seraient pas renversés par l’élite plus avancée du Sud. En 2000, les propositions d’une période longue de confédération lâche, qui préserverait le régime du Nord et permettrait une présence étatsunienne au Sud, furent adoptées par le père de Kim lors d’un sommet commun.

Ce qui nous est actuellement présenté comme un bouleversement des relations bilatérales des deux Corées et des rapports entre la Corée du Nord et les Etats-Unis, a été donc été engagé depuis fort longtemps. Il semble pourtant qu’aujourd’hui, les Etats-Unis soient en moins bonne position pour rejouer leur partition habituelle. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons à l’abri de nombre de rebondissements.

Régine Vinon

 

  • 1. Il s’agit d’un des plus grands exercices militaires conduits dans le monde, et cela constitue une source permanente de friction avec le gouvernement de la Corée du Nord.
  • 2. David Whitehouse, « Trump’s bluff, bluster and bombast in Singapore », 11 juin 2018, https ://socialistworker.org/2018/06/11/trumps-bluff-bluster-and-bombast-in-singapore.
  • 3. Discours de Moon à Berlin, en juillet 2017, cité par le Monde diplomatique de juin 2018.
  • 4. David Whitehouse, op. cit.