Publié le Mardi 25 juin 2013 à 11h50.

Soulèvements arabes : le peuple a voulu, veut et voudra

Le Moyen-Orient et le Maghreb sont-ils en train d’être bouleversés ? Un processus révolutionnaire est-il en train de s’y développer ? Ou, au contraire, a-t-on surestimé les potentialités d’un « printemps arabe » qui s’essoufflerait sans que la donne soit fondamentalement changée ? C’est à ces questions, et à d’autres encore, que Gilbert Achcar entreprend de répondre dans son récent ouvrage Le peuple veut1, première tentative (réussie) d’étude systématique du processus en cours en le resituant dans son historicité.

 

Dès l’introduction de l’ouvrage, Gilbert Achcar rappelle « [qu’il a] décrit les soulèvements en cours, dès les premiers mois de 2011, comme constituant un processus révolutionnaire prolongé ou à long terme, une formulation qui permet de concilier la nature révolutionnaire de l’événement et son inachèvement »2. Les processus révolutionnaires posent la question de la temporalité de la transformation sociale, et invitent à se débarrasser de toute conception graduelle, ou linéaire, du temps politique. « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profondes »3

« La » révolution ne peut se résumer à un « grand soir », au cours duquel l’ancien s’écroulerait soudain et le nouveau le remplacerait : elle est un processus qui s’inscrit dans la durée, au sein duquel se succèdent, parfois de manière très rapprochée, le flux et le reflux, les avancées et les reculs, le calme et la tempête. « Les révolutions ont leur propre tempo, scandé d’accélérations et de ralentissements. Elles ont aussi leur géométrie propre, où la ligne droite se brise dans les bifurcations et les tournants brusques »4. Dans le monde arabe, et ce malgré l’absence de continuité apparente du processus de transformation révolutionnaire, un mouvement de fond est en cours, qui a déjà abouti, en l’espace de quelques mois, à la chute de trois des plus féroces dictatures du monde arabe, et qui en fait vaciller bien d’autres. C’est ce mouvement de fond qu’Achcar se propose d’explorer, et ce de manière « radicale » : « Le processus révolutionnaire dans la région arabe étant en cours et pour longtemps encore, toute chronique qui cherche à être à jour risque d’être dépassée avant même de sortir de l’imprimerie. Ce livre se propose plutôt d’analyser la dynamique des événements afin de tenter d’en dégager les grands enseignements et d’en scruter l’horizon. Il s’agit d’une exploration radicale du soulèvement arabe dans les deux sens de la radicalité : une exploration qui se propose de repérer les racines profondes du phénomène et qui partage la conviction qu’il n’y a de solution durable à la crise qu’il manifeste que par leur transformation ».

Conditions objectives

Achcar reprend à son compte la thèse de Marx selon laquelle les révolutions sont le produit de trop grandes contradictions entre le développement des forces productives (capacités humaines et matérielles de production économique) et les rapports de production (mode de propriété, d’exploitation et de redistribution économiques). Pour mettre à l’épreuve cette thèse, Achcar étudie avec minutie les structures économiques et sociales du monde arabe et leurs évolutions au cours des dernières décennies, établissant l’existence d’un véritable « blocage » dans le développement économique, malgré les richesses naturelles et humaines de la région. Ce blocage se traduit notamment par des taux de chômage qui sont les plus élevés au monde, notamment chez les jeunes et les femmes, et par une croissance exponentielle de la misère et des inégalités sociales. 

Ce blocage n’est néanmoins pas essentiellement dû, selon Achcar, à des contradictions intrinsèques au mode de production capitaliste, mais bien aux modalités spécifiques du capitalisme dans la région, improbable et instable synthèse entre capitalisme d’État bureaucratique et capitalisme néolibéral corrompu, dont les traits principaux sont les suivants : « patrimonialisme, népotisme et capitalisme de compérage, pillage des biens publics, hypertrophie bureaucratique et corruption généralisée, sur fond de débilité, voire d’inexistence, de l’état de droit et de grande instabilité sociopolitique ». La description de cette configuration spécifique permet d’établir que les conditions étaient en réalité réunies pour une explosion généralisée : le développement économique étant structurellement entravé par un mode particulier de gestion du capitalisme par les pouvoirs en place, qui ont toujours considéré l’État comme un outil destiné à satisfaire les besoins matériels et symboliques de leur clan et/ou de leur clientèle, la résolution des contradictions entre les intérêts immédiats des peuples de la région et ceux des groupes dominants passait par une remise en cause de l’ensemble des formes de domination, y compris politique.

Sujets révolutionnaires

C’est ce qui permet de comprendre l’exceptionnelle ampleur et l’inscription dans la durée des soulèvements en cours. Les premières traductions visibles, sur le champ politique, des soulèvements (victoire des courants politiques islamiques), ne signifient pas la fin du processus révolutionnaire. Elles confirment en réalité que nous sommes aujourd’hui dans un entre-deux, au sein duquel cohabitent des éléments de rupture et des éléments de continuité, une période de crise au sens gramscien du terme : « La crise consiste précisément dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas encore naître ; durant cet entredeux, une grande variété de symptômes morbides se font jour »5. Comme l’explique Achcar, les résultats électoraux en Tunisie et en Égypte doivent être considérés comme l’expression, dans un contexte particulier et mouvant, des rapports de forces entre courants politiques organisés, produits de décennies de dictature et de répression, et donc comme une étape au sein d’un processus dans lequel des millions de personnes sont investies.

En effet, même si l’implication des masses populaires est à relativiser selon les pays, il n’en demeure pas moins que dans chacun des cas, c’est la mobilisation de dizaines de milliers, de centaines de milliers, voire de millions d’individus qui a radicalement changé les coordonnées politiques et sociales. Ceux qui résument les événements qui se sont produits en Tunisie à une « révolution de palais » semblent oublier que Ben Ali serait toujours au pouvoir sans les mobilisations de rue. Ceux qui ne voient en Egypte qu’un « putsch militaire » relativisent considérablement les manifestations de la place Tahrir. Le rôle majeur joué par l’OTAN dans la chute de Kadhafi ne doit pas occulter la réalité du soulèvement de Benghazi. 

Cette implication des peuples dans les processus en cours interdit toute lecture réductrice qui verrait dans les résultats des scrutins électoraux le symptôme d’une « confiscation » définitive de la révolution par des groupes contre-révolutionnaires. Après avoir établi les causes profondes du mouvement en cours, l’auteur se livre à une étude des évolutions de la situation dans six pays (Tunisie, Égypte, Yémen, Syrie, Libye, Bahreïn) et démontre, par les ressemblances et les dissemblances entre les situations nationales, qu’un processus long est bel et bien à l’œuvre au niveau régional. Il ne s’agit évidemment pas de nier les spécificités de chacun des États arabes et de chacun des soulèvements : il est au contraire particulièrement utile de penser les singularités de chacun des mouvements en cours pour mieux dégager les traits caractéristiques du processus révolutionnaire. 

Quel avenir ?

Les cas égyptien et tunisien démontrent en effet que la situation est loin d’être stabilisée en raison de l’accession au pouvoir de courants qui se refusent à remettre en cause le dispositif régional et privilégient les rapprochements avec les États-Unis, dont ils partagent notamment les options économiques. Or, c’est précisément parce que ces courants sont par nature incapables de répondre aux enjeux de la crise socio-économique qui a généré les soulèvements que leur légitimité est, à peine plus d’un an après leur accession au pouvoir, déjà érodée. Produits d’une crise qu’ils ne peuvent résoudre, les courants islamiques sont confrontés à des luttes sociales d’ampleur, notamment en Égypte où les grèves et mobilisations des travailleurs n’ont jamais été aussi nombreuses qu’au cours de l’année 2012. 

Si nul ne peut pronostiquer les développements à venir dans le monde arabe, l’ouvrage de Gilbert Achcar démontre largement que nous n’en sommes qu’au début d’un long processus dont les causes sont profondes et dont les problématiques ne peuvent être résolues par un simple changement d’élite au pouvoir. L’irruption sur la scène politique de millions de jeunes, de femmes, de travailleurs, qui refusent la fatalité et se pensent comme les premiers sujets de leur histoire, représente un saut qualitatif majeur. Comme le résume Maha Abdelrahman, de l’Université de Cambridge, citée par Achcar dans sa conclusion : « Sans mesures pour résoudre leurs injustices vécues, leurs revendications longtemps ignorées et leurs conditions de vie en détérioration permanente, il est difficile d’imaginer comment ces millions pourraient être convaincus de revenir chez eux et d’abandonner leur lutte pour la justice, tant politique qu’économique ».

Par Julien Salingue.

Notes

1. Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Gilbert Achcar, Sindbad Actes Sud, février 2013, 432 pages, 24,80 euros.  

2. Sauf mention contraire, les citations sont extraites du livre de Gilbert Achcar. 

3. Lénine, Que Faire ? V°, c) (1902).

4. Daniel Bensaïd, « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! Lénine et la politique », in Bensaïd, La politiquecomme art stratégique, Paris, Syllepse, 2011. 

5. Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, Quintin Hoare et Geoffrey Nowell Smith (eds), International Publishers, New York, 1971, p. 276.