Publié le Mercredi 10 mai 2017 à 12h04.

Pourquoi tant de femmes ont-elles voté pour Trump ?

Le 8 novembre, Clinton a obtenu la majorité des voix (54 %) des femmes. La répartition du vote féminin en fonction de la « race »1 montre cependant que si 94 % des femmes noires et 62 % des femmes latinas ayant participé au scrutin ont apporté leur suffrage à Clinton, 53 % des femmes blanches l’ont fait en faveur de Trump.

Commençons par dire que les données statistiques dont on dispose aujourd’hui sont approximatives, puisqu’elles se fondent sur des enquêtes « sortie des urnes ». Ce n’est que dans quelques mois que seront publiés des chiffres établis sur la base des listes électorales et du recensement des votants, qui indiqueront plus précisément qui a voté pour qui et, surtout, combien et qui ont décidé de ne pas aller voter. Il est cependant clair dès à présent que le taux de participation, estimé autour de 55 %, a été l’un des plus bas des vingt dernières années2 et que, d’autre part, cette élection a été l’une des plus polarisées depuis 1980 en termes de genre, d’éducation et de race3.

Le résultat a confirmé le tournant à droite de la population blanche qui était observé depuis des années. Donald Trump, cinquième président républicain élu par le collège électoral en ayant perdu le vote populaire, a obtenu les voix de 58 % des Blancs : 67 % des hommes et 66 % des femmes n’ayant pas fait d’études universitaires, 63 % des hommes et 51 % des femmes ayant été à l’université.

 

La « crise invisible » de l’Amérique

Rien ne serait plus faux que de croire que la majorité des hommes blancs qui ont voté pour Trump appartiendraient à l’Alt-Right (la nouvelle extrême droite US), seraient des partisans de la suprématie blanche ou dénonceraient l’émasculation des hommes qui aident aux tâches ménagères. De même, les femmes blanches qui lui ont apporté leur voix ne veulent certainement pas être « saisies par la chatte ».

Alors qu’on se trouve peut-être à l’aube du surgissement d’un nouveau mouvement féministe, de masse, inclusif et radical (voir pages suivantes), il importe de savoir pourquoi des femmes, surtout au sein des classes populaires blanches, se sont portées majoritairement vers un candidat misogyne qui propose non seulement la repénalisation de l’avortement mais la prison pour les femmes qui avortent, et qui considère, entre autres délires machistes, que les femmes doivent « s’habiller comme des femmes »4.

Dans son étude intitulée Where have all the Workers gone ? (Où sont passés tous les travailleurs ?)5, Alan B. Krueger confirme l’existence d’une tendance alarmante : la part de la population active qui est au travail ou recherche un emploi, de 67,3 % en 2000, est tombée à 62,4 % en septembre 2015, soit son plus bas niveau depuis quarante ans. Ce pourcentage est aussi plus faible aux Etats-Unis que dans toute autre économie développée.

Les sociologues recherchaient la raison pour laquelle 10 % des hommes âgés de 25 à 54 ans, c’est-à-dire ceux qui sont supposés faire vivre une famille, ont cessé de rechercher du travail – un phénomène souvent décrit comme « la crise invisible de l’Amérique ».6 Le travail de Krueger nous apprend que la moitié des hommes adultes qui sont sortis de la population effectivement active prennent des antidouleurs et que, parmi eux, les deux tiers le font sous contrôle médical. Ce phénomène est encore plus marqué chez les hommes blancs, dont le taux de mortalité à cet âge est en outre spécialement élevé – 135 pour 100 000.7

 

Les femmes américaines et le travail

L’entrée des femmes sur le marché du travail avait pendant un temps masqué ce phénomène. Mais l’étude de Krueger confirme ce que d’autres soupçonnaient, à savoir que depuis 1999, la tendance à cesser de travailler s’est également développée chez les femmes. En comparant l’évolution du travail au Canada et aux Etats-Unis, dont les chiffres étaient similaires dans les années 1990, Krueger souligne qu’alors qu’au Canada la présence sur le marché du travail des femmes de 25 à 54 ans est passée de 76 % en 1997 à 81 % en 2015, aux Etats-Unis elle a durant la même période chuté de 77 % à 73,7 %. Son hypothèse, partagée par d’autres sociologues, est que l’une des raisons, peut-être la principale, réside dans l’absence d’aides publiques aux soins des membres de la famille qui tombent malades ainsi que dans l’absence de congés de maternité.

Dans son article pour le New York Times cité en note 6, Patricia Cohen a présenté le cas de Krystin Stevenson. A la différence de ses homologues masculins ayant cessé de rechercher un emploi, Stevenson n’est pas obsédée par les jeux vidéos, n’a pas d’addiction aux drogues ou à l’alcool, ne souffre pas de problèmes de santé et n’a jamais eu maille à partir avec la loi8. Mais elle a dû arrêter de travailler pour pouvoir s’occuper de ses enfants et de sa mère handicapée. Et Stevenson ne recherche plus de travail parce qu’elle sait que ce qu’elle pourrait trouver, qui lui serait payé au salaire minimum malgré ses deux diplômes universitaires, ne lui permettrait pas de vivre et de s’occuper de sa famille. Elle se retrouve donc condamnée à subsister grâce aux allocations de chômage, aux bons alimentaires, à l’aide d’amis et de membres de la famille, ainsi qu’à ses maigres économies.

Stephanie Coontz9 signale que malgré les conquêtes des femmes étatsuniennes au cours des quarante-cinq dernières années, les avancées dans le domaine des politiques sociales liées à la famille ont été extraordinairement lentes. Seules 12 % des femmes du secteur privé bénéficient de congés de maternité payés. Ce n’est qu’en 1993 qu’une loi a permis aux salariées des entreprises de plus de 50 employés, à celles des entreprises publiques et aux enseignantes du primaire et du secondaire de prendre jusqu’à douze semaines de congé de maternité, sans solde mais sans perdre leur emploi, à la condition d’avoir travaillé dans l’entreprise pendant un minimum de 1250 heures.10

Plus de 40 % des travailleuses américaines ne remplissent pas ces conditions mais même pour les autres, prendre ce congé est un luxe impossible, à moins de recourir à du financement participatif (« crowfunding »). Heidi Hartman, présidente de l’Institute for Women’s Policy Research, affirme : « j’ai toujours pensé que les femmes réagiraient face à l’absence de congés de maternité. Maintenant qu’elles se sont rendu compte que travailler n’en vaut pas la peine, elles ont choisi de se retirer du marché du travail ».11

Il faut savoir que l’Independent Women’s Forum, une organisation ultralibérale de femmes républicaines, s’est opposée y compris à la timide proposition, patronnée par Ivanka Trump, consistant à instaurer un congé de maternité de six semaines avec crédit d’impôt. Explication : cela conduirait les patrons à diminuer les salaires des femmes ou à décider de ne plus les employer.12

Mais le phénomène nouveau est que le retrait du marché du travail s’étend maintenant aux femmes célibataires, sans enfants et n’ayant pas fait d’études universitaires.13 Cela amène Krueger à conclure que si l’on veut contrecarrer cette tendance, il faut que l’Etat non seulement prenne des mesures permettant aux femmes de concilier vie professionnelle et vie familiale, mais aussi promeuve l’égalité salariale et incite à la promotion de femmes aux postes de responsabilité.

La famille et les valeurs traditionnelles comme refuge

Les motivations d’une caissière de supermarché de la Rust Belt (la « ceinture de la rouille » des anciens bastions industriels) ayant voté Trump ne peuvent être et ne sont pas les mêmes que celles d’une Cleta Mitchell, membre du bureau d’avocats Foley & Lardner et militante républicaine active, qui critiquait les Marches des femmes du 21 janvier en affirmant qu’elles n’avaient aucun sens, puisque les femmes ont déjà conquis l’égalité des droits avec les hommes.14 Si Cleta Mitchell a voté Trump pour de profondes raisons de classe, les motivations de la première femme méritent d’être regardées un peu de près.

Les travailleuses pauvres qui ont voté Trump ou qui ne sont pas allées voter sont conscientes que le marché du travail leur offre peu d’opportunités. Elles savent que les seuls emplois qu’elles peuvent obtenir sont routiniers et ne peuvent leur apporter aucune satisfaction personnelle, même pas celle de toucher un salaire supérieur au niveau de subsistance. Si l’on y ajoute l’absence de congés de maternité et d’aides pour s’occuper des enfants et des membres de la famille qui tombent malades, il n’y a pas lieu de s’étonner que ces femmes décident de sortir du marché du travail et de rechercher quelqu’un qui puisse assurer leur subsistance et les protéger d’un monde hostile.

Pour elles, l’avortement et la contraception ne représentent pas le droit à disposer de leur corps mais permettent aux hommes d’avoir des relations sexuelles en échappant ensuite à leurs responsabilités. Les femmes indépendantes, qui subviennent elles-mêmes à leurs besoins et prennent leur vie en main, sont vécues comme une menace pour leur droit à avoir des maris capables de subvenir à leurs besoins. En outre, ces femmes indépendantes font concurrence à leurs hommes sur le marché du travail, en leur « prenant » des emplois bien payés. Dans l’esprit de nombre de travailleuses pauvres, si l’Equal Rights Amendment15 finissait un jour par être approuvé, ce serait une catastrophe parce que cela libérerait les hommes de l’obligation de subvenir à leurs besoins et ceux de leur famille.

Selon Amanda Hess16, une des raisons de l’échec d’Hillary Clinton à remporter le vote des travailleuses blanches pauvres est qu’elle incarnait le mouvement féministe traditionnel, blanc et de classe moyenne, celui de la femme qui réussit dans sa carrière et brise le plafond de verre. Et c’est a contrario la raison pour laquelle Clinton a été soutenue par les femmes regroupées dans la Pantsuit Nation (la nation du tailleur-pantalon), un groupe de dirigeantes d’entreprise blanches qui ont eu jusqu’à quatre millions de followers sur Facebook.

Les conditions de vie de ces deux catégories de femmes n’ont rien à voir entre elles et c’est pourquoi toutes les tentatives des propagandistes de Clinton afin d’« atteindre » les femmes travailleuses pauvres ont échoué. Si les femmes noires et latinas ont malgré tout voté majoritairement pour Clinton, ce n’est pas parce que celle-ci aurait incarné leur modèle de femme mais parce qu’elles avaient peur de ce qu’une victoire de Trump pouvait signifier pour elles et leurs familles.

De nombreuses femmes blanches, confrontées à une société en crise profonde, dont le tissu social a été détruit d’abord par les mesures néolibérales puis par la crise systémique du capitalisme, ne voient pas d’autre solution que de se réfugier dans les valeurs « traditionnelles » de la famille nucléaire bourgeoise : le père pourvoyeur de revenu et la mère nourricière. C’est ce vieil ordre patriarcal que Trump leur a promis de défendre. 

Virginia de la Siega

 

  • 1. Aux Etats-Unis, la population est officiellement recensée en fonction de la « race » et de l’« ethnicité » : amérindien, asiatique, blanc, hispanique ou latino, noir ou afro-américain, etc.
  • 2. « Voter turnout at 20-year low in 2016 », http://edition.cnn.com/2…
  • 3. « Behind Trump’s victory : Divisions by race, gender and education », Alec Tyson and Shiva Maniam, Pew Research Centre, http://www.pewresearch.o…
  • 4. Le hashtag #DressLikeAWoman est devenu viral lorsque l’on a su que Trump exigeait des employées de la Maison Blanche qu’elles « s’habillent comme des femmes ».
  • 5. Disponible en téléchargement sur le site https://www.bostonfed.org
  • 6. « Why Women Quit Working : It’s Not for the Reasons Men Do » (Pourquoi les femmes cessent de travailler : ce n’est pas pour les mêmes raisons que les hommes), Patricia Cohen, The New York Times, https://www.nytimes.com/…
  • 7. « Rising morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the 21st century », Anne Case and Sir Angus Deaton, http://www.pnas.org/cont…
  • 8. Selon Krueger et d’autres, ce sont les principales raisons pour lesquelles les hommes cessent de chercher du travail.
  • 9. « Strengthening the Case for Policies to Support Caregiving » (Défendre avec de plus de force des politiques de soutien aux soins), http://www.stephaniecoon…
  • 10. « U.S. Dead Last Among Developed Countries When It Comes to Paid Maternity Leave » (Les Etats-Unis bons derniers des pays développés pour le paiement des congés de maternité), http://www.forbes.com/si…
  • 11. Cité par Patricia Cohen, op. cit.
  • 12. « Since When Is Being a Woman a Liberal Cause ? » (Depuis quand être une femme est-il devenu une cause pour un combat progressiste ?), Susan Chira, https://www.nytimes.com/… ?_r=0
  • 13. « The Reversal of the Employment-Population Ratio in the 2000s : Factsand Explanations » (L’inversion des taux d’emploi dans les années 2000 : faits et explications), Robert Moffitt, 2012, cité dans « Where have all the Workers Gone ? » (cf. note 5).
  • 14. Susan Chira, op.cit.
  • 15. Amendement sur l’égalité des droits : cette proposition d’amendement à la Constitution des Etats-Unis, établissant l’égalité des droits entre hommes et femmes, ne parvient pas à être adoptée depuis les années 1970.
  • 16. « How a Fractious Women’s Movement Came to Lead the Left » (Comment un mouvement de femmes hargneux en est venu à diriger la gauche), Amanda Hess, https://www.nytimes.com/… ?_r=0