Entretien. Nous avons rencontré Cemile Renklicay, co-présidente de la Conférence démocratique kurde en France (CDKF) à propos de la situation du peuple kurde en Turquie et en Syrie.
Peux-tu nous présenter le Conseil démocratique kurde de France ?
Le CDKF est une sorte de fédération composée de 26 centres en France (Strasbourg, Marseille, Toulouse...). Il y a le même type de structures à travers l’Europe (Allemagne, Belgique, Autriche...) qui sont rattachées à une fédération européenne (KCDE) située à Bruxelles, qui réunit des Kurdes de Syrie, mais aussi principalement d’Iran, d’Irak et de Turquie. Ces centres ont des activités culturelles, sociales et politiques.
Que peux-tu nous dire de la situation actuelle ?
à partir de mars dernier, Erdogan a décidé de renverser le processus de paix et les discussions avec Öcalan et différents autres interlocuteurs. Le 7 juin, il y a eu les élections et le HDP, avec 14 % des voix (dépassant ainsi le seuil des10 %, une première pour un parti pro-kurde), obtient 80 sièges l’Assemblée nationale.
Tous les Kurdes ont eu l’espoir que le problème kurde allait se résoudre de façon politique. Le HDP (Parti démocratique des peuples ) est à la base un parti essentiellement kurde, mais comprenant d’autres minorités : Arméniens, Assyriens, des associations d’homosexuelLEs. Il répond aux questionnements de différents mouvements de gauche qui ne pouvaient avoir de place dans les partis classiques turcs, notamment le Parti républicain (CHP).
Erdogan n’a pas pu supporter cette réussite du HDP, et les attaques contre les bureaux du HDP se sont multipliées.
Le 20 juillet, il y eu l’attentat à Suruç, dans lequel 33 jeunes socialistes venus pour participer à la reconstruction de Kobané ont été assassinés. Le 24 juillet, l’État turc a décidé d’engager la prétendue lutte contre Daesh. En une semaine, il a mené près de 100 attaques contre la guérilla kurde au nord de l’Irak... et seulement 3 en Syrie contre Daesh et dans des lieux désertiques.
Pourtant, le HDP a fait partie du gouvernement transitoire, très brièvement...
Le HDP ne voulait pas faire partie d’un gouvernement de coalition avec l’AKP, mais avait effectivement accepté de faire partie du gouvernement transitoire. Deux de leurs députés ont été ministres, mais ont démissionné au bout d’un mois.
Plus de 400 locaux du HDP ont été attaqués, de très nombreuses arrestations ont eu lieu, 7 maires et élus ont été arrêtés et mis en examen, destitués de leur mandat. Ils sont toujours emprisonnés.
Le 10 octobre, il y a eu l’attentat d’Ankara, lors du meeting pour la paix organisé par des associations, des forces progressistes, des syndicats. Plus de 120 morts.
Après l’attentat d’Ankara, le HDP a décidé de ne plus tenir de meeting, ce qui a eu évidemment des conséquences quant à la campagne électorale de novembre, cela afin de pas mettre en danger la vie des personnes. Le HDP a totalement disparu des médias turcs. La télévision nationale, censée attribuer le même temps d’antenne à chaque parti, a accordé 18 minutes au HDP, alors que l’AKP disposait de 58 heures...
Aux élections du 1er novembre, le HDP a obtenu environ 11 % au niveau national. Nous estimons que c’est une réussite compte tenu des fraudes, de la guerre civile, de la peur.
Quelle est la situation au Kurdistan de Turquie ?
Le bâtonnier de l’ordre des avocats à Diyarbakir vient d’être assassiné en public, parce qu’il avait osé dire que le PKK n’était pas une organisation terroriste. Dans plusieurs villes, il y a le couvre-feu. Les jeunes montent des barricades, creusent des tranchées pour empêcher la police d’entrer dans des quartiers, voire dans la totalité de la ville.
On est en train d’assister au siège de tous ces quartiers par l’armée turque, mais je ne crois pas à une offensive générale. La résistance civile est très importante. Des milliers de gens manifestent quotidiennement. Erdogan n’a pas digéré que le HDP mette en échec son projet d’un système présidentiel, pour être l’homme fort de la Turquie en créant une copie de l’Empire ottoman. D’ailleurs, quand l’armée intervient contre les jeunes à Cizré, elle diffuse l’hymne de l’Empire ottoman.
Qu’est-ce-qui a provoqué le changement d’attitude d’Erdogan qui a arrêté les négociations de paix entamées avec Öcalan ?
Le fait que le HDP s’oppose à la mise en place de son système présidentiel à vie a été l’élément déclencheur de son revirement. Le HDP montant dans les sondages, devenant indépendant, se présentant en tant que parti, dépassant le seuil de 10 %, devenait l’ennemi n°1. « Je vais annihiler l’opposition kurde », a dit Erdogan.
Nous avons abordé essentiellement la situation en Turquie. Et la Syrie ?
Les Kurdes en Syrie continuent leur combat contre Daesh. Alors que Kobané a été libéré en janvier dernier, le danger persiste toujours. Il y a une collaboration avec des forces démocratiques arabes syriennes, arméniennes ou assyro-chaldéennes pour combattre Daesh. Certains membres d’ASL ont été à Kobané au côté des Kurdes, mais d’autres s’opposaient aux Kurdes au côté d’al-Nosra (parce que athées, communistes, pas croyants...) en fonction des zones à majorité kurde ou arabe.
Il existe un Conseil national syrien soutenu par la Turquie et l’Arabie saoudite, vu avec beaucoup de méfiance par les Kurdes. Actuellement une nouvelle tentative de « convergence » se dessine, le Front des forces démocratiques syriennes.
Quelle est l’attitude de la France ? L’ouverture d’une mission politique de Rojava est-elle envisagée ?
C’est avec des représentants du PYD qu’il faudrait en discuter, de même que pour la fourniture éventuelle d’armes. Par contre, Valls a dit que dans les « fichiers S » se trouvent des membres du PKK, et il n’y a aucune réaction des pays européens pour dénoncer les attaques contre les civils kurdes, alors que les télévisions nous montrent des quartiers et des villes importantes en partie détruits par les tirs et les bombardements.
Il y a aussi des milliers de réfugiés turcs obligés de quitter leur maison, leur ville, pour des raisons de sécurité. Il n’y a jamais eu de tel mouvement de population en Turquie, même durant les années 90.
Quelle solidarité pouvons-nous apporter ici ?
Des collectes ont lieu dans des villes, notamment à Toulouse, des engagements de municipalités et d’individus pour la reconstruction de Kobané, mais rien de la part du gouvernement français qui n’apporte aucune aide, que celle-ci soit politique ou matérielle.
Le Parti communiste français et certaines municipalités qu’il dirige, le MRAP, le NPA, des anarchistes, un parti breton, et la Coordination nationale solidarité Kurdistan, soutiennent la cause kurde, surtout sur le plan politique.
Propos recueillis le 23 décembre 2015 par Mireille C. et Alain J.