Publié le Mercredi 11 décembre 2024 à 17h01.

Syrie : « La joie des SyrienNEs s’accompagne de prudence et de peur dans l’avenir »

Mounif Mulhem est un camarade qui vit à Damas, militant du PAC (Parti de l’action communiste) syrien, il a été emprisonné pendant 17 ans dans l’épouvantable prison de Palmyre. Adhérent de la IVe Internationale, il n’a jamais renoncé à se battre contre la dictature et a été de nouveau arrêté pour quelques mois il y a cinq ans et par chance relâché. Nous avons pu recueillir ses premières impressions sur les bouleversements en cours en Syrie.

La chute du régime d’Assad a été accueillie avec joie et enthousiasme par la population syrienne, tout au long des 10 jours qu’a duré l’offensive d’HTC (Hayat Tahrir Al-Cham) et dans les villes conquises sur la route de Damas, comment expliques-tu cette lame de fond ?

Oui, le peuple syrien a accueilli la chute du régime Assad avec une grande joie. Ce régime a régné sur la Syrie pendant plus d’un demi-siècle avec une dictature inégalée. La dernière décennie de son règne s’est soldée par la destruction de personnes et de pierres, a déplacé près de la moitié de sa population à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie, a tué ou fait tuer plus d’un demi-million de ses habitantEs, et ce régime brutal a soumis une grande partie des citoyenNEs à toutes sortes de tortures, d’humiliations, à la pauvreté et à la privation des éléments les plus élémentaires de la vie.

J’ai été arrêté avec quatre de mes frères et deux de mes belles-sœurs, et nous avons passé au total plus de la moitié des années du règne d’Assad père en détention. Après la révolution, le régime a pillé et brûlé notre maison en 2011 (une vieille maison ancienne datant du premier quart du siècle dernier), d’où nous avons été déplacés. J’ai été arrêté, ainsi que de nombreux fils et filles de ma famille. Ce qui nous est arrivé est peut-être bien moindre que ce qui est arrivé à des milliers de familles syriennes qui ont perdu leurs enfants en détention ou à cause de la violence du régime et des massacres qu’il a commis au cours du dernier demi-siècle de son règne. Quant à l’impression qu’il y a des partisans du régime, c’est vrai, mais en réalité ils ne dépassent pas 20 % du peuple syrien, et la plupart d’entre eux sont soit des propriétaires d’intérêts liés aux mafias du régime, soit des minorités sectaires ou nationales dont la conscience a été ruinée par le régime et aidée par les forces islamiques armées parce que la révolution contre lui menace leur vie.

Pourquoi l’armée syrienne s’est-elle effondrée tout de suite sans combattre ?

Dès les premiers jours de la révolution, l’armée a commencé à se désintégrer en faisant défection ou en fuyant, les soldats craignant pour leur vie dans un conflit où ils n’ont aucun intérêt. Fin 2018, la seule unité cohérente qui restait dans l’armée était la 4e division, sous le commandement de Maher al-Assad, qui comptait davantage sur le recrutement de shabbiha (mercenaires tueurs à gage recrutés par le régime) pour combattre que sur ses propres membres occupés à piller et à collecter des tributs aux points de contrôle. La Garde républicaine est chargée de protéger le palais présidentiel et ses annexes à Damas. Le reste de l’armée est essentiellement composé de nouvelles recrues et de milices iraniennes, Hezbollah en tête. La plupart d’entre elles se sont repliées au Liban. D’une manière générale, le moral de tous a baissé en raison de la longueur de la guerre et du manque d’attention portée à la nourriture et aux armes. Cela a conduit à l’image que nous avons vue lors de l’avancée des factions militaires sous les auspices et avec le soutien de la Turquie.

Les médias occidentaux ne parlent que de HTC et ne mentionnent jamais l’ANS (Armée nationale syrienne), payée et armée par la Turquie qui avance au Rojava en commettant des massacres, quel pourrait être l’influence de l’ANS dans le développement de la situation ?

Si la mission de HTC est de renverser le régime Assad, les factions militaires formées par la Turquie dans le nord, à partir des factions militaires syriennes qui se sont retirées de toutes les zones militaires qui faisaient face au régime, ont pour mission d’affronter les forces kurdes que la Turquie considère comme la plus grande menace à ses frontières. Par conséquent, je ne pense pas qu’elles joueront un rôle autre que celui qui leur a été assigné par la Turquie. Elles n’auront pas un grand rôle à jouer dans le destin de la prochaine Syrie, si ce n’est celui d’une carte de pression turque sur les vrais vainqueurs en Syrie.

Al-Joulani se présente comme un homme qui a changé. Lui fais-tu confiance ainsi qu’à HTC pour le rétablissement d’une forme de démocratie en Syrie ?

Ni moi ni la plupart des SyrienNEs qui se sont réjouis de la chute du régime aux mains d’al-Joulani ne font confiance aux assurances qu’al-Joulani donne aux SyrienNEs. La joie qui a inondé les SyrienNEs avec la chute du régime Assad s’accompagne de prudence et de peur dans l’avenir pour la démocratie et pour les libertés qui ont été réclamées depuis le début de la révolution en raison de la forte présence d’al-Joulani.

Certains chercheurs prétendent que tout ceci est la continuation de la révolution de 2011, pouvons-nous les croire ?

Depuis le début de la révolution, en particulier après la quatrième année de la révolution syrienne, de nombreux SyrienNEs considèrent les factions militaires salafistes/jihadistes comme des forces contre-révolutionnaires. Les dernières années ont montré que la population du nord de la Syrie rejette les HTC. Les manifestations qui ont eu lieu cette année contre al-Joulani à Idlib et qui ont exigé sa chute en sont la preuve.

Propos recueillis par Mireille Court