Publié le Mardi 5 avril 2016 à 23h13.

Grèce : Une crise incessante, une révolte qui sourd

Historien et ethnologue, l’auteur tient depuis plusieurs années, à travers son blog greekcrisis.fr, une chronique aiguë de la crise sociale en Grèce1

  • 1. Panagiotis Grigoriou a publié en 2013, chez Fayard, le livre « La Grèce fantôme. Voyage au bout de la crise 2010-2013 ». 400 pages, 22 euros (numérique 15,99 euros) ; http ://www.fayard.fr/la-grece-f…]. Afin d’illustrer la situation actuelle, nous lui empruntons ici des extraits de quatre de ses notes publiées en février 2016.

    Epoque et délai

    Journée de grève générale largement suivie (le 4 mars), comme cela n’a pas été le cas depuis les premières années du troïkanisme réellement appliqué. Dans les villes thessaliennes, kiosques et cafés sont restés fermés et à Athènes, dans la plupart des cas, les boulangers du coin ont une fois n’est pas coutume observé à la lettre les consignes de leur union professionnelle : « Fermeture durant la journée du 4 février ». Tout simplement, pas de pain.

    Les observateurs si bien attitrés des faits et gestes politiques à travers les médias ont alors souligné d’emblée « toute l’importance d’un tel élan dans la protestation de la part de quasiment toutes les catégories socioprofessionnelles, et cela c’est bien nouveau depuis que le gouvernement Tsipras est en place. »

    C’est d’autant plus vrai que tout semble converger, de l’exaspération devant les dernières mesures programmées du gouvernement, touchant aux système des retraites ou à l’imposition, jusqu’aux nombreux rejets exprimés par les habitants comme par les élus locaux, face à l’installation chez eux des fameux camps de refugiés et de migrants, appelés par un dernier euphémisme en cours, postmoderne (et) de l’Union européenne, « hot spots ». Structures que l’armée grecque vient de se voir chargée de construire d’urgence, d’abord dans certaines îles, sous peine de voir la Grèce se faire expulser du... royaume de Schengen (…)

    Ailleurs, comme à Préveza (ouest de la Grèce), les marins-pêcheurs ont manifesté pour la première fois à bord de leurs bateaux, tandis qu’à Athènes, sur la place de la Constitution (Syntagma), certains slogans très nouveaux ont visé à leur manière directement Alexis Tsipras, au même titre que l’européisme affligeant qui est le sien. Temps pour ainsi dire nouveaux. 

    Cette nouveauté concernant Syriza et Alexis Tsipras plus précisément, au-delà d’une certaine vulgarité ou non des slogans (répondant cependant exactement à la vulgarité politique du mémorandum signé par son gouvernement durant l’été 2015), était encore impensable et en tout cas impossible à formuler il y a encore quelques mois. Les temps changent... et nos destins s’y engouffrent encore davantage, on dirait.

    Jeudi 4 février au matin, le centre-ville d’Athènes était déjà en partie interdit à la circulation, routes et avenues étaient coupées, surtout à proximité des bâtiments dits sensibles ; présence policière accrue et fermeture de très nombreuses boutiques, entreprises, administrations et aussi musées, celui de la monnaie compris, pour cause de grève générale.

    Place de la Constitution, un premier groupe formé de paysans en colère, tous venus de l’emblématique Marathon, posèrent alors devant les cameras des journalistes et des touristes, bien avant l’arrivée des différents cortèges. Non loin, devant les locaux de leur Ordre, les avocats athéniens s’apprêtaient aussi à rejoindre le cortège groupés, l’ambiance était suffisamment étrange, entre atmosphère bon enfant, désespoir et aussi... un certain mutisme. Contrairement aux grandes manifestations et cortèges des années proto-mémorandaires, les participants communiquent visiblement moins entre eux, en tout cas les discussions enflammées d’alors se font désormais plus rares ou sinon moins patentes ; tout aurait déjà été dit et surtout… vécu. 

     

    La fin des Tsiprosaures ?

    Temps de colère et de révolte. Vendredi matin (12 février), le pouvoir supposé politique, pris de panique, avait tenté de bloquer les portes d’Athènes, dans une tentative désespérée d’empêcher l’arrivée motorisée des paysans, venus manifester depuis les quatre coins du pays. A plusieurs reprises, les forces de police ont été d’abord violement repoussées par les agriculteurs ; ailleurs des négociations ont pu apaiser le ciel athénien. Monde ambiant.

    Les agriculteurs ont finalement fait leur entrée dans Athènes... d’où par la suite une petite bataille rangée devant le ministère de l’Agriculture. Les rebelles (…) ont installé leur campement à Syntagma, nous n’avions pas vu cela depuis l’autre grand moment de notre infortune, durant le mouvement des Indignés en 2011.

    Les paysans crétois ont été les premiers à débarquer au Pirée, très tôt dans la matinée de vendredi ; ils ont aussitôt investi la ville, mais c’est devant le ministère de l’Agriculture que toute leur colère a éclaté lorsque leur camionnette remplie d’un échantillon de leurs productions a été saisie par la Police... avant d’être libérée suite à un assaut réussi.

    Face au ministère, devant l’absence du ministre, et surtout le refus ministériel de recevoir une délégation crétoise porteuse d’un texte récapitulant les décisions de ses collectifs, à savoir le retrait du projet de loi sur les retraites et sur la fiscalité des exploitants agricoles, une nouvelle attaque a été (spontanément ?) lancée contre les gardes prétoriens du gouvernement mémorandaire Syriza/Anel.

    D’autres épisodes très violents aux portes d’Athènes se sont déroulés en même temps, lors du contact entre les paysans du Péloponnèse et les forces de l’ordre. Bilan : dix policiers blessés et quelques interpellations. « Nous n’avons pas peur de la police... venez voir... », tel fut le message et le geste charnel clairement affiché par certains agriculteurs et éleveurs du pays (…)

    Nous nous attendions à cette expression violente (pour l’instant, certes contenue) de cette phrase au bout de toutes les lèvres car sans cesse répétée au pays réel, de la mise à mort économique (impossibilité de travailler et d’entreprendre), sociale (droits sociaux des travailleurs) et nationale (souveraineté, agissements de type Frontex, UE et OTAN dans les eaux territoriales de la Grèce après une nouvelle capitulation du gouvernement Tsipras), tout cela en accéléré depuis la terrible trahison du « Non » par les Tsiprosaures : « Cela ne peut plus durer » entend-on dire de manière unanime.

    Ainsi, l’idée deviendrait désormais majoritaire en Grèce (indépendamment des piètres familles politiques), de concevoir (à tort ou à raison) que cette violence devrait prendre un caractère ciblé et précis, autrement dit, apte à faire chuter le gouvernement Syriza/Anel, ou mieux encore, le système politique dans son ensemble.

    (…) Les animateurs des radios mainstream, à l’instar d’Alpha FM (soirée du 12 février), lancèrent des appels destinés aux auditeurs et plus particulièrement aux jeunes, « à surtout éviter le centre d’Athènes, où le chaos des manifestants est en train de régner, et à préférer une promenade du côté des quartiers sud près de la mer, pour par exemple boire son café ».

    Tout comme ces étranges annonces sous la forme d’alerte météo pluies et vents, diffusées au même moment et démenties par les faits, pour ne pas évoquer l’évacuation... des députés de Syriza, lesquels ont tous quitté le « Parlement » par une issue de secours donnant sur le Jardin botanique d’Athènes, resté fermé jusqu’à nouvel ordre par la police, une pratique déjà utilisée sous le gouvernement Papandréou, au moment le plus paroxystique du mouvement des Indignés en 2011.

    Les engins agricoles (une vingtaine au total), ont en effet fait leur entrée dans Athènes, y compris Place de la Constitution (Syntagma) dans la soirée. Certes, il y a eu un... arrangement entre la coordination paysanne de Thessalie (proche du PC grec - KKE) et le gouvernement, avec à la clef leur retrait rapide quelques heures plus tard. J’en sais directement quelque chose, puisque ces tracteurs proviennent tous de la bourgade thessalienne de Palamas (département de Karditsa), où une partie de ma famille vit toujours. N’empêche, cette entrée fut triomphale, les citadins ont accueilli les paysans en... libérateurs, tel fut en tout cas l’instantané de la soirée du 12 février à Syntagma. 

     

    Jacqueries grecques

    Les agriculteurs ont évacué Athènes pour retrouver leurs engins agricoles sur le bitume des routes et des autoroutes. La Grèce, toujours... abrégée par endroits suite au blocage des axes routiers. En attendant, la frontière entre la Grèce et la Bulgarie est fermée au matin du 18 février (…)

    Place de la Constitution (Syntagma), près du campement d’un jour installé par les agriculteurs-manifestants du 12 février, le message de la dignité était réapparu, accroché sous ce cyprès où notre concitoyen et pharmacien à la retraite, Dimitris Christoulas, s’était suicidé en avril 2012. Le « Réseau informel de la vie contre le suicide », à l’origine du message (…) avait constitué au départ un effort parallèle et alors lié à la Commission pour la vérité sur la dette grecque. Son but était de recenser, documenter et ainsi argumenter, à partir d’une large enquête à travers toute la Grèce, sur les liens entre les cas de suicide (et d’autres mortalités) en Grèce, causés par la politique criminelle des mémorandums (…) Le Réseau de la vie contre le suicide est demeuré informel, étant donné qu’il a été sciemment torpillé par le gouvernement Syriza ; et d’ailleurs, de son côté, la Région d’Attique (équipe de Rena Dourou), n’a jamais voulu le soutenir réellement. Il n’est donc guère surprenant de voir donc les Syrizistes (…) détruire en ce moment-même toutes les preuves (officielles) établies et archivés par la Commission pour la vérité sur la dette grecque.

    Jeudi 18 février, le Vice-ministre (Anel) des Infrastructures, Panagiotis Sgouridis, a été « placé en état de démission » par Alexis Tsipras (en déplacement en Bruxelles). Sgouridis venait de déclarer, dans une interview accordé à un média local du nord de la Grèce, à Alexandroupolis, ni plus ni moins que « Alexis Tsipras a trompé les électeurs (…) les agriculteurs, autant d’ailleurs que Papandréou et Samaras l’avaient fait auparavant ».

    Toujours jeudi 18 février, dans la matinée, les locaux du ministère de la Santé ont été occupés par les grévistes issus du mouvement social dans les hôpitaux du secteur public. Au même moment, partout en Grèce, de nombreux locaux appartenant à Syriza subissaient les attaques de paysans (…) Les députés gouvernementaux ne peuvent plus circuler dans leurs circonscriptions autrement qu’escortés par la police... Sinon, ils doivent affronter toutes les couleurs de la colère locale.

    Il y a quelques jours (8 février), dans la ville de La Canée en Crète, devant des locaux cernés car appartenant à la Banque (centrale) de Grèce (propriété comme on sait de la famille Rothschild), le message déployé par les banderoles des paysans était clair : « C’est la banque des colonialistes, les Rothschild hors de Grèce ». 

    Au gouvernement, on espère que la fièvre sera passagère et que des arrangements supposés possibles avec les protestataires (en réalité pratiquement toutes les couches de la population) finiront par calmer le jeu. Syriza/Anel joue la division. Déjà, à la suite d’un certain arrangement passé entre le gouvernement et ceux de la coordination paysanne thessalienne (proche du PC grec), une vingtaine d’engins agricoles avaient reçu l’autorisation de pénétrer dans Athènes, tandis qu’au même moment, les paysans de la coordination du Péloponnèse (jugée totalement incontrôlée par le gouvernement) s’étaient vu interdire cette même entrée athénienne (dans le but de rejoindre le grand rassemblement du monde agricole Place Syntagma, le 12 février).

    Très amers, après avoir été victimes de la répression policière, ceux du Péloponnèse ont alors annoncé le durcissement de leur mouvement, ce qui se traduit sur le terrain par le blocage des axes routiers qui passent par le Canal de Corinthe, coupant ainsi le Péloponnèse de l’Attique.

    Dans Athènes, c’est la police qui souvent interdit la circulation, au passage des manifestations, bien nombreuses en ce moment. Images coutumières, au même titre que la désolation des kiosques abandonnés, ou encore ce spectacle du monde ambiant (et) des mendiants, parfois handicapés et souvent d’ailleurs « retraités » grecs, à l’affût de leur survie entre les automobiles à l’arrêt devant les feux rouges. Je remarque d’ailleurs qu’en moins d’un an, ce qui correspond en même temps... à l’avènement de Syriza au gouvernement, les anciens mendiants africains ou pakistanais des feux rouges ont été remplacés par des Grecs, le plus souvent âgés (…)

    Dans Athènes, le gros plan du moment pourrait aussi se focaliser sur ces morceaux de gâteau... emballés, posés de plus en plus souvent sur les bennes à ordures, à destination de citoyens (ou migrants) affamés inconnus. Et pour bien faire dans la complémentarité de notre... modernité contemplative, il y a encore ceux qui peuvent également laisser de la nourriture, comme de l’eau, pour nos animaux sans maître, toujours si nombreux.

    Tout ne serait-il pas entièrement perdu dans un système en voie d’effondrement dont les réservoirs se vident sans que l’on ait trouvé... sur quel pied danser ? A Athènes, il devient possible d’apprendre à danser pour seulement 3 euros la séance. Souvent la « crise » prétend désormais rendre accessible ce qui ne l’était pas forcement avant, mais c’est en réalité faux... au pays des salaires inaccessibles. « Je ne peux plus faire grand-chose, à part survivre. Depuis le nouvel effondrement du mémorandum Tsipras, je dois proposer mes cours pour 6 euros de l’heure », affirme mon cousin Kostas, enseignant dans une petite école privé de cours de soutien.

     

    Tempêtes

    Au Pirée, les habitants du quartier marchandent de plus en plus âprement le prix du poisson auprès des pêcheurs qui vendent directement depuis leurs caïques. Derniers pêcheurs, petits vieux comme petits métiers dans les ports de plaisance chics, où cependant les embarcations des pêcheurs trouvent encore place.

    À leur manière, les journaux accrochés devant les kiosques étalent à travers leurs titres ce même air du temps. Pour Rizospastis, le quotidien historique du PC grec (KKE), « l’inquiétude est grande devant l’intervention de l’OTAN en mer Egée, tandis que le gouvernement ne fait que pavoiser ». A côté, le journal La Bourse se satisfait comme il peut de l’insignifiance, puisque « Greylock Capital rachète en ce moment des bons du Trésor grec » ; ce n’est certainement pas du prix du poisson qu’il est question.

    Dans les quartiers qui entourent les grandes marinas du Pirée, de nombreux commerces sont déjà définitivement fermés. Trop souvent même, les réouvertures après reprise du bail ou sinon avec changement d’activité ne durent guère que quelques mois. Certains bistrots et cafés proposent leurs salades et breuvages moins cher que d’accoutumée, il était grand temps.

    Il est vrai que lorsque les prix baissent, c’est alors de manière sélective. Tel est d’ailleurs tout le sens de cette affiche avec la tête de Thodoris Dritsas, député Syriza de la circonscription devenu ministre, affiche apposée ces derniers jours sur certaines surfaces du Pirée par ceux du mouvement de gauche et du « Plan B » : « Dritsas, tu as bradé déjà le port du Pirée, iras-tu en plus brader les retraites ? » (…)

    Ailleurs en ville, habitants de souche comme migrants plongent de plus en plus souvent dans les bennes à ordures... L’avenir du pays s’y découvrirait, déjà recyclé à jamais, si l’on en croit le sens très visiblement commun des Grecs, exception faite du gouvernement et de Tsipras en personne, car en façade en tout cas, ceux de la coalition Syriza/Anel se disent optimistes !

    C’est vrai, les agriculteurs distribuent gratuitement de temps à autre une part de leurs produits directement sur les places d’Athènes comme des autres centres urbains, sauf qu’ils ont désormais quitté la capitale après la belle osmose entre eux et les citadins à Syntagma (Place de la Constitution), durant leur grand rassemblement du 12 février.

    Depuis, ils ont rejoint les leurs dans les nombreux blocus établis sur les routes et autoroutes du pays, blocus et blocages, il faut le dire, à géométrie variable, sauf dans certains cas comme pour le blocage des axes routiers à la frontière avec la Bulgarie. Il faut dire aussi que la jacquerie du monde paysan ne relève pas d’un type de mouvement effectivement coordonné. Ses fissures, savamment cultivés par le gouvernement et par les autres partis politiques (sans trop le crier haut et fort), amèneront déjà certaines coordinations paysannes à se rendre à Athènes lundi 22 février, à la rencontre d’Alexis Tsipras.

    Panagiotis Grigoriou