Publié le Mercredi 4 mars 2020 à 13h34.

Liban : un mouvement de contestation populaire profond contre le néolibéralisme et le confessionnalisme

Le Liban connait actuellement des mobilisations sans précédent depuis plusieurs décennies, commencées le 17 octobre 2019 à la suite de l’annonce par le gouvernement de nouvelles taxes, notamment sur l’application de messagerie instantanée WhatsApp et sur fond d’une crise économique toujours plus profonde. La contestation populaire s’est rapidement étendue à toutes les villes du pays, jusqu’à provoquer la démission du Premier ministre Saad Hariri le 29 octobre 2019. Les manifestantEs ne dénoncent pas seulement les politiques économiques néolibérales du gouvernement, les mesures d’austérités et la corruption, mais remettent en cause l’ensemble du système confessionnel libanais. Tous les partis politiques confessionnels qui le composent et dominent la vie politique sont visés.

Depuis la fin de décennie 2000, le Liban est façonnée par les clivages croissants résultant de la mise en œuvre des réformes néolibérales. 28 % de la population vit dans la pauvreté, percevant moins de 4 dollars par jour. Les revenus des ménages les plus pauvres ont stagné ou baissé de 25 à 30 % entre 2010 et 2016. Le chômage est également élevé : seul un tiers de la population en âge de travailler dispose d’un emploi, tandis que chez les jeunes de 15 à 24 ans, le taux de chômage se situe en moyenne à 23,3 % (35,7 % pour les jeunes diplômés). Entre 40 et 50 % des résidents libanais n’ont pas accès au Fonds de la Sécurité sociale nationale ou à toute autre aide sociale publique. Le pourcentage de travailleurEs informels, c’est-à-dire ceux et celles qui ne bénéficient d’aucune couverture maladie, est d’environ 55 %. Les travailleurEs précaires étrangers, dont le nombre total est estimé à un peu plus d’un million1, soit environ 20 % de la population, n’ont également aucune protection sociale. Selon une étude de l’Administration centrale de la statistique, la moitié des journalierEs et plus d’un tiers des agriculteurEs du pays vivent sous le seuil de pauvreté.

Les 10 % les plus riches perçoivent 56 % du revenu national. À eux seuls, les 1 % les plus aisés, soit un peu plus de 37 000 personnes, captent 23 % des revenus.

Cette situation a provoqué de nombreuses manifestations dans le passé : début 2011, avec un premier mouvement pour l’abolition du système confessionnel ; entre 2011 et 2014, avec d’importants rassemblements et grèves pour protester contre les conditions de travail et pour des augmentations salariales ; et à l’été 2015, avec le mouvement populaire « Vous puez », qui a débuté dans le cadre d’une crise de la gestion des ordures et qui a également abouti à une remise en cause du système confessionnel et des politiques néolibérales dans son ensemble.

Le mouvement populaire commencé en octobre 2019 remet en cause le système de manière encore plus radicale. Il est explicitement dénoncé (tous partis confondus) comme responsable de la détérioration des conditions socio-économiques. Le confessionnalisme doit être appréhendé comme un outil des partis dominants au pouvoir – et donc des élites politiques libanaises – pour intervenir idéologiquement dans la lutte des classes, renforcer leur contrôle sur les classes populaires et les maintenir en position de subordination par rapport à leurs dirigeants confessionnels. Dans le passé, des mouvements de contestation ont été tenus en échec ou écrasés non seulement par la répression mais aussi en jouant sur les divisions communautaires.

Tandis que la majorité de la population s’enfonçait dans la pauvreté, les partis confessionnels dominants et les différents groupes de l’élite économique ont en effet mis à profit les processus de privatisation, les politiques néolibérales, et le contrôle des ministères publics pour développer de puissants réseaux de patronage, de népotisme et de corruption. Cette approche invite à reconnaître le confessionnalisme comme un produit des temps modernes plutôt qu’une prétendue tradition culturelle.

À cette aune, le caractère non confessionnel du mouvement actuel prend toute sa dimension. Il est significatif qu’au plan de sa composition sociale, le soulèvement d’octobre 2019 se distingue des mobilisations précédentes en ce qu’il est beaucoup plus ancré au sein des classes populaires et salariées que ne l’ont été les mobilisations de 2011 et 2015, dans lesquelles les classes moyennes libérales avaient joué un rôle plus important. Le mouvement actuel s’est également étendu à toutes les régions du Liban et n’est pas resté limité à Beyrouth. Les manifestations ont explosé dans tout le pays : Tripoli, Nabatiyeh, Tyr, Baalbeck, Zouk, Saida, Jal al-Dib et autres villes. Son ampleur est significative : comme l’exprime l’un des slogans phares du mouvement populaire (« Tous, ça veut dire tous »), remettre en cause les politiques économiques néolibérales et la corruption implique de dénoncer l’ensemble des représentants du système confessionnel. Les appels et les messages de solidarité entre les régions et les différentes confessions religieuses se sont multipliés depuis le début des manifestations, par exemple entre les quartiers de Bab al-Tabbaneh à Tripoli (majorité alaouite) et Jabal Mohsen (à majorité sunnite), où les conflits armés ont été nombreux ces dernières années.

En ce sens, les revendications du mouvement de protestation en faveur de la justice sociale et de la redistribution économique ne peuvent être dissociées de leur opposition au système politique confessionnel. Ces mobilisations trans-confessionnelles et socio-économiques présentent une menace potentielle pour tous les représentants de l’élite politique libanaise.

 

Continuation depuis octobre 2019

Le mouvement de contestation populaire se poursuit depuis le 17 octobre. Il s’est élargi à d’autres causes, féministes, écologiques, socio-économiques (la question des travailleurEs étrangers, etc.).

Les manifestantEs ont mené des actions ciblées devant des institutions publiques, dénoncées pour leur corruption. Parmi elles, la Banque du Liban, les banques privées, des institutions liées aux services téléphoniques et à la gestion du système électrique telles que Électricité du Liban (EDL) et Ogero. D’autres lieux ont été le théâtre de manifestations comme le port Zaytouna Bay à Beyrouth et le site en construction du complexe hôtelier Eden Bay, qui sont des symboles de la privatisation des biens maritimes. Dans le Nord, les actions ont ciblé la gestion déficiente des déchets. De même, des campagnes de désobéissance civile ont été lancées, appelant les LibanaisES à ne pas payer les factures d’électricité à l’EDL pour dénoncer l’incapacité du secteur à assurer une alimentation électrique en continu, ou à ne plus payer les emprunts bancaires pour contester les restrictions imposées par le secteur bancaire alors que dirigeants et hommes d’affaires ont pu transférer des milliards de dollars vers les banques suisses dès le début de la contestation. Une autre campagne, composé d’activistes de gauches, nommé Tamîm al-Mâsarif (« Nationalisation des banques ») encourage et assiste les épargnantEs voulant retirer leur argent des banques privées et organise des discussions politiques sur la nécessité d’un changement radical de la politique économique du pays par la nationalisation des banques.

 

Des victoires et des difficultés

Plusieurs victoires marquantes ont été obtenues par le mouvement depuis le retrait des taxes qui l’avaient déclenché et la démission du Premier ministre Saad Hariri, le 29 octobre 2019. Parmi elles, la décision de justice obligeant les sociétés de téléphonie mobile à émettre leurs factures en livres libanaises suite à la plainte déposée par « Le Club des juges » auprès de la Direction de la protection du consommateur du ministère de l’Économie et du Commerce. Melhem Khalaf, un candidat indépendant issu du mouvement civil, a été élu à la tête de l’ordre des avocats, tandis que le candidat de la Ligue de la Bekaa, Ali Yaghi, un indépendant soutenu par le mouvement populaire, a gagné les élections au conseil de l’ordre des dentistes.

Le mouvement de contestation fait cependant face à de nombreux défis, au premier rang desquels le manque d’organisation et de représentations alternatives susceptibles de contrer la domination des partis confessionnels et des groupes économiques au pouvoir. 

Par ailleurs, la faiblesse des structures syndicales pose un problème récurrent. Les partis confessionnels ont activement contribué à affaiblir le mouvement syndical depuis les années 1990, en formant des fédérations et des syndicats distincts dans un certain nombre de secteurs afin d’acquérir un poids dominant au sein de la Confédération générale des travailleurs libanais (CGTL). En conséquence, la CGTL n’a pas été en mesure de mobiliser les travailleurEs malgré l’intensification des politiques néolibérales et s’est distinguée par son absence du mouvement de protestation actuel. Le Comité de coordination syndicale (CCS), principal acteur des manifestations syndicales entre 2011 à 2014, a lui aussi été marginalisé par des méthodes similaires.

Outre ce manque de structuration du mouvement, la crise économique ne cesse de s’aggraver. Selon une enquête, plus de 220 000 travailleurEs ont vu de manière temporaire ou définitive leurs postes supprimés entre octobre 2019 et fin janvier 2020. En parallèle, la livre libanaise a connu une dépréciation remarquable face au dollar, conséquence de la décision prise par la Banque du Liban à la fin de l’été de restreindre la quantité de dollars sur le marché : le dollar se négociait autour de 2 000 livres fin décembre, alors que son prix officiel était toujours de 1 507,50 livres, un taux fixe en vigueur depuis 1997.

Toutefois, des tentatives de structurations de nouveaux syndicats indépendants ont vu le jour, notamment un « Rassemblement des professionnels », sur le modèle de l’Association des professionnels au Soudan, qui regroupe des représentants de différentes professions (médecine, pharmacie, médecine dentaire, ingénierie, droit, action sociale, enseignement universitaire, journalisme, économie et cinéma) et qui joue un rôle toujours plus grand dans les manifestations. Certains de leurs membres ont déclaré dans la presse vouloir reconstruire un syndicalisme indépendant des partis confessionnels et néolibéraux. Cette nouvelle structure syndicale a pour objectif de promouvoir les secteurs productifs de l’économie, d’offrir de meilleures conditions de travail aux salariéEs et de faciliter l’accès des étudiantEs au marché du travail. D’autres syndicats indépendants sont en voie de création chez les journalistes, les employéEs d’ONG et au sein des universités. De même, les organisations féministes et étudiantes ont été également été des fers de lance des manifestations et sont intervenues de manière coordonnée à travers le pays.

Certains tentent également de s’organiser à travers des communes de différentes régions, sous le nom de « Communes du 17 octobre », et d’autres au niveau du quartier.

 

Conclusion

La nomination d’un nouveau gouvernement à la mi-décembre 2019 a été rejetée par le mouvement populaire, car il s’inscrit dans la continuité des politiques néolibérales et confessionnelles au Liban. Le nouveau gouvernement libanais a d’ailleurs entamé un processus officiel pour demander une assistance technique au Fonds monétaire international, tandis que les déclarations de politique du nouveau Premier ministre Diab ont fait allusion à des mesures d’austérité, disant que certaines des décisions nécessaires pour relancer l’économie seraient « douloureuses ». En même temps la répression envers les manifestantEs n’a cessé d’augmenter depuis le début d’année avec des centaines de blesséEs. Les forces confessionnelles et néolibérales continuent de vouloir coopter, réprimer ou nuire au mouvement de protestation protestation dans un but commun de mettre fin à ses aspirations initiales de changement radicale.

Malgré une contestation populaire moins intense qu’à ses débuts, la détermination des manifestantEs reste présente. Leur demande reste sans ambiguïté mais toujours ambitieuse : « Le peuple veut la chute du régime ». Solidarité internationaliste !

 

  • 1. Cette proportion ne tient pas compte des personnes vivant dans des casernes militaires, des camps de réfugiés et autres « regroupements » assimilés.