Entretien. Le 5 février, le Parlement a voté à 81,4 % la confiance au nouveau gouvernement, dont la mission est de tenter de « refermer la parenthèse révolutionnaire ouverte le 14 janvier 2011 ». Pour parler de la situation politique du pays, nous avons rencontré Fathi Chamkhi, député du Front populaire (FP) et militant de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO).
Quelle est l’orientation des partis présents au gouvernement ?
Qu’ils se réclament du « modernisme », de l’islamisme ou franchement du libéralisme, ils n’ont en fait que des divergences de façade. Ils le savent très bien ! Aucun n’a véritablement de programme, encore moins un projet pour cette Tunisie qui a rejeté l’austérité et les restructurations néolibérales, et qui continue de refuser d’en supporter les frais. Ce qui compte pour eux, c’est de convaincre les vrais maîtres de la Tunisie, à savoir le capital étranger, qu’ils représentent une alternative viable à l’ancien pouvoir dictatorial. Il va de soi qu’ils poursuivent sa politique néolibérale sans se soucier du droit des Tunisiens à disposer librement d’eux-mêmes.
Depuis plus de deux ans, Nidaa Tounes et Ennahdha ont passé une grande partie de leur temps à expliquer que leurs projets étaient incompatibles. Comment expliquer qu’ils se retrouvent aujourd’hui dans le même gouvernement ?
Leurs divergences de façade sont en train de passer à la trappe. Fini pour Nidaa les appels à l’alliance large des démocrates pour la défense de la « société civile » contre « la menace islamiste », qui lui ont permis de se construire puis de gagner les élections. Fini aussi, les discours du parti islamiste sur la nécessité de défendre la révolution contre les représentants de l’ancien pouvoir de Ben Ali.
Une fois les élections passées, les masques sont tombés. L’heure est à « l’union sacrée ». Il est clair que, en s’unissant, les différentes expressions de la contre-révolution se préparent à passer à la contre-offensive contre les classes laborieuses et la jeunesse qui revendiquent une vie meilleure et un avenir.
Quelles répercussions cette alliance provoque-t-elle dans les rangs et dans l’électorat de Nidaa et Ennahdha ?
Beaucoup, surtout parmi celles et ceux qui ont voté pour Nidaa, se sentent trahis par cette alliance qui réinstalle au gouvernement les islamistes qu’ils voulaient écarter, en votant pour Nidaa. L’argument du « vote utile » contre le « danger islamiste » avait permis à Nidaa de siphonner les voix de plusieurs partis, ainsi qu’une partie de celles du Front populaire.
Ennahdha, pour sa part, assiste impuissante au rétrécissement de sa base électorale. Son discours idéologique, qui lui avait permis de gagner les élections de 2011, est en train de tomber en lambeaux : après son échec au pouvoir, son alliance avec Nidaa lui ôte toute crédibilité aux yeux de larges couches des classes populaires qui étaient tombées il y a trois ans sous le charme de l’idéologie islamiste.
Quelles sont les raisons avancées par le Front populaire pour refuser de voter la confiance au gouvernement, et à plus forte raison y participer ?
D’abord, le refus de la présence dans le gouvernement de ministres d’Ennahdha. Ensuite, le refus d’y voir aussi des dirigeants de l’ancien pouvoir de Ben Ali. Enfin, et c’est la raison la plus importante, le rejet du programme économique et social du gouvernement, qui n’est rien d’autre qu’un remake « élargi et approfondi » de celui qui était appliqué sous Ben Ali.
Ce positionnement est à mon sens tout à fait juste. Même s’il y a eu certaines faiblesses dans la cohérence du discours du FP, il a su en fin de compte se démarquer de toutes les composantes de l’alliance contre-révolutionnaire actuellement au pouvoir, regroupant « modernistes » et islamistes.
Quelle va être la politique économique et sociale du gouvernement ?
Le train est déjà lancé ! Il poursuit dans la même voie sans issue, tout en essayant d’aller plus vite. Concrètement, le gouvernement veut poursuivre la mise en œuvre du second plan d’ajustement structurel dicté par le FMI et la Banque mondiale, ainsi que des nouveaux accords de libre-échange avec l’Union européenne. L’holocauste social va se poursuivre, ce qui risque fort de rendre, de nouveau, la situation explosive.
Quel bilan d’étape fais-tu du Front populaire ?
Dans une situation de crise sociale grave, avoir 15 députés sur 217 (soit moins de 7 %), ce n’est pas assez. Je considère cela comme une défaite. Nous sommes largement derrière Nidaa (86 députés) et Ennahdha (69 députés). Le FP s’est même laissé distancer par l’UPL (16 députés), un parti créé de toutes pièces par un homme d’affaire douteux, qui a longtemps séjourné en Libye et en est revenu après la chute de Kadhafi.
Certes, le score du FP aurait pu être pire, vu ses défaillances organisationnelles, ses faiblesses d’analyse de la situation concrète, ses flottements politiques et de ses hésitations à répétition. Le fait de s’être laissé piéger par Nidaa, après l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013, dans le Front de salut national (FSN) a été une erreur. Cela est très clair aujourd’hui1. Nidaa en a tiré un grand bénéfice politique, grâce à ses manœuvres au sein du FSN, puis la façon dont a eu lieu, en janvier 2014, l’éviction d’Ennahdha du pouvoir.
Les répercussions fâcheuses des erreurs tactiques du FP et de son manque de clarté stratégique, ont été atténuées par l’attitude de ses adversaires politiques. D’une certaine manière, le FP a été tiré d’affaires par eux à plusieurs reprises. Il y a eu, par exemple, un débat intense au sein du FP, autour de la question des alliances électorales : une partie du FP se situait dans la vague du « vote utile » et était favorable à une alliance électorale large anti-Ennahdha. Nidaa a finalement aidé à trancher ce débat en décidant de se présenter seul aux élections. La même chose a eu lieu concernant le vote de confiance au nouveau gouvernement où le FP donnait l’impression d’hésiter à propos de sa participation au gouvernement au côté de Nidaa2
- 1. En ce qui la concerne, la LGO avait décidé de partir du FSN lors de son congrès de septembre 2013, tout en restant membre du Front populaire. Voir « Tunisie : au congrès de la LGO, le débat sur l’appartenance au Front de salut » : http://www.europe-solida… Dans les mois qui ont suivi, le FSN s’est ensuite désagrégé.
- 2. Pour sa part, la LGO avait décidé au lendemain des législatives d’octobre que ses députés ne voteraient pas la confiance au gouvernement quelle que soit la décision du Front. Le Courant populaire (parti nassérien membre du Front populaire) avait une position comparable. Voir « Après les élections législatives du 26 octobre » dans Inprecor n°609, octobre 2014 : http://ks3260355.kimsufi…]. Dans le même temps, Nidaa était beaucoup plus tenté par une alliance avec Ennahdha. Il est vrai qu’un courant mtinoritaire, au sein de Nidaa, était opposé à cette alliance avec les islamistes et voulait renforcer sa position en cherchant un rapprochement avec le FP. Mais, au final, Nidaa a opté pour l’alliance avec Ennahdha.
Ce qui est positif est que même si le FP a fait des erreurs, il est parvenu à les surmonter. Maintenant, toutes les forces ayant voté la confiance au gouvernement vont essayer d’isoler le FP. Mais le FP a les ressorts suffisants pour serrer les rangs, améliorer son organisation, approfondir ses idées et avancer ses propres solutions.
Je reste optimiste sur son avenir, même si ce n’est pas gagné d’avance. La situation est difficile, mais le FP a montré qu’il était en capacité de gérer ses tensions et de corriger ses erreurs. Il a gagné en maturité, même si des faiblesses demeurent au niveau de ses analyses. Le FP compte en effet dans ses rangs des militantEs ayant les capacités et l’expérience nécessaires pour formuler un projet cohérent et compréhensible. Il lui reste à ne pas se limiter à agir au niveau du Parlement, mais à prendre toute sa place dans les mobilisations face à la crise économique et sociale que traverse le pays.
Propos recueillis par Dominique Lerouge