Une première conclusion de la lecture des textes de Trotsky « Il faut apprendre à penser » et «Sur la guerre sino-japonaise »12est qu’ils expliquent de façon bien convaincante et détaillée, la position que les gens de gauche devraient adopter... dans la guerre en cours de Poutine contre l’Ukraine ! Il suffirait par exemple de remplacer dans le texte de Trotsky, au titre très éloquent « Il faut apprendre à penser », les mots Algérie par Ukraine, France par Russie, et Italie par États-Unis, pour fournir aux gens de gauche d’aujourd’hui un guide pratique extrêmement utile sur la question de la guerre que Poutine est en train de mener contre le peuple ukrainien. Et voici tout de suite un passage clé du texte auquel nous nous référons :
« Admettons que dans une colonie française, l’Algérie, surgisse demain un soulèvement sous le drapeau de l’indépendance nationale et que le gouvernement italien, poussé par ses intérêts impérialistes, se dispose à envoyer des armes aux rebelles. Quelle devrait être en ce cas l’attitude des ouvriers italiens ? Je prends intentionnellement l’exemple d’un soulèvement contre un impérialisme démocratique et d’une intervention en faveur des rebelles de la part d’un impérialisme fasciste. Les ouvriers italiens doivent-ils s’opposer à l’envoi de bateaux chargés d’armes pour les algériens ? Que quelque ultra-gauche ose répondre affirmativement à cette question ! Tout révolutionnaire, en commun avec les ouvriers italiens et les rebelles algériens, rejetterait avec indignation une telle réponse. Si même se déroulait alors dans l’Italie fasciste une grève générale des marins, en ce cas, les grévistes devraient faire une exception en faveur des navires qui vont apporter une aide aux esclaves coloniaux en rébellion ; sinon ils seraient de pitoyables trade-unionistes, et non des révolutionnaires prolétariens.
Parallèlement à cela, les marins français même s’ils n’avaient aucune grève à l’ordre du jour, auraient l’obligation de faire tous leurs efforts pour empêcher l’envoi d’armes contre les rebelles. Seule une telle politique des ouvriers italiens et français serait une politique d’internationalisme prolétarien ».
Sachant à qui il avait affaire, ce n’est pas un hasard si Trotsky anticipe d’éventuelles contestations en citant - « intentionnellement » comme il le dit - l’exemple le plus extrême possible, celui « d’un soulèvement contre un impérialisme démocratique et d’une intervention en faveur des rebelles de la part d’un impérialisme fasciste » ! En effet, qui oserait dire que l’OTAN, l’UE ou les États-Unis qui envoient des armes en Ukraine sont pires que l’Italie fasciste du Duce ? Ou que l’impérialisme de la Russie de Poutine est meilleur que « l’impérialisme démocratique » de la France de l’entre-deux-guerres ?
Bien sûr, personne n’est assez naïf pour croire que nos poutinistes actuels ne chercheront pas frénétiquement quelque chose qui différencie l’exemple algérien de Trotsky de la présente tragédie ukrainienne. Comme, par exemple, que contrairement à l’Algérie, qui était une colonie française, l’Ukraine n’a jamais été une colonie de la Russie. La meilleure réponse à cet « objection » n’est pas fournie par les siècles d’asservissement de la nation ukrainienne à la Russie, mais par ce qu’affirment presque quotidiennement les actuels dirigeants russes Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev, qui se sont relayés ces vingt dernières années à la direction du pays. Tous deux déclarent presque chaque jour, soit que ... l’Ukraine et la nation ukrainienne n’existent pas ( !), soit qu’elles font partie intégrante de la mère patrie russe, à laquelle elles doivent retourner même... rasées au sol et en ruines ! Et tout cela dans le même langage et avec les mêmes « arguments » utilisés par l’ensemble du personnel politique français lorsqu’il « jurait » pendant un siècle et demi que l’Algérie était et devait rester partie intégrante de la France métropolitaine au même titre que l’Alsace, la Provence ou toute autre région ou province de l’État français. Quant aux soulèvements populaires contre le colonialisme étranger - français ou russe -, aux 4-5 grands soulèvements algériens des 19e et 20e siècles qui ont été réprimés dans des bains de sang par l’impérialisme français, la nation ukrainienne a à offrir au moins autant de soulèvements populaires qui ont également été noyés dans des fleuves de sang par l’ impérialisme grand-russe à travers les siècles....
Une deuxième conclusion que l’on pourrait tirer de la lecture de ces textes est que les poutinistes et les poutinisants d’aujourd’hui ne constituent pas un phénomène sans précédent puisqu’ils ont de brillants ancêtres spirituels que Trotsky n’avait aucun problème à appeler.... des « idiots » ! Mais les similitudes s’arrêtent là. Aujourd’hui, nous n’avons pas affaire à des « idiots » mais de bonne foi, comme l’étaient probablement les « ultras gauche » critiqués par Trotsky. En fait, les poutinistes et poutinisants d’aujourd’hui ne peuvent malheureusement pas être qualifiés d’ultras gauche ou d’idiots, car ils sont généralement pleinement conscients des choix qu’ils font. Mais alors pourquoi les font-ils ?
Plus concrètement, certains d’entre eux, et notamment les poutinistes méta-staliniens, se distinguent par leur primitivisme théorique et pratique qui leur fait prendre des vessies pour des lanternes. Cela a, entre autres, eu pour conséquence de leur faire prendre – plutôt souvent, au cours des 70-80 dernières années - l’« anti-impérialisme » d’une certaine extrême droite comme un signe de progressisme, au point de faire de cette extrême droite leur interlocuteur sinon un allié potentiel et digne de leur soutien ! C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui, avec la rhétorique anti-occidentale de Poutine, comme hier avec celle de Karadzic-Mladic, qui, combinée à leur croyance - si naïve et dangereuse - selon laquelle « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », fait qu’ils ne réalisent pas (?) et passent sous silence le fait que cette rhétorique anti-occidentale du Kremlin n’a rien de progressiste, étant par contre extrêmement réactionnaire et obscurantiste.
Cependant, l’attraction ou plutôt la fascination qu’exerce Poutine sur cette partie de la gauche ne peut s’expliquer pleinement si l’on ne tient pas compte de certaines de leurs... affinités électives. Ainsi, le fait que ces gens de gauche méta-staliniens ne sont pas choqués et restent apparemment impassibles devant l’étalage quotidien de l’extrême conservatisme de Poutine et de son régime (ainsi que de leurs homologues dans le monde entier) est dû au fait qu’ils sont eux-mêmes très conservateurs, voire réactionnaires. Et pour appeler un chat un chat, il est bien connu qu’ils se sont toujours - et souvent ostensiblement - abstenus de tous les grands mouvements sociaux de notre époque, tels que les mouvements féministes et LGBTQ+, pro-immigrants et pro-réfugiés, celui de l’écologie et celui contre la catastrophe climatique, alors qu’ils ne se sont jamais distingués par leur soutien fervent aux mouvements pour les droits de l’homme et des minorités de toutes sortes, n’hésitant souvent à les qualifier même d’imposture et d’invention de . . l’impérialisme, ce qu’ils disent d’ailleurs aussi du changement climatique !
Alors pourquoi devraient-ils se rebeller contre les agissements extrêmement conservateurs, obscurantistes et terriblement répressifs de Poutine à l’égard de tous ces mouvements en Russie, alors qu’ils sont eux-mêmes inspirés par le même conservatisme qu’ils ont hérité du stalinisme contre-révolutionnaire ? Pourquoi se révolteraient-ils alors qu’ils en sont venus à considérer le triptyque « patrie-religion-famille » comme une sorte de quintessence de... leur marxisme totalement perverti et dévoyé ?
Mais la tragédie de cette gauche ne s’arrête pas là, elle a une suite et une conclusion qui commence déjà à se dérouler sous nos yeux. Compte tenu de la convergence de vues entre cette gauche et l’extrême droite sur nombre des questions les plus cruciales de notre époque et de l’humanité, les conditions sont désormais réunies pour l’absorption progressive d’au moins une partie de cette gauche par une extrême droite beaucoup plus puissante et en constante ascension. Et cela d’autant plus que ce processus cauchemardesque est renforcé de manière planifiée et coordonnée par leur idole commune Vladimir Poutine,qui joue l’intermédiaire et le médiateur, en jetant des ponts entre eux tout en tirant littéralement les ficelles au niveau international . Et que personne ne nous dise que tout cela n’est qu’un improbable scénario de science fiction politique, car nous assistons déjà depuis plusieurs années au début de sa réalisation. Et pas seulement en Grèce...
Contrairement aux poutinistes méta-staliniens, qui ne brillent pas par leurs capacités analytiques, les poutinisants de gauche sont préparés pour comprendre dans une large mesure les tenants et les aboutissants de la guerre de Poutine contre l’Ukraine. Alors pourquoi... ils poutinisent ? Pourquoi en arrivent-ils souvent à s’auto-contredire et à s’auto-ridiculiser en essayant de justifier l’injustifiable par des « théories » improvisées et au rabais ?
La réponse à ces questions légitimes est qu’ils n’osent pas aller à contre-courant. Qu’ils sont irrémédiablement terrifiés par l’idée qu’ils pourraient être coupés de la « masse » des gens de gauche, qu’ils pourraient s’isoler. En d’autres termes, ils font preuve d’ opportunisme . Même si cela est fait - du moins pour certains - avec les meilleures intentions du monde et avec la perspective de revenir à des positions plus acceptables une fois qu’ils auront influencé positivement la « masse » dont ils n’auraient pas été coupés.
Malheureusement, la réalité les contredit : ce ne sont pas eux qui influencent la masse des poutinistes, c’est plutôt le contraire. Au fur et à mesure que leurs compromissions se succèdent, c’est en un temps record que ces poutinisants se transforment en... poutinistes, perdant ce qui leur restait de capacités théoriques et, surtout, de sensibilité humaine !
Mais leur errements et leur déchéance ne sont - hélas - pas sans précédent. Malheureusement, l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste/communiste est pleine de cas similaires de militants qui, pour diverses raisons, ont refusé d’aller à contre-courant même si cela les rendait complices des crimes les plus monstrueux de l’histoire moderne ! Et à cet égard, nos poutinisants de gauche d’aujourd’hui sont les dignes continuateurs d’une tradition pitoyable qui a coûté et continue de coûter très cher au mouvement ouvrier et socialiste international…
Enfin, il y a ces gens de gauche qui, tout en n’étant ni des poutinistes ni des poutinisants, sont aussi responsables de la situation actuelle puisqu’ils ont choisi... de regarder ailleurs. Bien qu’ils soient parfaitement conscients de ce qui se passe et qu’ils expriment - mais seulement en privé et jamais en public - des opinions correctes, ils s’abstiennent de parler et d’écrire sur la “question ukrainienne", préférant s’occuper des questions plus anodynes, attendant - apparemment - de voir de quel côté le vent finira par souffler avant de décider de prendre position. Cependant, à mesure que les mois passent, que la guerre de Poutine contre l’Ukraine s’éternise et que la balance tarde désespérément à pencher dans un sens ou dans l’autre, ils commencent à s’habituer au cynisme et à l’insensibilité dont ils doivent faire preuve à l’égard de la souffrance du peuple ukrainien. Et un jour, ils découvrent que, sans l’avoir voulu, ce cynisme et cette insensibilité deviennent peu à peu une seconde nature pour eux, les éloignant irrémédiablement et en un temps record de ce qu’ils étaient et de ce qu’ils voulaient devenir...
Sachant qu’un des arguments forts des différents poutinisants de gauche est qu’ils refusent de choisir entre deux « régimes bourgeois », à savoir le russe et l’ukrainien, nous terminons ce texte comme nous l’avons commencé, c’est-à-dire en recourant aux écrits de Trotsky. Cette fois, il s’agit d’un troisième de ses textes3 dans lequel il invite ses interlocuteurs « ultra-gauche » à prendre position non pas sur un exemple hypothétique mais sur un exemple réel : la guerre coloniale de conquête de l’Italie fasciste contre l’Éthiopie de l’empereur Hailé Sélassié (Negus).Trotsky écrit donc ce qui suit :
« Maxton et autres pensent que la guerre italo éthiopienne était “un conflit entre deux dictateurs rivaux”. Il semble à ces politiciens que ce fait dispense le prolétariat de son devoir de choisir entre ces deux dictatures. Ainsi définissent ils le caractère de la guerre par la forme politique de l’État, en abordant eux mêmes cette forme politique de façon superficielle et purement descriptive, sans prendre en considération les bases sociales de ces deux “dictatures”. Un dictateur peut également jouer dans l’histoire un rôle très progressif, par exemple Olivier Cromwell, Robespierre, etc. En revanche, au cœur même de la démocratie anglaise, Lloyd George a exercé pendant la guerre une dictature au plus haut point réactionnaire. Si un dictateur se plaçait à la tête du prochain soulèvement du peuple indien pour briser le joug britannique Maxton lui refuserait il son appui ? Oui ou non ? Si non, pourquoi refuse t il de soutenir le “dictateur” éthiopien qui tente d’écarter le joug italien ?
Si Mussolini l’emporte, cela signifiera le renforcement du fascisme, la consolidation de l’impérialisme et le découragement des peuples coloniaux en Afrique et ailleurs. La victoire du Négus, en revanche, constituerait un coup terrible pour l’impérialisme dans son ensemble et donnerait un élan puissant aux forces rebelles des peuples opprimés. Il faut vraiment être complètement aveugle pour ne pas le voir ».
Paraphrasant les mots de Trotsky dans le passage ci-dessus, nous poserions à nos poutinisants de gauche la question suivante : « pourquoi refusez-vous de soutenir le Premier ministre bourgeois ukrainien Zelensky qui tente de briser le joug russe », alors que le mouvement ouvrier et communiste international auquel vous vous référez a toujours soutenu- et il a bien fait - de toutes ses forces des dirigeants bourgeois comme Kemal Atatürk, Gamal Abdel Nasser et tant d’autres dans leurs guerres contre les impérialismes occidentaux ? Le bourgeois Zelensky est-il pire qu’un Atatürk ou un Nasser qui ont systématiquement exterminé leurs compatriotes communistes ? Ou bien son régime est-il pire et plus illibéral que ceux de tant d’anti-impérialistes du tiers-monde qui étaient - à juste titre - soutenus par la gauche radicale internationale ? Pourquoi deux poids et deux mesures ?
Trotsky a écrit à l’époque que « la victoire du Négus constituerait un coup terrible pour l’impérialisme dans son ensemble et donnerait un élan puissant aux forces rebelles des peuples opprimés ». Dans un article précédent4, nous avons écrit essentiellement la même chose, en soulignant que « une victoire finale, même aux points, des Ukrainiens aura sans doute des conséquences cataclysmiques non seulement en Russie. Elle sera un formidable encouragement et une source d’inspiration pour les mouvements et les luttes d’émancipation sociale et de libération nationale bien en dehors de l’Europe !» Et Trotsky concluait alors par la phrase suivante, qui est peut-être encore plus vraie aujourd’hui : « Il faut être vraiment complètement aveugle pour ne pas voir cela.»