En mai 2011, l’irruption inattendue du mouvement des Indignés a clos une longue période de recul des luttes et d’apathie politique, en ouvrant dans l’Etat espagnol une situation complètement nouvelle. L’auteur, membre de la direction d’Anticapitalistas, analyse ici le caractère et les racines de ce changement (traduction Jean-Philippe Divès).
L’irruption de l’indignation lors du 15M (15 mai 2011) a débouché sur une remise en cause à une échelle de masse du modèle politique né dans la Transition post-franquiste du milieu des années 1970. Les critiques du modèle socio-économique et du régime politique n’étaient déjà plus le monopole de la gauche révolutionnaire. Des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes se rassemblèrent bientôt sur les places aux cris de « nous ne sommes pas une marchandise des politiciens et des banquiers », « nous ne paierons pas cette crise », « nous ne devons rien, nous ne paierons rien », « ce n’est pas une crise, c’est une escroquerie », « ils l’appellent démocratie et ça ne l’est pas ».
Avec cette rébellion s’est lézardé le consensus hégémonique sur la Transition « modèle », la qualité de la démocratie en vigueur, le rôle des partis majoritaires ainsi que de la finance et de l’économie. Trois types d’éléments y ont contribué : les effets des politiques d’austérité dérivées des orientations de l’UE, la hausse du chômage et la baisse des salaires ; les scandales financiers et les multiples cas de corruption au sein des principaux partis, en connivence avec les grandes entreprises bénéficiaires de contrats publics ; et, surtout, l’ankylose du système politique. Comme le signalait Daniel Bensaïd, « l’indignation est un début. Une façon de se lever et de se mettre en marche. On s’indigne, on se soulève, et après on voit. » Dans le cas espagnol, le mouvement a donné lieu à de nouvelles formes de lutte et de mobilisation, de nouvelles alliances et a même fini par poser la nécessité d’une intervention sur le terrain électoral.
De l’illusion du social à l’action politique
Ces remises en cause ont ouvert une fenêtre d’opportunité pour initier un processus de rupture démocratique pouvant donner corps à de nouveaux processus constituants. Le résultat final était incertain et allait dépendre des changements à venir dans la conscience politique des masses et dans les rapports de forces entre les classes. Un nouveau cycle politique s’était ouvert, laissant derrière lui des années de stagnation profonde et de résistance à reculons.
Ce mouvement n’était pas organisé, mais il était massif et montrait une grande capacité d’organisation des luttes. Ce n’était pas un mouvement anticapitaliste, mais en revanche un mouvement dont la conscience radicale croissait de jour en jour. S’ouvrait ainsi la possibilité de mettre sur pied de nouvelles alternatives politico-électorales antilibérales, lesquelles se sont concrétisées, sous des formes diverses, dans Podemos et les « Candidatures municipales pour le changement », ou encore dans le développement de formations telles que les « Candidatures d’unité populaire » en Catalogne et ailleurs.
Le 20 décembre prochain se tiendront les élections législatives dans l’Etat espagnol ; un scrutin que tous les analystes politiques qualifient de fondamental, ou ayant pour le moins un caractère exceptionnel. Son importance particulière découle de ce que, pour la première fois depuis la fin du franquisme (sans compter la Communauté autonome basque et la Catalogne, qui ont leur propre système de partis, plus fragmenté et pluraliste que dans l’ensemble de l’Etat), majoritairement les intentions de vote ne vont pas dans le sens d’un soutien aux deux grands partis qui ont jusqu’à présent alterné au gouvernement.
En 1977 et lors des scrutins suivants, jusqu’à la première victoire socialiste intervenue en 1982, les forces politiques issues du vieux régime franquiste, soutenues par les patrons et par les partis majoritaires de la gauche, eux-mêmes soutenus par les syndicats, recherchèrent une solution réformiste, sans rupture avec la dictature. Le consensus, règle d’or de la Transition, se transforma alors en un bâillon opposé à toute dissidence, à la liberté d’offrir des projets de changement social et politique de fond. Et il détermina au millimètre près les nouvelles lois et orientations en termes d’organisation territoriale, économique et politique.
Dans la mesure où les partis du régime – Parti populaire (PP), Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et leur nouvelle solution de rechange, Ciudadanos (C’s, « Citoyens ») – conserveront des positions importantes, la rupture démocratique ne sera pas à l’ordre du jour du 20 décembre 2015. Mais il est certain que ces partis devront tenter d’introduire des changements institutionnels substantiels. Si Podemos peut mettre à profit cette situation, en s’appuyant sur la mobilisation populaire, si les partis indépendantistes se montrent également capables d’y répondre, le régime de la Constitution de 1978 pourrait se retrouver fissuré ; et, en cas de nouvelles mobilisations de masse, l’ouverture de nouveaux processus constituants dans l’Etat espagnol et les nationalités deviendrait possible.
Au regard de ce qui vient d’être dit, la question à poser maintenant est la suivante : en quoi l’édifice construit entre 1976 et 1978 a-t-il failli du point de vue démocratique ?
Le régime de 1978 et l’absence d’un « 25 avril » espagnol
Le modèle politique espagnol n’est jamais devenu un véritable système bipartite, tel que le rêvaient les réformateurs de la dictature franquiste ou les théoriciens sociaux-démocrates qui ont construit un parti à grand renfort de marks allemands. Il ne l’a jamais été du fait du vote en faveur du Parti communiste d’Espagne (PCE) puis d’Izquierda Unida (IU), mais aussi des représentations politiques, de droite ou de gauche, qui sont spécifiques aux nationalités historiques (Catalogne, Pays Basque, Galice).
Mais dans la pratique, l’alternance électorale entre la droite (d’abord avec la défunte UCD, Union du centre démocratique, dont l’explosion électorale fut contrôlée par le capital, puis à travers le PP) et le PSOE a joué un rôle essentiel afin de stabiliser le régime de la Constitution de 1978, la forme adoptée par le système politique post-franquiste pour consolider les intérêts du capital face aux aspirations des classes laborieuses. On peut dire que le PP s’est affirmé en tant qu’exécutant des plans du capitalisme, à mi-chemin entre le parti politique et le centre d’affaires, tandis que le PSOE apparaît comme un associé soumis mais moins fiable pour les intérêts du capital, ce dernier faisant appel à lui en le cooptant dans les moments difficiles et pour les tâches les plus « sales ».
En même temps que les libertés démocratiques et les droits syndicaux étaient rétablis, le régime bloqua leur extension. L’acceptation de la monarchie, revenue dans les bagages du franquisme et de mots d’ordre tel que celui lancé par l’eurocommuniste Santiago Carrillo, « l’amnistie en échange de l’amnésie », déboucha sur l’amnistie pour les bourreaux, l’absence de toute épuration dans les appareils de l’Etat franquiste, et produisit une rupture dans la conscience et la combativité des masses.
C’est là une différence fondamentale avec la nouvelle légitimité qui s’était installée au Portugal, après la « révolution des œillets » du 25 avril 1974 : dans l’Etat espagnol, il n’y a pas eu de « nouveau commencement » en rupture avec la dictature. Les problèmes ont été repoussés sous le tapis avec le consentement du PSOE et du PCE. La Transition a signifié la défaite d’un mouvement ouvrier combatif et puissant, mais dont le niveau de conscience politique restait faible.
Dans les années 1980, les gouvernements socialistes de Felipe González ont consolidé les tendances les plus négatives, avant qu’elles ne soient encore aggravées sous les gouvernements du PP dirigés par Aznar dans les années 1990 et au début des années 2000 : accroissement des inégalités, maintien dans l’OTAN, entrée en force du discours néolibéral de la compétitivité, flexibilisation du travail, dilution des différences droite-gauche, désindustrialisation et tertiarisation de l’économie en fonction du rôle que le capitalisme assigne à l’Espagne dans la division internationale du travail, démantèlement et privatisation des services publics. Les politiques social-libérales du socialiste Zapatero préparèrent ensuite le terrain pour le règne du conservateur Rajoy, sous lequel la crise débutée en 2008 a entraîné une vaste redistribution des salaires au profit des plus riches.
Le lien entre hier et aujourd’hui
Le bipartisme PSOE-PP – qui avait réuni jusqu’à 80 % des électeurs – a été la clé de voûte de la vie politique espagnole. Il a assuré le maintien de la monarchie, le statut et la place d’importantes institutions de l’ancien régime qui n’ont même pas été épurées (armée, justice, police…), comme ceux du pouvoir économique et politique de l’oligarchie immobilière et financière, dont le poids est déterminant dans les orientations de la bourgeoisie dans son ensemble. Les politiques économiques dictées par les institutions européennes, concrètement la BCE et la Commission européenne, acteurs clés des plans appliqués dans l’ensemble de l’Europe et plus particulièrement dans les pays du sud, ainsi que par le FMI, les grandes banques françaises et allemandes, ainsi que les Etats-Unis en matière de traités commerciaux, ont pu être imposées à travers la politique néolibérale du PP et celle, social-libérale, du PSOE.
Elles ont provoqué une aggravation des inégalités. Pour la première fois dans l’histoire du pays, les revenus du capital sont supérieurs à ceux du travail. Au sein même du salariat, les inégalités ont augmenté entre les 5 % les mieux payés et les 50 % qui gagnent le moins. La métaphore des ciseaux peut illustrer cette réalité. L’indice Gini, qui mesure les inégalités de revenus, s’établit à 0,347, un niveau très élevé. Selon un rapport publié récemment par Caritas – une organisation liée à l’Eglise catholique et peu suspecte d’anticapitalisme –, disposer d’un travail ne garantit en rien de sortir de la pauvreté. Selon l’Institut national des statistiques (INE), 22,2 % des Espagnols se trouvaient en 2013 sous l’indice de pauvreté. Les conséquences sont terribles : un grand nombre de familles ne parviennent plus à se chauffer, le nombre des sans-logis explose, tout comme la malnutrition dans les quartiers populaires.
Les prochaines élections législatives viendront clore le cycle politique qui a commencé l’année où tout a changé, et qui a eu deux grands marqueurs. Le premier est celui du 15 mai 2011, avec l’irruption du mouvement des Indignés dénonçant la corruption et la non-représentativité du système politique, et exprimant ainsi la rébellion populaire face aux effets des politiques d’austérité. Cette mobilisation s’est étendue aux classes laborieuses à travers les Marées, ainsi que les nouvelles formes unitaires mises en place pour lutter contre les conséquences de la modification, par le gouvernement socialiste de Zapatero, de l’article 135 de la Constitution – lequel consacre désormais la priorité donnée au paiement des créanciers sur les dépenses sociales et l’investissement public. Le second marqueur est le fait qu’en même temps qu’ETA annonçait, le 20 octobre de cette même année, la fin de ses actions armées, les aspirations nationales non seulement ne reculaient pas mais s’intensifiaient au Pays basque et connaissaient un nouvel élan en Catalogne.
Brusquement, tout ce qui apparaissait « ficelé et bien ficelé » (pour reprendre une vieille formule appréciée du franquisme) dans la Constitution espagnole de 1978, réapparaissait tel un fantôme au bout de 33 ans ; dans un contexte totalement différent, après des années de désenchantement démocratique, de défaites des luttes et d’adaptations syndicales ; sans partis de gauche forts, mais avec l’apparition d’une nouvelle génération de jeunes – travailleurs étudiants, précaires et chômeurs – dont l’esprit n’est plus corseté par le « consensus institutionnel » qui avait servi pendant des années à désactiver les luttes et les aspirations populaires. Pour reprendre une expression de Jaime Pastor, la contradiction est devenue évidente entre le « fondamentalisme constitutionnel » des partis du régime et la légitimité démocratique.
Cela signifie-t-il que la probable remise en cause du bipartisme entraînera une aggravation de la crise du régime de 1978 ? Pas nécessairement, en tout cas pas de façon automatique. Cela dépendra du résultat des élections, mais aussi du degré de réactivation du mouvement social surgi le 15 mai 2011. Une chose est sûre : rien ne sera plus comme avant dans la vie politique, parlementaire comme extra-parlementaire.
Un régime avec des fuites
La faille la plus importante est celle de la question nationale. Les aspirations de larges secteurs des peuples basque et catalan à exercer leur droit à décider, à un auto-gouvernement sans restrictions, à faire de leurs nations des sujets politiques souverains, ne peuvent décidément plus être contenues dans le cadre du dit Etat des autonomies, la formule que le régime post-franquiste avait inventée pour éviter que les nationalités historiques n’exercent leur droit à l’autodétermination.
S’il est vrai que la revendication d’une simple autonomie a pris au sein de ces sociétés, après les manœuvres néocentralistes autoritaires du gouvernement Rajoy, il reste que le mouvement populaire en Catalogne et au Pays basque ne se satisfait plus des transferts de compétences à ses gouvernements autonomes, et que ses revendications tendent vers un indépendantisme de nature politique, non nécessairement lié à une « identité nationaliste ». Sur ce terrain, les blessures mal refermées de 1978 se remettent à suppurer et peuvent en venir à gangréner le corps même du régime.
Après le 15 mai 2011 et les Marées, le mouvement social n’a pas obtenu de grandes victoires, à l’exception de l’interruption des processus de privatisation de la santé publique dans certaines régions et de la mise en échec d’une série d’expulsions de logements. C’est pourquoi il a porté ses regards vers la nécessité d’une alternative électorale, ce qui a été à l’origine de Podemos.
L’avenir de cette formation n’est pas l’objet de cet article, mais sa création par Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste), aujourd’hui renommée Anticapitalistas, par un secteur des eurocommunistes (issu de la décomposition d’Izquierda Unida – Gauche unie), ainsi que par une version espagnole du populisme latino-américain (basée dans les départements de science politique de certaines universités), a marqué une véritable rupture.
Son manifeste « Bouger les pions. Transformer l’indignation en changement politique », a effectivement modifié la scène politique et quelques-unes de ses règles du jeu, qui étaient restées inchangées depuis des décennies. Des forces ont été accumulées, même si elles ne suffisent pas encore pour répondre à deux grands défis : en finir avec les politiques d’austérité et accomplir la rupture démocratique avec le régime de 1978. A l’actif, il y a une génération qui a porté – même de façon élémentaire – une remise en cause de l’establishment et de ses politiques. Au passif se trouve le fait que le rapport des forces entre les classes reste toujours favorable au capital.
Le mouvement des Indignés du 15 mai 2011, les Marées et les Marches pour la dignité ont signifié le retour, à la fois, de la contestation sociale et d’un intérêt pour la politique. Sans leur existence, il serait impossible de comprendre l’apparition ultérieure des nouveaux partis et plateformes de gauche, ni le moment politique actuel dans l’Etat espagnol. Comme Teresa Rodríguez, députée andalouse et militante d’Anticapitalistas, le signale en syntonie avec les gens d’en bas, « l’heure est venue de nouveautés politiques, nous en avons besoin ».
Manuel Garí