Publié le Mardi 3 juillet 2012 à 08h06.

Grèce : la crise et la révolte vues d’en bas

 

Historien, anthropologue et blogueur, militant de Syriza à Athènes, l’auteur livre régulièrement sur le site suisse francophone A l’Encontre (www.alencontre.org) ses comptes rendus et analyses, qui apportent un tableau très vivant des réactions de la société – ou au moins d’une partie d’entre elle – grecque. Nous publions ici des extraits de ses envois publiés les 13, 19 et 29 mai. Les intertitres sont de la rédaction.

Dans la rue, on peut désormais sourire au temps. Les mots planent partout, la moindre phrase devient significative, et surtout, elle sonne juste : « On les aura…», « Ils ont peur maintenant…», « Nous ne savions plus comment faire, mais nous trouverons le chemin… ».

Syriza, espoir

Comme ces femmes, travaillant à l’accueil au sein d’une entreprise athénienne : « Il est temps de montrer nos dents à l’Europe; il y en a assez, mais nous n’irons tout de même pas sortir de l’euro, l’euro ce n’est pas mauvais en somme, non. » La réponse, par une de ses collègues n’a pas tardé: « Qu’ils aillent se faire… et leur euro avec, ce n’est pas le nôtre. Je travaille à temps plein pour 700 euros par mois déjà, et toi Dora, tu touches déjà moitié moins. » Et Dora le confirme : «Je viens d’être embauchée à temps complet pour 350 par mois, je le vois venir, tout le monde sera au même tarif… ». « Si c’est celui-là notre avenir, alors nous revoterons Syriza ».

Les heures tournent. Samaras [leader du parti de droite Nouvelle Démocratie, Ndlr], grand perdant de ces élections aussi, n’a pas réussi à former un gouvernement. Les journalistes se déchaînent sur la nécessité « d’un gouvernement responsable ». Les rumeurs les plus folles circulent sur Internet, les fausses nouvelles aussi, la guerre psychologique reprend de plus belle. La bancocratie n’est pas vaincue, et elle est encore capable d’inventer: « Attendons-nous à des surprises de taille de leur part », me disait une personne, militante au parti Syriza.

Au KKE [PC] par contre, les camarades communistes sont amers : « Syriza prendra la place du Pasok dans la social-démocratie, Kouvelis avec sa «Gauche Démocratique» le fait presque déjà ; nous ne sommes pas de la dernière pluie au PC, comment veulent-ils annuler ou même rafistoler le Mémorandum sans quitter l’UE, et sans priver les capitalistes du vrai pouvoir politique et économique, car le pouvoir gouvernemental à lui seul, ne peut pas suffire ». C’est ainsi que le KKE a rejeté la proposition d’Alexis Tsipras, mardi 8 mai, encore une fois, c’est « non ».

Samaras de la vieille droite n’a pas pu former un gouvernement le lundi 7 mai, ainsi, il s’est souvenu qu’il était « parmi les premiers à critiquer le Mémorandum ». Les médias affolés suggèrent des « solutions car le pays a besoin d’être gouverné », ainsi, ces journalistes – perroquets de leurs patrons – insistent sur le « drame dans lequel nous sommes plongés » depuis dimanche.

Sauf qu’ils omettent de dire que nous sommes toujours gouvernés, mais par les agents des Troïkans. Car il y a le feu : lundi déjà, on a noté « l’arrivée à Athènes de la « Task Force » de la Commission Européenne pour coordonner la réalisation des réformes et pour auditer les ministères. Elle est composée par 30 à 40 personnes, lesquelles vont contrôler les finances publiques, et surtout l’exécution du budget. Ces agents se sont installés dans les ministères, d’où ils contrôleront les recettes et les dépenses de l’État, une par une. Au même moment, on est en train de former le nouvel Observatoire permanent du mémorandum (Permanent Monitoring) dans l’urgence. Le chef de cette structure séjournera de façon permanente à Athènes et ses membres seront en contact direct avec les équipes installées au sein des ministères, en temps réel. C’est une équipe parallèle à celle du FMI ; cette dernière est d’ailleurs hébergée dans un bâtiment appartenant à la Banque de Grèce » (quotidien Ta Nea, 8 mai 2012).

Nous ne connaîtrons pas toutes les suites de l’histoire ce soir même (9 mai). Le système prépare sa « solution », un plan « B » peut-être avec l’aimable participation de Fotis Kouvelis (Gauche démocratique) dans un deuxième temps, qui sait? Ou encore une autre « nouveauté ». Sauf que les ingrédients d’un autre futur sont déjà dans la marmite. Dans la logique instaurée par le « Mémorandisme réel », dépasser et surtout désamorcer les politiques de rigueur, puis explorer une autre orientation économique et géopolitique pour la Grèce, oblige à sortir des traités. Ce n’est pas encore très clair, mais à travers l’opinion publique on désigne déjà « l’Europe » comme initiatrice de ces politiques, et pas qu’en Grèce. Ce n’est pas encore clair certes, mais nous y sommes déjà. « Il faut former un grand parti pro-européen », répète Venizélos (Pasok) ; et il sait pourquoi.

(…) J’entends autour de moi des gens qui se disent fiers de Syriza, « pour notre dignité retrouvée », c’est déjà un pas vers la liberté. D’autres, par contre, avouent une certaine inquiétude.

Misère, désespoir

(…) Comme en Italie, une personne de plus (un homme de 51 ans) s’est suicidée dimanche dernier (13 mai) en Béotie, un petit entrepreneur en « difficulté », selon le reportage. Mais à présent, les reportages sur les suicides ne font plus les gros titres. En tout cas, voilà encore un, parmi nos électeurs… définitifs, plus de deux mille, recensés par les statistiques de notre guerre en cours.

Hier mardi, j’ai reçu des nouvelles de saison, en provenance de la région de Volos (en Grèce Centrale), étonnamment tristes aussi : «Tu sais, mon cousin ici, le fleuriste, a vécu un enterrement très douloureux la semaine dernière, il a l’habitude pourtant. Rien ne va plus, tout se détraque. Antigone, une jolie femme, âgée de trente-cinq ans, avait retiré toutes ses économies, jusque-là restées sur un compte. Elle avait déjà échappé aux mafias locales qui, de l’intérieur, se tiennent… professionnellement informées, car dans notre ville récemment, un retraité qui avait retiré 250 000 euros de la banque s’est fait cambrioler le soir même, des inconnus ont fait irruption à son domicile pour voler cet argent.

Ah oui, cette pauvre Antigone avait planqué ses économies dans un placard de sa cuisine ; elle avait dit à sa mère que cet argent représentait en quelque sorte sa dot, un capital de départ pour le dire en termes plus modernes, car Antigone pensait se marier. Elle travaillait encore, elle n’était pas chômeuse. L’explosion d’un petit chauffe-eau à gaz a provoqué un incendie et Antigone s’est précipitée aussitôt dans sa cuisine pour sauver son petit capital, c’est sous le placard que son corps a été retrouvé par les pompiers. Quant à la douleur ressentie à son enterrement, sans commune mesure avec les enterrements du passé, il y avait une douleur politique, a précisé mon cousin. Il n’en revient toujours pas, il est sous le choc ; il y pense tout le temps. » Voilà comment Antigone de Volos a trouvé la mort entre deux élections législatives historiques, sa dot se mêlant… à notre « dette ».

(…) Lundi soir, aux dispensaires de la Sécurité sociale, au nord d’Athènes, une dame âgée, venue pour une consultation en orthopédie a brusquement voulu se rendre aux toilettes : « Je ne trouve pas le papier hygiénique » ; « Il n’y en aura plus Madame, nous n’avons pas les moyens d’en acheter, vous devez toujours garder dans votre sac à main, des mouchoirs en papier, ah oui ; il n’y a plus de kinésithérapeute conventionné non plus, c’est terminé, adressez-vous au secteur privé, mais il va falloir tout payer…»

Un ancien pilote de ligne à la retraite, en sirotant son café à deux euros dans le même quartier, pense tout haut, désormais comme tout le monde : « On touche le fond, ainsi les vraies questions ne peuvent plus être évitées comme durant ces années de facilité et de mensonge, de fausse richesse, de clientélisme, de déconsidération du travail, et du Pasokisme, ce poison qui nous gangrène toujours. Notre société est divisée en deux parties. Il y a, parmi nous, ceux qui ont peur, car ils ont encore un peu d’argent, en Grèce ou ailleurs, ou ils touchent, le cas échéant, un salaire de misère dans la fonction publique. Ils craignent la fin de l’euro, le chaos. Puis, il y a les chômeurs, les petits commerçants en faillite, ceux qui ont tout perdu ; eux, ils considèrent que la route de l’euro et peut-être bien celle de la construction européenne est déjà un couloir de la mort ou sinon au moins, ils s’en fichent. Sont-ils les plus nombreux ? Voilà le nœud gordien et voilà la décision, seulement les gens n’ont pas tout compris. Ils pensent que, comme par magie, l’abolition du Mémorandum nous ramènera à la situation de 2009, Syriza ou pas, mais ils se trompent. »

Fascisme

(…) Et au quotidien, les agressions, les meurtres et les suicides se multiplient. Tantôt un Grec mortellement agressé par un afghan à Patras selon le reportage des médias locaux, provoquant l’intervention de la police mais aussi celle des membres de Chryssi Avghi, tantôt une agression qu’un candidat de l’Aube Dorée a subi à Ioannina, le conduisant à l’hôpital, le vent tournant peut aussi être très mauvais.

Selon la rumeur racontée et repandue déjà auprès des jeunes des quartiers populaires, les expropriations forcées des immigrés se feraient parfois à l’aide de l’Aube Dorée: « Leurs gars arrivent, ils nettoient les lieux et lorsque les appartements sont restitués vides à leurs propriétaires, ils sentent alors la peinture toute fraîche. Eh bien, c’est pour effacer les tâches de sang sur les murs. » Je ne peux pas confirmer cette terrible rumeur; mais elle me semble très « pertinente » quant à la logique qu’elle véhicule, et dans la manière de faire accepter cela par le plus grand nombre. Chez certains jeunes rencontrés à Salamine, par exemple, la perspective de l’inacceptable n’est pas visible du tout, seul « le sang » compte. Et pas qu’à travers cette rumeur (…)

Panagiotis Grigoriou