Publié le Lundi 2 janvier 2012 à 19h35.

Le « modèle allemand », pilier du capitalisme d’outre-Rhin

Les années qui ont suivi la réunification allemande ont été marquées par d’importantes offensives contre les acquis sociaux. Durant cette période, les syndicats se sont contentés d’accompagner les nouvelles mesures. Mais l’aggravation de la crise et le développement des luttes pourraient changer la donne

Ce n’est un secret pour personne : le nombre de grèves en République fédérale allemande (RFA) est vraiment très faible. En Europe, seule la Suisse en compte encore moins. Ceci montre aussi bien la stabilité du système politique et économique que l’important rôle de frein qu’exerce une bureaucratie syndicale puissante, complètement intégrée au système dominant et à sa gestion de la crise.

Une offensive patronale sans précédent

Pour comprendre le rôle dominant des gouvernements allemands en Europe, il est nécessaire de rappeler quelques éléments structurels. Entre 1950 et 1975, d’excellentes conditions d’accumulation ont permis à l’industrie d’être très compétitive et d’obtenir d’importants excédents commerciaux. Ceci va de pair avec une évolution négative des salaires réels, et donc des coûts salariaux extrêmement faibles. Cela n’a pas joué pour peu dans la ruine de la compétitivité de l’industrie en Grèce et au Portugal, et dans la maturation de la crise de l’euro que nous connaissons actuellement. Ce gigantesque excédent de la balance commerciale de l’industrie (entre 117 et 135 milliards d’euros par an dans l’automobile, les machines outils et la construction mécanique) est le fondement de l’intégration sociale d’une partie de la classe ouvrière, surtout parmi les embauchés en CDI.

Parallèlement la division de la classe ouvrière a été fortement accentuée, avant tout en conséquence de l’Agenda 2010 instauré par le gouvernement fédéral rouge-vert de Schröder. L’objectif principal était de précariser une partie croissante de la classe ouvrière en la rejetant dans le secteur à bas salaires. Au cours des quinze dernières années, la vis a été tellement serrée que de moins en moins de salariéEs prennent un congé maladie : le taux d’absentéisme est très bas, autour de 3,8 %. La RFA a le secteur à bas salaires le plus important d’Europe : ce sont 8 millions de personnes qui travaillent pour des salaires inférieurs au seuil de pauvreté. Et il n’y a aucun salaire minimum. Ainsi, une coiffeuse en Thuringe perçoit un salaire horaire conventionnel de 3,83 euros ! 7 millions de personnes gagnent moins de 8 euros de l’heure. Entre 1993 et 2010, cette politique a permis de faire passer la part des salaires de 73 à 64 % du revenu national.

Des syndicats à la traîne

Les conditions de travail des 6 millions de précaires (dont 900 000 intérimaires) sont particulièrement dures. Sur les 36 millions de salariéEs qui ont un boulot (donc sans les 5 millions de sans-emploi), il n’y en a que 23 millions qui ont encore un contrat de travail « normal » (travail à temps plein, cotisants à la Sécu). Si on ajoute les 1,7 million de fonctionnaires, cela fait moins de 70 %. C’est encore sous Schröder que la décision fut prise de ne plus payer de la même façon les salariés embauchés à durée indéterminée et les intérimaires dans le cas où il existe une convention spécifique pour ces derniers. Le DGB2 signa en se justifiant ainsi : « Si nous ne le faisons pas, ce seront les syndicats chrétiens qui le feront ».

Pourtant, du fait de leur manque de combativité, les jugements qui font perdre leur représentativité aux syndicats s’accumulent. La direction du DGB maintient quand même sa position, car en réalité, c’est sa politique de « défense de la production sur place » qui est en question, autrement dit la garantie de conditions favorables aux entreprises capitalistes exportatrices allemandes. De ce fait, ces précaires gagnent en moyenne 48% de moins que les salariéEs en CDI, soit 7,91 euros au lieu de 15 euros pour le même travail. Parallèlement, de plus en plus d’entreprises quittent les organisations patronales pour ne plus être soumises aux accords de branche. Le caractère contraignant des conventions collectives ne cesse de diminuer. Nationalement, seuls un peu plus de 60 % des salariéEs se trouvent désormais dans leur champ d’application3.

Pour remédier à cette perte d’influence, la bureaucratie a récemment rédigé avec la confédération patronale BDI4 un projet de loi tendant à ne reconnaître que les accords signés par le syndicat majoritaire. Les autres auraient eu interdiction d’appeler à la grève sur leurs propres bases. Ce projet était clairement dirigé contre les petits syndicats corporatifs : syndicat des conducteurs de locomotives (GDL), Ligue de Marburg (médecins des hôpitaux) etc.5 Ce projet a dû être remballé du fait de la réaction de ces petits syndicats, ainsi que des protestations à l’intérieur du DGB, et ce avant les congrès de l’IG Metall et de Ver.di. Malgré la bureaucratisation très avancée, on peut donc encore faire efficacement pression d’en bas. Il faut souligner que la grève « politique »6 est interdite. La grève n’est possible que lors du renouvellement d’un accord, quand « l’obligation de paix sociale » prend fin. Faire grève contre une loi ou tout autre projet de l’exécutif, c’est prendre le risque de très importantes pénalités. Il est à noter que les grèves de 1996 contre les restrictions au maintien du salaire en cas d’arrêt de maladie sont parties d’en bas : 35 000 grévistes (surtout chez Daimler Benz, où c’est l’équipe de nuit de l’usine de Brême qui est partie la première) pendant trois jours, le mouvement menaçait de s’étendre, même sans consigne syndicale, et le gouvernement a intégralement retiré son projet.

Des noyaux syndicaux combatifs

Les résistances s’organisent à différents niveaux. Le premier cadre d’organisation reste les syndicats. Cela ne prend pas encore la forme d’un courant oppositionnel structuré et clairement identifié. Ainsi sur le salaire minimum : il y a encore six ans, tous les syndicats étaient contre. Il y a quatre ans, Ver.di a repris cette revendication et en fixait le montant à 7,50 euros. Lors du dernier congrès, cela a fait l’objet d’un débat acharné. Le syndicat réclame 8,50 euros mais un bon nombre de déléguéEs s’est battu pour 10 euros c’est-à-dire ce que la gauche syndicale demandait depuis plus de dix ans (aujourd’hui elle fixe le minimum à 10 euros net). Le secrétaire général Bsirske dut répondre qu’il était lui aussi pour 10 euros, que « malheureusement au niveau confédéral du DGB on s’était mis d’accord sur 8,50 euros ». Mais il s’est engagé à ce qu’on passe bientôt à 10 euros. Voilà donc encore un cas où les discussions à la base ont permis de convaincre.

Par ailleurs, certains petits syndicats de branche ont assez confiance dans leurs propres forces pour oser s’engager dans la lutte et deviennent par là-même une référence. Ainsi le GDL, qui syndique environ 80 % des conducteurs de trains et se bat pour une convention collective unique quel que soit l’employeur. Ils ont réussi à y intégrer 98 % des conducteurs.

Enfin, il y a des entreprises où le personnel se bat contre la résiliation par leur patron de leur convention collective de branche. Le cas le plus impressionnant, c’est Charité Facility Management GmbH (CFM, 2500 salariéEs). CFM englobe la maintenance et les services de la Charité, le plus gros centre hospitalier universitaire de Berlin. Ils ont été externalisés afin de supprimer leur convention collective. Ils sont en grève depuis plus de huit semaines (depuis le 12 septembre). Le 7 novembre s’est tenue une réunion à l’appel des grévistes à laquelle ont participé 350 personnes, dont des délégations d’entreprises de la métallurgie et du GDL.

Des mobilisations de masse

Le combat contre « Stuttgart 21 » n’est pas encore fini (nouvelle gare souterraine, au moins 6 milliards d’euros pour un accès, des transports de proximité détériorés et un environnement dégradé). Le nouveau gouvernement du Land (majorité Verts, avec le SPD) a bien essayé d’enrayer le mouvement en organisant un référendum (pour faire passer le projet avec les voix des habitants du Land qui ne sont pas directement concernés), mais il y a toujours des manifestations. Le référendum devait avoir lieu le 27 novembre, mais on sait déjà que la résistance continuera.

L’opposition au nucléaire reste particulièrement forte. Fin novembre de nouvelles manifestations contre les transports de déchets nucléaires retraités (« Castor ») sont prévues. Elles vont encore mobiliser des milliers de personnes, même si une victoire partielle a été obtenue avec le démantèlement de huit centrales et la promesse de sortir du nucléaire.

Le mouvement « Occupy » a rencontré un écho important. Á plusieurs reprises, il y a eu des milliers de manifestantEs. Le 12 novembre dernier, ils étaient encore 10 000 à Francfort et 8 000 à Berlin. Dans la population, la sympathie pour les 100 personnes qui ont monté des tentes devant la Banque centrale européenne à Francfort et campent là depuis des semaines est très grande.

La méfiance à l’égard des forces politiques institutionnelles dominantes s’est considérablement accrue depuis le début de la grande crise et au long de ces trois dernières années. C’est de ce substrat que se nourrit la résistance sociale. On peut être certains qu’en Allemagne aussi, le temps du grand calme social touche à sa fin. 

Jakob Schäfer1. Traduit par Gérard Torquet et Pierre Vandevoorde

1.Jakob Schäfer est membre de la direction du Revolutionär Sozialistischer Bund (RSB, Ligue socialiste révolutionnaire, l’une des deux fractions publiques de la ive Internationale en RFA). Il est connu comme l’un des animateurs de la gauche syndicale dans l’IG Metall.

2. Deutscher Gewerkschaftsbund, la confédération allemande des syndicats qui compte 6 300 000 membres. Ses deux principales fédérations sont IG Metall (métallurgie), avec 2 400 000 adhérentEs et Ver.di (commerce et services), 2 300 000. Les syndicats chrétiens comptent 300 000 membres, la fédération autonome des fonctionnaires DBB 1 250 000, un syndicat corporatif indépendant comme la Ligue de Marburg 100 000… Le taux de syndicalisation est de 23 %.

3.En 1998, ils étaient encore 76 % à l’Ouest et 63 % à l’Est, en 2009 65 % à l’Ouest et 51% l’Est.

4. Bundesverband der deutschen Industrie (BDI, Fédération allemande de l’industrie), équivalent du Medef.

5. Le DGB avait un peu plus de 12 millions de membres en 1992, il en a 6,3 actuellement.

  1. Il n’y a que trois pays en Europe où les « grèves politiques » sont interdites : le Danemark, l’Autriche et l’Allemagne.