Entretien avec TSEDEK !, collectif juif décolonial.
Deux ans après le 7 octobre, deux ans de génocide. Qu’en dire, en quelques mots ?
À l’encontre d’une lecture qui prétend faire du génocide à Gaza une rupture, une vengeance menée par un gouvernement d’extrême droite suite au traumatisme du 7 octobre, il faut au contraire souligner qu’il s’inscrit dans la continuité des politiques israéliennes menées depuis 1948, tant par des gouvernements de gauche que de droite. De ce point de vue, le génocide à Gaza n’est pas la trahison d’un projet sioniste originellement positif et émancipateur, mais sa conséquence logique. L’existence d’une population autochtone constitue en effet un problème pour le sionisme dès ses débuts, dans la mesure où il vise à établir sur le territoire de la Palestine une colonie de peuplement à suprématie juive. Le nettoyage ethnique de 1948, la Nakba, la mise en place d’un système d’apartheid vis-à-vis des « Arabes israélienNEs », et finalement le génocide sont diverses solutions mises en œuvre par le régime sioniste pour résoudre ce problème.
Le génocide à Gaza n’est pas la trahison d’un projet sioniste originellement positif et émancipateur, mais sa conséquence logique
Depuis le 7 octobre, la mise en lumière des crimes israéliens a permis une prise de conscience du caractère intrinsèquement criminel et raciste du sionisme, et donc un développement sans précédent de l’antisionisme à travers le monde, y compris chez les principaux soutiens d’Israël, au premier rang desquels les États-Unis et la France. Parallèlement, au prix de souffrances immenses, la résistance palestinienne est parvenue à mettre en échec l’armée israélienne, l’empêchant de s’assurer un contrôle complet du territoire et d’expulser définitivement les GazaouiEs. Pour autant, le soutien inconditionnel apporté à Israël par les puissances impérialistes, en particulier les États occidentaux, n’a pas permis à ce jour d’instaurer un rapport de forces suffisant pour imposer une sortie bénéfique. À cet égard, le plan Trump, pour peu qu’il soit réellement mis en œuvre et ne soit pas rapidement violé par Israël comme l’ont été jusqu’à présent chacun des accords de cessez-le-feu, ne constitue certainement pas une issue désirable du point de vue de l’autodétermination des PalestinienNEs.
Comment voyez-vous la situation des Juifs et Juives de la diaspora dans le contexte actuel ?
Nous ne disposons malheureusement pas à ce jour de suffisamment d’études sociologiques pour répondre avec précision à cette question. Pour autant, il est certain que les Juif·ves à travers le monde adhèrent aujourd’hui massivement au sionisme, avec néanmoins des différences selon les pays. Aux États-Unis, il existe un nombre significatif de Juif·ves antisionistes, alors que leur nombre reste vraisemblablement très faible en France.
Cette adhésion est un phénomène relativement récent : rappelons que le sionisme, avant la Seconde Guerre mondiale, était extrêmement minoritaire au sein du monde juif. En tant qu’elle est une production historique, cette situation est susceptible d’évoluer, mais sous-estimer l’ampleur de cette adhésion serait nous condamner à l’impuissance de ce point de vue.
L’adhésion massive des Juif·ves au sionisme et à ses crimes soulève plusieurs problèmes. Le premier tient évidemment au fait que cette adhésion renforce le régime israélien, et donc l’oppression des PalestinienNEs. En plus d’une contribution directe (par exemple, le fait pour des volontaires de la diaspora d’intégrer l’armée israélienne), ce soutien permet également de légitimer celui des États impérialistes occidentaux, en lui apportant une forme de caution morale. La défense d’Israël est ainsi présentée comme une défense des Juif·ves, discours d’autant plus efficace qu’une part considérable des Juif·ves en est convaincue.
De la même manière, la lutte contre l’antisémitisme est instrumentalisée par ces États et par les extrêmes droites à travers le monde pour mettre en œuvre un agenda raciste et autoritaire, en s’appuyant notamment sur la théorie du « nouvel antisémitisme », qui prétend faire des minorités issues de l’immigration postcoloniale et de la gauche la principale menace pesant aujourd’hui sur les Juif·ves — opération qui permet d’un même mouvement aux forces qui avaient été historiquement les principales productrices de l’antisémitisme de se racheter une vertu.
La lutte contre l’antisémitisme est instrumentalisée pour mettre en œuvre un agenda raciste et autoritaire
Enfin, l’adhésion massive des Juif·ves au sionisme contribue réellement au développement de l’antisémitisme à l’international. L’assimilation des Juif·ves à Israël (discours promu par l’État israélien, les États occidentaux, les institutions juives, mais aussi par l’écrasante majorité des Juif·ves elleux-mêmes) — et donc l’assimilation des Juif·ves aux crimes du sionisme — les expose en effet au ressentiment de celles et ceux que ces crimes indignent légitimement.
Du côté de TSEDEK !, où en êtes-vous dans votre développement, votre organisation, vos activités, vos projets ?
En raison du génocide à Gaza, nous nous sommes retrouvéEs au cœur des enjeux politiques de la période, la question palestinienne et la question de l’antisémitisme ayant constitué des points centraux du débat politique français depuis deux ans. Dans ce cadre, nous avons connu une croissance rapide et commençons aujourd’hui à nous structurer dans toute la France. Comme indiqué précédemment, nous considérons que l’adhésion massive des Juif·ves au sionisme constitue un problème politique essentiel de la période. De ce point de vue, il est à nos yeux essentiel de travailler à défaire cette adhésion, et donc à faire croître le nombre de Juif·ves antisionistes.
Depuis deux ans, nous sommes également parvenu·es à populariser nos catégories et nos analyses — que nous partageons en réalité très largement avec le reste du mouvement de soutien à la Palestine et avec le courant de l’antiracisme politique dans lequel nous nous inscrivons — au sein de la gauche plus institutionnelle. Malgré des progrès évidents, tant du point de vue de l’antiracisme que de l’antisionisme, il reste encore à notre camp un long chemin à parcourir en la matière.
Quelles doivent être les priorités pour la lutte antiraciste et pour le mouvement de solidarité avec la Palestine dans les semaines qui viennent ?
Il y a de bonnes raisons de penser que l’accord de cessez-le-feu qui constitue la première étape du plan Trump est particulièrement fragile. L’armée israélienne a continué à tuer après son entrée en vigueur, et l’aide humanitaire qu’elle laisse entrer dans Gaza reste très en deçà des besoins de la population, à un volume largement inférieur à celui fixé par l’accord. En outre, cet accord entérine le renoncement à la colonisation complète de la bande de Gaza, ce qui va à l’encontre des aspirations des plus radicaux des membres de la coalition soutenant Netanyahou. À cet égard, il est à craindre que l’acceptation du plan Trump n’ait été conditionnée à un certain nombre de garanties du président étatsunien concernant la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, où des Palestinien·nes sont assassiné·es presque quotidiennement par les colons israélien·nes ou par l’armée qui les protège. Dans cette perspective, il est indispensable de poursuivre et d’intensifier nos mobilisations par tous les moyens possibles (soutien à BDS, manifestations, blocages, etc.), afin d’isoler toujours davantage Israël et de faire basculer le rapport de forces en faveur des Palestinien·nes.
Les principaux fronts de la lutte antiraciste sont la lutte en faveur des exilé·es, contre les violences policières, contre la colonisation française et contre l’islamophobie
Du point de vue de la lutte antiraciste, nous sommes convaincu·es que seule une gauche qui assume clairement la rupture avec l’ordre des choses est susceptible d’empêcher la bascule du pays dans le fascisme, alors même qu’il est de plus en plus évident que, confrontée à la perspective de la fin de son hégémonie, c’est cette porte de sortie qui est désormais ouvertement assumée par la bourgeoisie au pouvoir. Dans cette perspective, les principaux fronts de la lutte antiraciste nous semblent être la lutte en faveur des exilé·es que produisent les guerres et le pillage impérialiste du monde, la lutte contre les violences policières, la lutte contre la colonisation française en Outre-mer (rappelons, par exemple, que le nouveau gouvernement a fait part de son intention d’inscrire dans la Constitution l’accord de Bougival, ce qui constituerait un recul considérable dans la perspective de l’autodétermination du peuple kanak), et la lutte contre l’islamophobie, thème qui aura sans doute été, au cours des dernières décennies, le principal lieu de radicalisation raciste de la société et du champ politique français.
Propos recueillis par la rédaction