Entretien avec Granyab,un étudiant qui a suivi les événements de près.
Le 11 février, les transporteurs réunionnais ont entamé un mouvement pour obtenir une baisse du prix du carburant. Très vite soutenus par la population, ils élargissent leurs revendications au problème de la vie chère. Le préfet envoie les forces de l’ordre et la situation tourne rapidement à l’émeute, à l’initiative des jeunes précaires et chômeurs. Au final, les Réunionnais obtiennent quelques avancées.1 Comment vis-tu les événements ?Je suis enthousiaste et pessimiste à la fois…Enthousiaste, parce que la réaction aux provocations du préfet a été massive, les gens se sont enfin exprimés, il y a eu des rassemblements et des mouvements de protestation dans toute l’île, c’est l’ensemble de la population réunionnaise, celle qui travaille, mais aussi celle qui cherche du travail, les jeunes, les femmes, qui s’est mobilisé, a pris la parole, débattu pendant plus de dix jours de la situation sociale, économique, politique et même culturelle (identitaire) de la Réunion, aussi bien sur les ondes des radios libres, que sur la place des mairies, sans chef, sans organisation derrière eux !... mais aussi dans la cacophonie !C’est pourquoi tu serais aussi « pessimiste »?Oui, parce qu’il y a eu deux mouvements, pratiquement sans lien direct entre eux : celui des adultes, des consommateurs, indignés par ce qui se passe, et celui des « casseurs », des jeunes, voire très jeunes, qui sont allés à l’affrontement, et grâce à qui on a enfin parlé de la Réunion en France métropolitaine… c’est triste d’être obligé d’en arriver là pour faire parler de nous !
Comment expliques-tu que les jeunes des quartiers aient été sur le devant de la scène ?Le 20 février, les transporteurs ont bloqué les entrées de la Société réunionnaise de produits pétroliers (SRPP) et le préfet a envoyé les flics… mais entre-temps, les gens sont venus spontanément leur apporter leur soutien. Le préfet […] convoque une réunion le mardi et fait pression sur le transporteurs pour dégager l’accès aux entrepôts de la SRPP, en envoyant les flics sur place pour les verbaliser… c’était là une grosse erreur ! Les gens du Port, mais aussi d’autres villes alentour, alertés par la radio, furieux, sont venus illico prêter main forte aux transporteurs et les ont physiquement empêchés de lever le camp… Le préfet a donc préféré faire replier les gendarmes, devant la tension qui montait ! Mais il a quand même réussi […] à obtenir un arrangement, ce qui a provoqué un tollé général dans la population !La marmite (Le Chaudron !) bouillait et les émeutes ont commencé alors, de manière anarchique, d’abord dans un quartier, puis l’autre, sans coordination, et n’ont plus cessé trois jours durant, de mercredi à samedi inclus, allant en s’amplifiant, et c’est là que les jeunes, notamment les jeunes chômeurs, ont pris le devant de la scène !Comment se sont comportées les forces de police ?On se serait cru en état de siège ! Imagine, la nuit, les poubelles qui brûlent, les jeunes encagoulés d’un côté, de l’autre des hommes casqués, armés de boucliers et de matraques, équipés comme des ninjas, l’hélicoptère qui vrombit au-dessus de nos têtes pour éclairer le quartier et débusquer les jeunes qui jouent au chat et à la souris avec les forces de l’ordre ! Le préfet a fait venir des canons à eau, 250 gardes mobiles ont été diligentés de France, deux escadrons basés à Mayotte sont arrivés en renfort, ils étaient au moins 600 mobilisés sur l’île, face à des groupes de jeunes ne dépassant guère 50 personnes par ville, en moyenne. Sauf au Chaudron, quartier populaire de la banlieue de la capitale (Saint-Denis), quartier qui a une tradition de résistance (1972, 1991), où ils étaient environ 400 gardes mobiles à faire face à quelque 600 manifestants ! Mais c’est vrai que les manifestants avaient la rage au cœur, ils ne reculaient pas devant les gaz lacrymogènes, s’armaient de galets, confectionnaient des cocktails Molotov, se montraient très offensifs… leur détermination a impressionné tout le monde, car les parents, les adultes se sentaient débordés ! [...]Il faut noter que jamais les jeunes « casseurs » ne s’en sont pris aux particuliers, ce sont les magasins qu’ils visaient, les bâtiments administratifs, la plupart du temps ils se contentaient de provoquer la réaction de la police en mettant le feu aux poubelles et aux épaves de voiture qu’ils trouvaient dans le quartier ! Ce qui m’a frappé c’est qu’ils cherchaient vraiment l’affrontement, et que la peur avait changé de camp ! [...]Quelle a été l’attitude des étudiantEs ? Ils sont resté en dehors du mouvement, pour une grande majorité d’entre eux. […] On leur fait croire qu’en travaillant dur, en se montrant dociles, ils auraient leur part du gâteau, qu’ils profiteraient de l’ascenseur social ! Ils/Elles n’ont absolument pas conscience qu’ils sont condamnés à l’exil (en France, en Europe, au Canada, en Australie) ou aux emplois précaires, les petits boulots mal payés à temps partiel, voire le travail au noir, très répandu dans notre pays !Et quel a été le rôle des organisations syndicales, politiques pendant ces événements ?Il y a eu le syndicat des transporteurs, deux en fait, qui ont fini par se diviser, et aussi l’intervention de J. Hughes Ratenon, qui est proche du parti communiste réunionnais (PCR) et milite depuis quelques années en défense des précaires et des chômeurs… Mais les orga qui avaient formé le Collectif des organisations syndicales, politiques et associatives réunionnaises (Cospar) étaient aux abonnés absents ! D’ailleurs, s’ils avaient essayé de rentrer dans le mouvement, ils auraient entendu siffler leurs oreilles !Pourtant c’est bien eux qui avaient lancé la revendication de la baisse des prix de première nécessité, de la revalorisation des bas salaires etc., en mars 2009 ?Parce qu’il y a un ras-le-bol et une perte de confiance dans les hommes politiques, accusés de ne jamais rendre de comptes à la population, alors que tout se sait à la Réunion, et qu’il serait possible de s’expliquer publiquement, démocratiquement, mais aussi coupables de clientélisme, dans un pays frappé par un chômage massif (plus du tiers de la population en âge de travailler) et pire encore coupable de corruption ! [...]De plus, le Cospar n’a pas réussi comme aux Antilles à obtenir les 200 euros de revalorisation des bas salaires et bas revenus, face au veto de la région tenue alors par Vergès (le dirigeant du PCR), qui a refusé d’apporter les 50 euros de complément aux 100 euros de l’État2, et a réussi à calmer le jeu à travers ses organisations satellites, celle de Ratenon, la CGTR etc., qui ont elles-mêmes eu raison de la CFDT (sans grande résistance) et de la FSU, etc. Bref, la classe politique toute entière, et même les dirigeants syndicaux sont coupés de la réalité quotidienne que vivent les travailleurs et les chômeurs, et il y a un véritable problème : comment les gens vont-ils s’organiser à présent ? Ils sont nombreux ceux/celles qui ne veulent plus entendre parler de partis politiques, de syndicats !Bilan, selon toi ?Il paraît qu’il y a eu des avancées : gel du prix de 40 produits de première nécessité (mais cela a été décidé en l’absence des représentants du patronat des grandes surfaces !), baisse du prix de la bouteille de gaz de 21 à 15 euros (mais ces sont les collectivités locales qui vont mettre la main à la poche), baisse de 8 centimes du carburant (mais seuls 2 centimes sont le fruit de la baisse acceptée par la SRPP), construction d’un site de stockage pour faire concurrence à la SRPP (mais on voit bien qu’ici la concurrence est biaisée par la petitesse du marché, ententes entre concessionnaires d’automobiles, entre compagnies d’aviation… on n’est pas en Europe !). Notre situation de dépendance fait que je ne vois pas de solution. Il est patent que l’État protège les intérêts des pétroliers, des actionnaires des grandes surfaces – c’est là qu’il a stationné les flics, laissant piller sans bouger les boutiques d’informatique, les PMU, voire les pharmacies ou les bars ! […]Donc bilan contrasté, mais ce qui me donne du courage, c’est que pour la première fois les gens n’ont plus peur de parler, de dénoncer ce qu’ils ressentent comme des injustices, ils n’ont plus honte d’être créoles ! [...] o Propos recueillis par Iv (militant NPAR). Fait au Tampon, le Lundi 27 février à 20 h 30 1. Pour un déroulé des événements, voir Tout est à nous ! L’hebdo n° 138 du 1er mars. 2. En 2009, le Cospar revendiquait une augmentation des bas salaires de 200 euros (100 euros de l’État, 50 du Medef et 50 des collectivités territoriales).1. La situation sociale à la Réunion (Chiffres du Tableau économique de la Réunion, TER, 2010)
Population2008 : 802 000 habitants recensés.35 % de la population a moins de 20 ansPopulation active : 324 000 personnes en 2009Taux d’activité des 15-64 ans : 61 %, soit 10 points en dessous de celui de métropoleFemmes de 15 à 64 ans : 54 %Salaires : 17 400 euros par an (2007), inférieur de 1 900 euros à la moyenne annuelle française. La rémunération moyenne d’un ouvrier qualifié réunionnais est inférieure de 10 % à celle d’un ouvrier qualifié français (or la vie est 35 % plus chère en moyenne).Le salaire annuel moyen des cadres, des professions intermédiaires et des employés est plus élevé à la Réunion qu’en France métropolitaine.Un cadre gagne près de 3 fois plus qu’un ouvrier qualifié, alors que ce rapport n’est que de 2,5 en France.Quant à la rémunération des fonctionnaires, selon qu’ils travaillent dans l’Éducation nationale, l’Équipement, la Sécu, la Télé/Radio publics, l’IEDOM, la Santé etc. elle est majorée de 35 % à 75 %, en raison de la vie chère ; cela s’ajoute à l’abattement de 30 % sur les impôts.ChômageLe taux de chômage est le plus élevé des DOM. L’écart reste très important avec la métropole (qui affiche un taux d’emploi de 20 points supérieur).Nombre de chômeurEs : 81 608 en 2008 (dont la moitié sont des femmes).Plus les 32 000 non inscrits au Pôle emploi.Au moins 126 000 personnes veulent travailler soit 35 % de l’ensemble de la population active et inactive souhaitant travailler (contre 11 % en métropole).Chômage des jeunes : 51 % des actifs de 15 à 24 ans contre 24 % en France métropolitaine. 38 % des femmes de 15 à 64 ans travaillent contre 50 % des hommes.Travail à temps partiel :Un cinquième des actifs ayant un emploi soit 47 300 personnes : 7 sur 10 sont des femmes !53 % sont à temps partiel subi.Minima sociauxPlus de 140 000 Réunionnais perçoivent au moins un des minima sociaux (allocataires sans double compte).AllocationsLa caisse d’allocations familiales dénombre 218 000 allocataires et couvre ainsi 76 % de la population réunionnaise, soit 592 000 bénéficiaires.Revenus fiscauxLa part des Réunionnais imposés à l’impôt sur le revenu est de 38 %, très inférieure à celle de la MétropoleC’est pourtant le département où l’on a le plus de personnes assujetties à l’impôt sur les grandes fortunes !Le revenu médian reste de moitié inférieur à celui de l’ensemble des régions françaisesLe rapport de revenus entre le quart des ménages les plus modestes et le quart des ménages les plus aisés est de 4,5, contre 2 en France.