Comme lors des élections à la papauté de Rome, les citoyenNEs de l’État espagnol étaient en attente depuis des mois de la « fumée blanche » du Parlement : la formation d’un gouvernement. Au cours de cette étape, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a gouverné provisoirement sur la base du Budget général de l’État (PPGE), antisocial, hérité de l’ancien gouvernement Mariano Rajoy du Parti populaire (PP).
Après plusieurs échecs successifs dans la recherche d’accords électoraux, Pedro Sánchez, leader du PSOE, a réussi à former un gouvernement de coalition avec Unidas Podemos (UP1), ce qui avait toujours échoué lors des tentatives précédentes. De son côté, lors des consultations de la base, UP n’a envisagé à aucun moment la possibilité de soutenir l’investiture de Sánchez sans faire partie de l’exécutif, en échange du respect de points spécifiques et évaluables, tout en conservant son indépendance dans le reste des questions. L’argument martelé est que seule la présence d’UP dans le gouvernement garantirait le respect du programme.
Un gouvernement social-libéral
Le nouveau gouvernement ne se qualifie pas « de gauche » mais « de progrès », ce qui n’en est pas moins une déclaration d’intentions et de limites. Sommairement, après lecture de l’Accord signé lors de sa formation, nous pouvons définir son profil comme celui d’un gouvernement social-libéral qui humanise ses politiques par des mesures visant à atténuer les situations les plus pressantes, et qui propose une réforme politique dans le cadre constitutionnel pour désamorcer le conflit territorial. Il annonce des mesures positives pour augmenter le salaire minimum d’ici quatre ans ou pour éliminer certains aspects tranchants de la réforme du travail du PP ; il énonce de bonnes intentions en matière de défense des femmes, des LGBTI ou d’autres droits civiques, des annonces qui ne sont pas développées et manquent de précisions en termes de financement et de calendrier ; et il évoque des mesures fiscales progressistes afin d’augmenter les recettes sans modifier substantiellement le modèle fiscal.
Mais l’Accord mise sur la stabilité budgétaire dans le cadre des dispositions de l’Union européenne (UE) qui rendront difficile le respect des mesures les plus progressistes, avec trois facteurs qui constituent une épée de Damoclès : une éventuelle stagnation économique avec une baisse des recettes de l’État ; l’application de l’article 135 de la Constitution entré en vigueur le 1er janvier qui donne la priorité au paiement de la dette – la dette publique représente 96,57 % du PIB, bien au-dessus du plafond communautaire de 60 % – et l’ajustement requis par Bruxelles, une réduction du déficit d’environ 8 000 millions d’euros.
La composition et la structure du gouvernement ne laissent aucun doute sur qui commande et a l’hégémonie. Le PSOE s’est réservé la plupart des ministères, a placé des néolibéraux dans les portefeuilles économiques ou à la Sécurité sociale et des personnes d’une fidélité éprouvée au régime de 78 dans le cœur de l’État (armée, justice, intérieur…), laissant à l’UP des domaines réduits et découpés d’autres ministères à faible poids budgétaire, bien que permettant dans certains cas (Ministère de l’égalité) un certain écho médiatique, toujours conditionné au Protocole signé qui impose l’homogénéité des messages et une discipline stricte devant les médias pour les ministres ainsi que pour tous les élus des deux formations. Vingt-quatre heures ne s’étaient même pas écoulées depuis la formation du gouvernement que l’UP a déjà dû avaler plusieurs couleuvres : accepter la nomination du procureur général, faire face à un recours contre une loi défendant les acheteurs de maison face aux banques de Navarre et empêcher le roi d’aller au Parlement, à la demande des indépendantistes catalans de gauche de la CUP…
Un accord sous la pression de l’extrême droite…
Comment a-t-il été possible de trouver un accord en 24 heures, que le PSOE présentait comme impossible après les élections du 10 novembre dernier ? La meilleure explication à cette heure a été donnée par le député d’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) Gabriel Rufián, citant l’Argentin Jorge Luis Borges : « Ce n’est pas l’amour qui nous unit mais la peur. » En effet, Sánchez a pu voir diminuer, lors des élections successives, le soutien à la fois au PSOE et, surtout, à l’UP, qui n’a plus que la moitié des sièges qu’il détenait lors de la précédente législature, et voir au contraire la droite commencer à se relever de la crise sans précédent qu’elle traverse depuis 1977, avec un renforcement de l’extrême droite représentée par Vox.
Sanchez n’a été investi chef du gouvernement que par une différence de deux voix entre votes favorables (167) et votes opposés (165), et en bénéficiant des abstentions de forces très éloignées comme l’ERC catalane ou les basques de Bildu.
Le parlement issu des dernières élections est extrêmement fragmenté avec dix groupes parlementaires formés par vingt-deux partis. Il est également fortement polarisé avec une droite qui se considère propriétaire des institutions et du gouvernement et maintient une tactique de « coup d’état institutionnel » à la bolivienne, remettant en cause la légitimité du PSOE, ressuscitant l’épouvantail « les communistes bolivariens arrivent », en référence à Unidas Podemos et en préconisant une version dure des politiques sociales et fiscales néolibérales.
C’est Vox, son aile radicale, qui dicte l’agenda en mettant en avant une virulente et réactionnaire lutte culturelle, idéologique, antiféministe, lgbtphobe et négationniste du changement climatique. Les trois partis de droite (PP, Vox et Ciudadanos) ont fait de la question catalane l’axe central de la reconstruction d’un nationalisme espagnol centraliste, excluant et autoritaire qui nie la pluri nationalité de fait de l’État espagnol et qui se construit autour de trois axes : la monarchie comme garant du statuquo, l’unité nationale et le rôle des forces armées pour la garantir.
…et du patronat
Dans ce climat de menaces et de manœuvres, les pressions contre la formation du gouvernement de coalition n’ont pas manqué de la part du patronat organisé dans la CEOE2 et des principales entreprises qui sont cotées à la Bourse, regroupées dans l’indice Ibex 35 ou les “avertissements” de la Banque Mondiale et des investisseurs internationaux, qui ont bien sûr été les premiers interlocuteurs reçus par le gouvernement.
Mais la toile de fond, dont sont conscients tant le PSOE que le PP, demeure la crise du régime de 1978 qui est devenue évidente avec l’appui reçu par les mouvements du 15 Mai ou avec les mobilisations massives pour l’autodétermination en Catalogne. Cette crise n’est toujours pas résolue. L’image du roi est mauvaise, le malaise social – produit des politiques d’austérité – demeure, bien que pour le moment il ne se traduise pas par des mobilisations, la question territoriale n’a pas été résolue par la répression des leaders catalans, et l’État “profond” hérité du franquisme continue d’être un motif de remise en question de la légitimité institutionnelle.
De là l’importance que le PSOE, véritable pilier du régime, donne à la gouvernabilité du pays avec l’objectif d’éviter une aggravation de la crise politique latente. En faveur de sa politique de « normalisation », le PSOE compte sur la fin du cycle de contestation politique ouvert par le 15M, qui s’est refermé avec la démobilisation sociale, une nouvelle délégation sans contrôle de la représentation institutionnelle et la possible réabsorption de Unidas Podemos dans la sphère gouvernementale marquée et hégémonisée par Sanchez, avec pour conséquence la neutralisation des propositions programmatiques les plus importantes de ce qui s’est appelé les « forces du changement » lors de la création de Podemos voilà six ans.
Podemos, de la contestation à l’adaptation
Face à cette situation le peuple de gauche n’a pas reçu l’annonce du gouvernement avec enthousiasme mais avec soulagement puisqu’ainsi on a empêché la tenue de nouvelles élections qui auraient probablement donné d’encore meilleurs résultats au PP et à Vox.
Du côté de Unidas Podemos, on a célébré de façon très exagérée, avec une suractivité de ses porte-paroles, l’entrée au gouvernement. Rien n’est plus éloigné de la réalité. Bien au contraire, ce gouvernement nait de la défaite des aspirations du 15M. Et le transformisme politique de Pablo Iglesias a joué un rôle significatif dans cette défaite. Pablo Iglesias est passé en un temps record de la contestation de la Constitution à sa défense, du défi au pouvoir de la banque et des entreprises de l’énergie à l’oubli des politiques qu’il proposait, ou encore de la critique des politiques économiques de l’Union Européenne à l’acceptation, dans « l’Accord du gouvernement de progrès », du « respect des mécanismes des disciplines fiscales pour garantir la viabilité des comptes publics ».
Le dirigeant d’UP n’a pas hésité à affirmer dans les médias que « ce gouvernement va avoir un caractère modéré (sic) […] il est évident que la constitution va en poser les limites […]. Nous ne pouvons pas oublier d’où nous venons ».
Podemos, depuis sa création, a toujours eu deux âmes, y compris lors des moments d’accord. C’est la fin de la trajectoire pour ceux qui, comme Iglesias, avaient pour objectif historique leur accession personnelle au gouvernement de l’Espagne et qui y ont consacré toute leur énergie. La fin de la trajectoire pour ceux qui, comme nous, voulions faire de Podemos un outil pour organiser politiquement ceux d’en bas, pour que la classe travailleuse « prenne » le gouvernement et… le pouvoir.
Dans cette accumulation de contradictions de la direction de Podemos qui oublie « où nous voulions aller après le 15M », réside la question du futur du gouvernement, mais également de la gauche dans son ensemble. Le secteur le plus conscient de cette gauche pense qu’il faut gouverner, mais pas comme ça. C’est à la gauche alternative d’apporter une réponse à cette situation.
Notes et intertitres de la rédaction.