Publié le Samedi 7 décembre 2019 à 01h04.

État espagnol : Podemos au gouvernement, un coup de poker du régime pour contenir les mobilisations

Lundi 18 novembre, le Président de la Généralité catalane, Quim Torra a quitté la salle du Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne (TSJC) où il était cité à comparaître sous l’accusation d’avoir désobéi à la Junte Electorale Centrale qui lui ordonnait de retirer du balcon de la Généralité la banderole exigeant la libération des prisonniers politiques. La sentence sera connue très prochainement qui pourrait entraîner sa destitution.

Législatives du 10 novembre 2019

 

PSOE (socialistes) : 28% et 120 sièges (-3), troisième plus mauvais résultat en pourcentage depuis le retour de la démocratie en 1977.

PP (droite libérale conservatrice) : 20,82% et 89 sièges (+23), troisième plus mauvais score en pourcentage depuis la percée politique de AP (Alliance Populaire) en 1982, 2e plus mauvais en sièges depuis la fondation du PP en 1989.

Podemos, IU, Equo et « Convergences autonomiques du changement » : en baisse constante depuis la percée des résultats cumulés de Podemos et IU (Izquierda Unida, front de gauche) en 2015 (24,35%) jusqu’à ces derniers 12,70% et 35 sièges (-36 par rapport à 2015)

Ciudadanos (centre libéral extrêmisé à droite) : 6,79%/10 sièges (-47), son pire résultat, en pourcentages comme en sièges depuis sa percée de 2015. Il est proche de l’insignifiance électorale. 

Vox (néofranquistes) : 15,09% (10,26% en avril) et 52 sièges (24 en avril). Il avait obtenu en 2015 et 2016, les seules fois où il se présentait, respectivement 0,23% et 0,20% pour aucun siège.

Abstention : le premier vote avec un peu plus de 30% (+1,9%), soit quelque 10 millions de personnes pour quelques 24 millions qui ont voté.

Nous avons là un condensé de ce qu’est la situation politique dans l’Etat espagnol au sortir, à sept mois d’intervalle, de la deuxième élection générale de l’année, la cinquième en quatre ans1. C’est dire l’incapacité de l’État espagnol à stabiliser sa domination2 : les procédures électorales classiques appelées à légitimer cette domination ne sécrètent plus l’hégémonie démocratique antérieure. L'irruption des deux partis “émergents”, aujourd'hui en régression accélérée, Podemos (et ce qu'il a coagulé autour de lui ou avec lui) et Ciudadanos, et, depuis quelques mois, de l'extrême-droitier Vox a déstabilisé le consensus large du temps où le parti majoritaire recueillait en moyenne, sur les 9 premières élections, 42,21% des voix pour 31, 20% sur les 4 dernières.

Il lui faut donc recourir, pour compenser ce déficit d’hégémonie, à l’autre ressort, tout aussi classique, du pouvoir, la violence policière, articulée à la répression judiciaire. Cela d’abord pour contenir les débordements contestataires apparus dans le contexte de la « crise » de 2008 et portés, quasiment en parallèle, hélas, sans parvenir à faire jonction, sur le plan social par les Indigné.e.s (2011) et sur le terrain national-territorial par la montée en puissance de l’indépendantisme catalan (2012). Mais, vu la hauteur du défi posé aujourd’hui en Catalogne, la réponse policière de l’État a franchi, surtout au moment du référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017 et depuis lors, un seuil mettant en évidence le sens même du choix historique, dans les années 70 de Transition, de la non-rupture totale avec le franquisme : la volonté de garder à disposition, de par la non-épuration des structures répressives de cette dictature, les méthodes du terrorisme antipopulaire. La mobilisation massive contre la lourde sentence du 14 octobre condamnant les prisonniers politiques catalans se soldait ainsi, fin octobre, par 209 arrestations, 28 débouchant sur de la détention préventive, et 623 blessés (quasiment 7 fois plus, pour une même durée, que parmi nos Gilets Jaunes !), dont quatre par éborgnement. Quant aux chefs d’accusation retenus de désordres publics et d’atteintes à l’autorité de l’Etat qui « valaient », avant la réforme du Code Pénal de 2015, trois ou quatre ans d’emprisonnement, ils peuvent aujourd’hui coûter le double. 

 

Mouvement social et mouvement national-territorial

Ce contexte répressif étant posé, il est nécessaire de nous arrêter sur la concomitance, tout sauf anecdotique, de l’annonce, suite à l’élection, de l’intégration gouvernementale annoncée de Podemos (et, dans la foulée, de tous ses alliés), sous l’égide du PSOE, et la tenue de ce procès intenté au Président indépendantiste de la Catalogne. Elle signe en effet, en premier lieu, la façon déséquilibrée avec laquelle évoluent les deux coordonnées de base de la crise actuelle de l’État espagnol.

Podemos, par son choix de faire allégeance à la gouvernabilité prosystème que porte le PSOE, rompt le lien ténu qui le rattachait à un mouvement indigné ayant échoué à déployer politiquement sa radicalité anti-institutionnelle. Nous voyons l’aboutissement du processus d’institutionnalisation du cycle contestataire des places et des Marées de 20113. En revanche, dans un chassé-croisé avec la (probablement provisoire) fin de cette séquence radicale de contestation sociale, la forte relance, dans la rue de la mobilisation indépendantiste pour l’autodétermination de la Catalogne fait de celle-ci le fer de lance de la déstabilisation du régime. D’autre part, la présence prochaine de Podemos au gouvernement, si elle se confirme car l’arithmétique politique du Congrès reste incertaine, ne ferait pas que traduire cet état des lieux, elle donnerait également un indicateur du rapport de force politique et social existant. Elle témoignerait aussi du but visé par Pedro Sánchez pour peser sur ce rapport de force et l’accentuer encore à son avantage, malgré les réticences d’une partie de l’appareil du PSOE (Felipe González, García-Page), portée, elle, à en rester à la répression sans merci des contestations. Un mode opératoire inspiré par Pedro Sánchez lui-même en Catalogne !

Ce qu’ « oublient » beaucoup d’analystes et de membres de la direction de Podemos, c’est que les sanchistes travaillent à enterrer tout risque de propagation du défi national catalan lancé à l’État. Ceux-ci craignent l’exportation de son modèle subversif d’autodétermination radicale dans le champ proprement social de l’ensemble du territoire espagnol. Surtout à la veille d’une récession, dont met en garde l’OCDE, susceptible de réveiller les ardeurs indignées assoupies, pour aboutir, qui sait, à une dynamique de révolte sociale plus large.

Sans parler du contexte international de remontées de luttes semblant se faire écho de Hong Kong au Chili ou de l’Équateur à l’Algérie, en passant par le Liban et, depuis ces jours derniers, par l’Iran, sans oublier la France des Gilets Jaunes, toute proche, qui a ponctuellement esquissé une jonction, depuis la Catalogne Nord, avec le soulèvement catalan du sud ! Les socialistes n’ont pas dû oublier ce que le 15M des IndignéEs4, qui a précipité la chute de leur camarade José Luis Zapatero, devait aux « printemps arabes ».

 

Neutraliser la propagation de l’autodéterminisme radical de la Catalogne

Le rapport électoral et parlementaire totalement déséquilibré (120 députéEs contre 35) ne laisse aucun doute sur le peu de poids politique d’un Podemos dont la possible « gouvernementalisation » devrait accentuer le déclin. La manœuvre politicienne d’absorption systémique des « violets5 » profite d’un contentieux surgi, il y a huit ans, entre l’Indignation et le catalanisme. À l’époque, les dirigeants de la Généralité, qui, n’avaient pas tout à fait basculé de l’autonomisme intégré à l’État vers l’indépendantisme se confrontant à lui, n’avaient pas hésité à réprimer les IndignéEs.

La persistance de ce contentieux en Catalogne se lit dans le refus des Communs d’Ada Colau, l’actuelle maire de Barcelone, figure historique de l’Indignation, de s’inscrire dans la démarche démocratique, sinon proprement indépendantiste, du moins autodéterminatrice. Tandis que, de son côté, l’indépendantisme hypothèque l’élargissement de son influence par son incapacité à intégrer décisivement les problématiques sociales.

En somme, Pedro Sánchez a tiré la conclusion de son échec à accroître son score électoral et sa légitimité dans l’objectif de gouverner seul, avec, l’assentiment du PP et/ou de Ciudadanos. Option que la radicalisation à droite par Vox a rendue caduque. Il s’agit donc de continuer à mener la même politique du bâton en Catalogne tout en jouant de la carotte en agitant le leurre de « gauche » des négociations, via Iglesias, en direction d’ERC (républicains indépendantistes sociaux-démocrates). Mais aussi, d’être en meilleure position pour imposer plus ouvertement, en se servant de la caution, à la Syriza6, de Podemos, la logique austéritaire que, de manière de plus en plus pressante, lui recommande la Commission Européenne.

Après avoir dit, depuis des mois, que la signature d’un pacte de gouvernement avec Pablo Iglesias était invivable Sanchez a fait machine arrière. Cela doit être décodé comme un coup de poker tactique pour « tenir » un Podemos, gagné lui-même aussi depuis longtemps par la politique de la girouette et devenu accro à la gouvernementalité. Il tente de neutraliser définitivement ce qui reste de l’indignation politique, podémite, devenue politicienne, en l’instrumentalisant, pour lui soutirer ce qui lui reste d’influence et lui faire porter le message du « il n’y a pas d’alternative, seulement une alternance ». Cela afin de contrer les deux dynamiques pouvant mettre en péril le régime, surtout si elles faisaient confluence, sur les terrains social, y compris les luttes féministes de masse et territorial-national (au demeurant pas seulement en Catalogne).

La double vice-présidence pressentie de Pablo Iglesias et de Nadia Calviño devrait interpeller les plus abonnés à croire que cette coalition gouvernementale pourrait apporter « malgré tout » du progrès social tout en conjurant la montée de l’extrême-droite7. Nadia Calviño, ministre sortante de l’Economie et de l’Entreprise a été directrice générale des Budgets de la Commission Européenne, éphémère candidate au poste de Directrice Générale du FMI et elle a toujours expliqué qu’il ne pouvait être question d’abrogation de la Loi Travail du PP dont Pablo Iglesias faisait, dans ses premières propositions de cogouvernement, un incontournable !

Pas sûr que le « pari podémite » de Pedro Sánchez fonctionne, car il se lie, sans faille aux nécessités du régime et de l’Ibex 358. Mais sa politique de la girouette lui ouvre plus de possibilité de survie politique, par réalignement sur la tactique la plus droitière de son parti, dans la constance de l’engagement pro-système, qu’à celle, similaire, de Pablo Iglesias. La tâche des anticapitalistes, dans et hors de Podemos, et en lien avec la CUP (Candidature d'Unité Populaire) catalane, pour aider les résistances populaires à (re)construire ce que celui-ci laisse en jachère, est plus que jamais primordiale.

 

Antoine Rabadan 

 

(1) Nous ne parlerons pas ici des résultats de la sénatoriale, décisive pour approuver un prochain « 155 », destituant, comme en 2017, les pouvoirs autonomiques, en Catalogne, qui a vu le PSOE perdre la majorité absolue.

(2)  Pour une analyse détaillée des élections, lire Élections du 10 novembre dans l’État espagnol : le régime s’installe dans une crise permanente (http://www.contretemps.e…)

(3) Et l'indignation retentit dans l’État espagnol… (https://npa2009.org/idee…). À lire aussi Podemos. Sánchez et Iglesias l’ont tuer ! (https://blogs.mediapart…

(4) Le 15 mai 2011, début de la révolte.

(5) La couleur dominante de la charte graphique de Podemos.

(6) Iglesias s'est toujours montré solidaire, quoique de plus en plus en sourdine jusqu'à sa chute, vis-à-vis de Tsipras.

(7) Pedro Sánchez joue, de ce point de vue, le remake espagnoliste du jeu de pompier pyromane de Mitterrand avec le FN.

(8)  Équivalent espagnol du Cac 40.