Entretien. Quelques jours avant le samedi 15 octobre, journée internationale de mobilisation contre les traités de libre-échange, nous avons rencontré Jean-Michel Coulomb, coordinateur Attac France de la campagne Tafta/Ceta.
Les négociations sur le Tafta durent depuis plusieurs années et la Commission européenne avait reçu un mandat unanime des États membres. Que peux-tu dire sur ce mandat ?
Ce mandat obtenu au printemps 2013 n’a été publié qu’à l’automne 2014, sous la pression grandissante de la société civile progressiste dans plusieurs pays européens. La transparence a fait peu de progrès depuis : quelques rares privilégiés (eurodéputés) peuvent consulter certains documents de négociation mais en « reading room » sécurisée, sans portable, et en s’engageant à la confidentialité. Le mandat de libéralisation est très large, quasiment tous les secteurs économiques. L’exception culturelle, dont le gouvernement français fait grand cas, est réduite à l’audiovisuel. La libéralisation des données, rejetée avec l’Acta par le Parlement européen en 2012, en fait partie. La technique de la liste négative est retenue : seules les exceptions précisément mentionnées échappent au processus de libéralisation. Alors que le principe de précaution y est fortement malmené, et à une époque de grands bouleversements (bio)technologiques, cette libéralisation à l’aveugle est très inquiétante. Ce mandat vient d’être renouvelé en juillet, toujours à l’unanimité.
Comment expliquer que cela patine brusquement ?
La mobilisation qui s’est développée des deux côtés de l’Atlantique gêne sérieusement les néolibéraux de la Commission et les gouvernements européens, associés en temps réel à la négociation, avec lesquels elle est en osmose. Or on est (USA) ou on s’apprête (France puis Allemagne) à entrer en période électorale. L’autre raison est que certains « intérêts offensifs » de chaque partie se heurtent à des blocages outre-Atlantique. Ainsi, les USA refusent de libéraliser l’accès à leurs marchés publics, un des objectifs prioritaires des transnationales qui s’appuient sur l’Union européenne (UE). Ces deux raisons ne sont d’ailleurs pas déconnectées. American Buy Act et Small Business Act qui protègent le « made in USA » ne sont pas sans conséquences sur l’emploi par exemple.
Et la position française : prise de conscience ou hypocrisie pré-électorale ?
Les médias ont relayé une prise de distance du gouvernement français par rapport à Tafta. La lecture de ces déclarations montre que ce qui « chagrine », ce n’est que le refus actuel d’ouverture des marchés publics des USA. Or un certain nombre de transnationales de droit français, avides de ces nouveaux marchés, s’appuient justement sur l’État français (Veolia, Vinci, Bouygues, Orange, Bolloré, Total, etc.). Et leur lobbying y jouit d’une très forte écoute favorisée par des parcours de vie souvent croisés (passage des cabinets ministériels à des postes de direction dans ces transnationales et réciproquement) et par la présence d’établissements en France pour lesquels on peut toujours agiter le spectre de l’emploi. Le saupoudrage, très léger, sur la nécessité de préserver les normes n’est qu’un élément de communication : en affirmant que Ceta, le traité entre l’UE et le Canada, est un « bon accord », le gouvernement français montre que préserver un haut niveau des normes est le cadet de ses soucis. Par son contenu, Ceta préfigure en effet ce que le mandat de négociation Tafta peut donner. Il institue un organe de « coopération réglementaire », une première dans l’histoire des accords de libre-échange ! Ce nouvel organe de gouvernance pourra filtrer en amont, avec un poids déterminant des lobbys, tout projet de réglementation… Et comme les économies canadienne et étatsunienne sont très fortement intriquées, Ceta est même le cheval de Troie de Tafta (80 % des entreprises de droit étatsunien opérant en Europe ayant des filiales au Canada). Impossible donc de parler d’une « prise de conscience » de nos gouvernants. C’est un coup de poing sur la table des négociations recyclé de façon opportuniste en opération de communication pré-électorale. Au reste, la France a renouvelé sans broncher le mandat en juillet.
Les négociations ne sont pas vraiment interrompues. Il y a eu une réunion récente des négociateurs. Que va-t-il se passer maintenant ?
Les négociations vont continuer en « intensité basse » d’ici la mise en place de la nouvelle administration aux États-Unis. Ensuite, l’éluE pourra trahir ses promesses électorales. D’autant plus probablement que les lobbys d’affaire l’y pousseront. On ne peut cependant exclure un temps de latence prolongé, le négociateur étatsunien attendant que le TPP, le traité avec les pays du Pacifique, soit ratifié et mis en œuvre pour revenir en force vers le négociateur européen sur le mode « si vous ne lâchez pas du lest, eh bien je commercerai de façon privilégiée avec les États du Pacifique »... L’issue de la ratification de Ceta sera aussi un déterminant : si sa ratification s’embourbait, voire capotait, cela inciterait les néolibéraux à mettre encore plus le paquet sur Tafta : la ruse ayant échoué, prendre la place par la force.
On présente souvent les négociations du Tafta comme un affrontement Europe-USA. Pourtant des syndicats américains ont souligné qu’ils ne voyaient pas le gain pour les salariés US d’un abaissement des réglementations européennes. Qu’en penses-tu ?
On a tort de ramener les négociations Tafta à un affrontement Europe-USA. Poser le problème en termes géopolitiques arrange d’ailleurs l’adversaire néolibéral : il faudrait à tout prix signer avec le bloc nord-américain pour ne pas subir la concurrence d’un tiers, la Chine par exemple. Argument absurde : abaisser les normes via des accords avec l’Amérique du Nord favorisera l’importation des produits tiers de normes actuellement plus basses ! Parler d’un affrontement Europe-USA, c’est induire que les deux parties sont l’expression de leurs « entreprises nationales ». Or ce sont les transnationales qui poussent ces accords : bien souvent un capital très internationalisé, un conseil d’administration en conséquence et des établissements/filiales un peu partout. Tafta a été impulsé et est « supervisé » par les lobbys des transnationales les plus puissantes, et ces lobbys sont transatlantiques : Trans-Atlanta Business Dialogue, European-American Business Council, réunis au sein du Trans-Atlantic Business Council, Business Alliance for TTIP. Chaque État étant le réceptacle des forces qui s’exercent sur lui et son action leur résultante, il peut bien sûr y avoir des hiatus temporaires mais la dynamique historique actuelle est claire : c’est l’institutionnalisation de mesures et d’outils (tribunaux d’arbitrage investisseurs contre État, organe de coopération réglementaire) qui placent l’intérêt privé des transnationales au dessus de l’intérêt général. Avec le retour d’expérience de l’Alena, les syndicats US savent à quoi s’en tenir : pour les travailleurs, c’est la « promesse » d’une baisse des emplois. Et, malgré les études d’impact d’organismes non indépendants, qui donnent d’ailleurs des gains ridicules, les traités de libre-échange, surtout entre blocs économiquement autosuffisants, ne peuvent que favoriser les fusions/acquisitions et ensuite les délocalisations, au détriment des PME entre autres.
Avez-vous des contacts avec les syndicats US ?
Oui, par le biais des contacts entre la campagne européenne et la campagne américaine.
La campagne menée depuis plusieurs années a permis d’informer sur le Tafta. Peux-tu nous préciser sur Ceta dont les dispositions sont moins connues ? Quelles sont les échéances ?
Ceta est le jumeau de Tafta : avec les tribunaux arbitraux et la gouvernance réglementaire, c’est l’abaissement des normes alimentaires, sanitaires, environnementales, une logique de remise en cause des services publics, des risques forts sur les droits sociaux, l’import de viandes bovine et porcine qui vont amplifier la crise agricole, une logique d’empêchement de l’agriculture paysanne. C’est aussi, et c’est scandaleux, complètement contradictoire avec l’accord de Paris : coup de booster aux énergies fossiles polluantes (comme les sables bitumineux de l’Alberta) et via les transports transatlantiques et l’agrobusiness, à la production de gaz à effet de serre ; dissuasion des mesures de transition énergétique et écologique via tribunaux arbitraux et gouvernance réglementaire. Commission et États membres sur sa longueur d’onde (dont la France…) espèrent une ratification au Conseil européen le 18 octobre puis début 2017 au Parlement européen. Pour une application provisoire (un scandale démocratique !) avant même la ratification par les parlements nationaux.
Propos recueillis par Henri Wilno