Publié le Mercredi 10 mai 2017 à 11h55.

Un fou furieux à la Maison Blanche : yes he can ?

Stupeur et désolation : Trump préside désormais la première puissance économique et militaire mondiale. Mais quelle sera vraiment sa politique ? Et d’où pourrait venir l’impeachment ?

«J’ai essayé d’apprendre une chose à mes filles : on ne dit que c’est la fin du monde que lorsque c’est vraiment la fin du monde », philosophait Obama dans un de ses discours d’adieux, pour « rassurer » sur ce que serait la nouvelle ère Trump. On nous permettra de saluer l’arrivée d’un forcené à la Maison blanche avec moins de détachement que son prédécesseur. Il est vrai que celui-ci n’est pas non plus désolé… de son propre bilan, pourtant bien désolant, comme le montrent l’épidémie chronique de crimes policiers racistes, la généralisation des emplois précaires, la dévastation de régions entières par le chômage…  Une des grandes causes, après tout, de la victoire de Trump et, surtout, de la défaite de Clinton.

Alors oui, bien sûr ce n’est pas la fin du monde.  Il ne faut s’abandonner ni au désespoir ni au déni. Mais que veut vraiment Trump ? Et que pourra-t-il vraiment ?

Il a voulu en tout cas démontrer sa volonté de « tenir ses promesses », de ne pas s’en tenir à la « parlotte » (sous-entendu : comme Obama), dès les premières semaines de son mandat. D’abord par son équipe gouvernementale : des conseillers militants d’extrême droite bien connus ; un vice-président ultraconservateur chrétien qui rêve de la fin du droit à l’avortement ; des gens nommés à la tête des agences fédérales chargés de la régulation financière, de la régulation énergétique, de la défense de l’environnement, connus pour avoir milité pour la disparition des dites agences ; l’ex-PDG d’Exxon à la tête de la diplomatie ; une milliardaire fan de l’école confessionnelle privée pour l’éducation ;  cinq banquiers de Goldman Sachs aux postes clés de l’économie… 

Trump a aussi voulu satisfaire le cœur de son électorat, dans sa composante fortunée ultralibérale comme dans sa composante raciste et ultraconservatrice (les deux pouvant faire très bon ménage), par une cascade de décrets. Outre le lancement du fameux mur contre le Mexique et le « Muslim ban »  qui interdit l’entrée du territoire aux ressortissants de sept pays très majoritairement musulmans pour 90 jours et suspend tout accueil de réfugiés, tous ces décrets tendent à « déréguler » : la finance (démantèlement des très modestes limites aux droits des banques de spéculer comme elles le souhaitent), l’environnement (feu vert pour deux oléoducs et permission de polluer à tout-va pour les centrales à charbon), la santé (début du processus d’abrogation de l’Obamacare).

 

« L’essentiel » et « l’accessoire » (pour le capital)

Mais au-delà ? Le trumpisme sera-t-il un tournant dans l’histoire des Etats-Unis ? Il faut sans doute prendre soin de distinguer ce qui relève de l’essentiel et de l’accessoire, non pour la dignité humaine, mais pour les intérêts du capitalisme (en tout cas de ses différents secteurs dominants) et de l’Etat américains.

Ecologie, droits des femmes, des minorités, des travailleurs : dans ces domaines le pire est programmé. Le droit à l’avortement est menacé. Les immigrés aussi, bien entendu. L’administration Obama avait déjà expulsé deux millions d’« illégaux » (on estime le nombre d’hispaniques en situation irrégulière à 11 millions aujourd’hui). Trump voudra faire plus, et se prépare déjà à rendre la vie encore plus insupportable aux migrants sans papiers, en les chassant des écoles ou des centres de soins. Les considérations écologiques ne sont vues que comme des obstacles aux profits de l’industrie américaine. D’autant plus que l’exploitation des gaz de schiste, qui a explosé sous l’ère Obama, a permis aux Etats-Unis de redevenir une grande puissance productrice d’hydrocarbures, et de bouleverser les rapports de forces mondiaux avec les autres grands producteurs.

Et que dire des droits des travailleurs ? La personnalité du ministre du travail que s’était d’abord choisi Trump, Andrew Puzder, PDG d’une grande chaîne de fast-foods, qui a lutté violemment contre les droits syndicaux dans ses entreprises et contre le mouvement pour le salaire minimum à 15 dollars de l’heure, en dit long. Il avait montré l’étendue de ses préoccupations sociales il y a quelques années, en faisant l’apologie des robots : « ils sont toujours polis, rentables, ne prennent jamais de vacances, ne sont jamais en retard, ne tombent jamais et n’ont pas de problème d’âge, de sexe ou de discrimination raciale. »

 Quels contre-pouvoirs s’opposeront à cette déferlante de mesures réactionnaires, sinon les mobilisations des concernés eux-mêmes ? Certainement pas les institutions de l’Etat américain, cette soi-disant « démocratie bien tempérée ». Sur le long terme, l’appareil judiciaire finira bien par être soit rallié soit contourné. Le Congrès, la majorité des Etats et la Cour suprême sont aux mains des Républicains, qui applaudissent des deux mains à toutes ces saloperies, parce qu’elles sont faites soit pour plaire à leur électorat, soit pour booster les profits du big business.

A la limite, le sort des migrants pourrait les faire tiquer, pour des raisons électorales ou parce que la bourgeoisie américaine trouve fort utile, dans ses entreprises et même dans ses propres demeures, ces travailleuses et ces travailleurs surexploités.

Mais rassurons-nous pour elle : même quelques millions d’expulsions n’assécheront pas le vivier. Détail piquant et révélateur : Trump a finalement dû se trouver un autre ministre du travail, car Puzder allait être refusé par le Congrès. Non pour ses positions antisociales, mais parce qu’une histoire de violences conjugales était en train de refaire surface, et parce qu’il a écopé d’un redressement fiscal pour avoir fait travailler chez lui, au noir, une femme de ménage sans papiers ! Les Tartuffe républicains en ont été un peu troublés…

 

Trump et le principe de réalité

Trump se fait donc plaisir et fait plaisir aux siens. Quand il lance l’abrogation de l’Obamacare et en même temps multiplie les déclarations racistes, il n’est d’ailleurs pas en rupture, mais en osmose avec une longue tradition politique américaine de couplage de la haine de l’Etat-providence avec la haine des Noirs. Déjà, sans remonter aux temps de l’esclavage, dans les années 1930, républicains et notables démocrates du sud luttaient contre les modestes premières esquisses d’Etat-providence proposées par Roosevelt, en expliquant qu’avec les aides sociales il n’y aurait plus de Noirs pour travailler dans les champs de coton. Argument sans cesse repris et décliné, des Nixon et Reagan jusqu’à nos jours, la mère célibataire de Harlem remplaçant l’ouvrier agricole du sud comme épouvantail. Le nouveau président est iconoclaste plus par l’aplomb que par le fond.

Qu’en sera-t-il cependant de sa politique internationale et économique ? L’administration présidentielle n’est pas toute puissante et pourrait se heurter rapidement à un certain principe de réalité, la réalité du big business, des intérêts des secteurs dominants du capitalisme américain (même si ces intérêts peuvent être en partie mouvants et contradictoires). Car Trump affiche sa volonté de chambouler deux systèmes, dont les gouvernements américains, en lien avec les grandes entreprises et le capital financier américains, ont été depuis des décennies à la fois les organisateurs, les grands bénéficiaires et la clef de voûte mondiale : leur réseau d’alliances stratégiques et le libre-échange à l’échelle de la planète.

Que tentera-t-il vraiment ? Les orientations de politique étrangère qui s’esquissent (un soutien éhonté au gouvernement le plus à l’extrême droite de toute l’histoire israélienne, la recherche de nouveaux accommodements avec la Russie, un mélange d’agressivité et de prudence vis-à-vis de la Chine…) ne permettent guère de le savoir. Mais il s’en dégage une certaine « logique ». Avec les années Obama il y a une continuité, le constat par exemple que les Etats-Unis n’ont plus les moyens de (et donc plus intérêt à) mener une politique d’engagement militaire massif à la Bush. Trump n’a cessé de rappeler dans sa campagne que les Etats-Unis n’avaient pas vocation à jouer au « gendarme du monde ».

Et il y a une rupture : finis les grands discours idéalistes – et hypocrites - sur la démocratie et les droits de l’homme, histoire de cultiver le « soft power ». Place à la « realpolitik » sans complexe. Celle par exemple de Nixon (que Trump admire beaucoup paraît-il), qui bombarda impitoyablement le Nord Vietnam tout en nouant une entente inédite avec la Chine de Mao… pendant que son secrétaire d’Etat Kissinger lançait qu’il est « plus funny de botter de temps en temps le cul des Arabes que de baisser notre consommation d’essence ».

Ainsi, au Moyen-Orient, il s’agit de prendre acte des nouveaux rapports de forces, dans le cynisme le plus complet : finis les coups de chapeau (sans suites réelles) aux révolutions démocratiques arabes de son prédécesseur. Les dictateurs ont gagné, entendons nous avec eux (et avec les Russes) pour que l’ordre règne. Avec le slogan America First et le rejet assumé d’une rhétorique démocratique et « droits-de-l’hommiste », qui  a toujours été pour l’essentiel un masque hypocrite de l’impérialisme, mais qui a aussi, parfois, limité un peu les marges de manœuvre de ses dirigeants, Trump croit sans doute avoir gagné après son élection un droit de faire ce qu’il veut sans masque ni gants.

Mais cela n’exemptera le président américain ni de cruels dilemmes (quelle stratégie dans le jeu qui se noue entre les puissances régionales turque, iranienne, russe, saoudienne ?) ni de tenir compte des intérêts stratégiques élémentaires de l’impérialisme américain. Pour preuve, le ridicule du « Muslim ban », qui « épargne » l’Egypte, l’Arabie saoudite, le Pakistan… ou encore la Tchétchénie (c’est-à-dire la Russie), pays d’origine des terroristes qui ont frappé sur le sol américain depuis le 11 septembre 2001, mais trop importants pour figurer sur la liste noire de Trump.

Ce côté « raisonnable » dans l’ignoble atteste surtout que Trump a sans doute pour l’instant plus une politique intérieure (attiser la haine raciste) qu’une politique étrangère, et que ses premières mesures de politique étrangère ont d’abord et avant tout pour cible la population américaine elle-même. Sous la bannière America First, il déclare la guerre aux classes populaires américaines, au nom de… celles-ci.

 

Trump déclare la guerre (aux travailleurs américains)

Son discours d’investiture du 20 janvier 2017, où il martela  America First , fut un prodige de malhonnêteté : « Pendant des dizaines d’années nous avons enrichi des industries étrangères au détriment de l’industrie américaine (…) C’est aux foyers de notre classe moyenne que la fortune a été arrachée puis redistribuée partout dans le monde (…) Nous devons protéger notre territoire des ravages causés par le fait que d’autres pays fabriquent nos produits, volent nos entreprises et détruisent nos emplois. »

Certes, le représentant caricatural de la caste des milliardaires américains, qui a gagné des fortunes sur le dos de ses salariés, n’allait pas accuser la bourgeoisie américaine d’avoir volé les emplois et les richesses de la classe ouvrière américaine (et mondiale)… C’est derrière ce grossier écran de fumée de la « protection des frontières » que Trump promet en tout cas à sa classe, la bourgeoisie, une nouvelle épopée néolibérale, une nouvelle vague de déréglementation, de baisse massive des impôts sur les riches et les entreprises, un grand holocauste des salaires, de l’environnement, de la santé, sur l’autel du profit. 

On comprend l’enthousiasme de Wall-Street, dont l’indice Dow Jones a grimpé de 10 % après son élection (et l’indice plus large S&P 500 de plus de 5 %). Après un premier vertige dû à la surprise, la Bourse a fêté la victoire du « populiste » qui devait soi-disant « assécher son marigot ».  En vedette, les entreprises du pétrole, du BTP, de l’armement, et bien sûr les banques. Mais c’est l’ensemble des capitalisations qui a progressé.

Certes, sa victoire inattendue provoque aussi de l’incertitude et donc de l’inquiétude. Que sera demain la politique « protectionniste » de Trump ? Nul ne le sait vraiment (le sait-il lui-même ?) Comment tiendra-t-il sa promesse d’un programme d’infrastructures de 1000 milliards de dollars, d’augmentation massive des dépenses militaires, et de baisse des impôts ? Laissera-t-il alors filer la dette fédérale (crime horrible pour le Congrès républicain du temps d’Obama !), et avec quelles conséquences sur le dollar ? Sur les taux d’intérêt ? On avait parlé « d’économie vaudoue » à propos de Reagan. Que donnera la magie noire trumpiste ? Mais cela, c’est demain, voire après-demain, voire jamais. En attendant l’hypothétique relance budgétaire et l’éventuelle révolution protectionniste, la bourgeoisie croit aux promesses ultralibérales de la Maison blanche, qui, elles au moins, auront l’assentiment enthousiaste du Congrès.

 

D’où viendra l’impeachment ?

Qui stoppera cette vague réactionnaire ? Le Congrès ? Une blague… Les « contre-pouvoirs » institutionnels américains (comme en France et ailleurs) ont tout de même été inventés, non pour contenir les aventures de la réaction, mais les initiatives intempestives des classes populaires. Le parti républicain ? Il savoure d’avance les mesures antisociales et réactionnaires qu’il va pouvoir voter. Les grandes entreprises américaines ?

Les milliardaires en baskets de la Silicon Valley ont peur de payer le prix d’une réorientation protectionniste de la politique économique internationale des Etats-Unis, et ils s’opposent aux mesures anti-immigrés de Trump. L’affaire du « Muslim ban » est à ce propos significative : les PDG d’Apple, de Google, de Facebook, défendent avec leur vision « humaniste », « ouverte », « tolérante », des rapports avec le reste du monde, leurs intérêts bien compris. Ils ont besoin d’ingénieurs étrangers brillants, et moins chers et plus dévoués. Trump peut comprendre cela : il arrivera bien à leur proposer une « immigration choisie » conforme à leurs intérêts. Accepter mille ingénieurs soudanais ou irakiens et expulser un million de « criminels » et de « parasites » mexicains, il devrait y arriver…

Mais ces grands capitalistes américains ont des intérêts plus considérables dans la balance : à la fois défendre une marque mondiale (ce qui passe par une certaine image, « mondialiste » en quelque sorte), faire pression contre Trump et ses velléités de remettre en cause un libre-échange qui a fait leur fortune, et vérifier si le président réalisera bien une de ses promesses : baisser la taxation des bénéfices rapatriés de l’étranger par les entreprises américaines. Un magot considérable est en jeu : environ 2400 milliards de dollars pour l’ensemble des multinationales américaines , dont 230 milliards rien que pour Apple ! Dont le PDG, Tim Cook, expliquait en novembre 2016 qu’il « adorerait » ramener ce magot au pays, mais… « quand nous le rapatrierons, nous paierons 35 % d’impôt fédéral, mais aussi des impôts locaux, d’en moyenne 5 %, ce qui fait 40 %, expliquait-il. Nous ne le ramènerons pas tant qu’il n’y aura pas un taux plus raisonnable.»  Or Trump a promis un taux  de 10 %. On est loin de la campagne électorale, quand il parlait de forcer Apple à produire ses iPhone (1 000 milliards de dollars de ventes cumulées depuis 2007) sur le sol américain.

Attendre des sommets de la bourgeoisie américaine, ou des institutions américaines, d’être une sorte de digue contre les mesures réactionnaires de Trump, est donc une étrange illusion. En revanche, une sorte de guerre larvée, qui pourrait être un jour ouverte, oppose déjà Trump à une partie de son propre appareil d’Etat et de son propre parti ! Il y a des raisons politiques voire politiciennes à cela : Trump a affiché son intention de transformer le Parti républicain, grand parti économiquement très libéral et libre-échangiste de la bourgeoisie américaine, en un parti à la rhétorique plus « national-populiste ». Les leaders républicains n’ont certainement pas l’intention de laisser Trump creuser leur tombe sans réagir.

Bien plus fondamentalement, l’aventurisme en tout cas rhétorique, pour l’instant, de Trump, ses rodomontades contre les faux alliés qui nous coûtent cher, contre l’OTAN, contre la Chine, ses ouvertures à la Russie, ses menaces de taxes aux frontières, inquiètent les hautes sphères du pouvoir économique et politique américain. Qui semblent en tout cas dans une expectative plus ou moins défiante. D’un côté, la brutalité de Trump qui se pose en grand « renégociateur » en chef de tous les « deals » pourrait porter quelques fruits. En effet,  le « multilatéralisme » pour négocier des traités commerciaux est à bout de souffle depuis plusieurs années. Contraindre les autres Etats à des discussions bilatérales, de fort à faible, était déjà de plus en plus envisagé à Washington, avant Trump. 

Or face au gouvernement américain, à la tête de la première puissance financière et militaire et du premier marché de la planète, les partenaires-adversaires ont de grandes faiblesses : la Chine voit sa croissance diminuer et craint l’explosion de sa bulle bancaire et une crise grave de surproduction, les pays dits  « émergents » comme le Brésil, le Mexique  la Turquie, seraient dans une situation catastrophique en cas de fuite des capitaux (qui pourrait être déclenchée, justement, par une montée des taux d’intérêt américains), l’Union européenne n’est pas une union, ses Etats membres n’arrivent à s’entendre sur aucun problème essentiel à part l’austérité.

D’un autre côté, « l’ordre mondial », stratégique et économique, dont les Etats-Unis sont la clef de voûte est fragile. La mondialisation telle qu’elle s’est faite depuis des décennies a permis au capitalisme américain de déployer ses affaires dans le monde entier, d’y exploiter au mieux les ressources et les travailleurs, d’accumuler des fortunes gigantesques. En ouvrant ses marchés aux importations à bas coût, la bourgeoisie a pu aussi comprimer les salaires sur le sol américain, augmenter l’exploitation aux Etats-Unis. Cette mondialisation a certes ses revers, elle a permis à de nouvelles puissances d’émerger et de relativiser l’hégémonie américaine, et elle a dévitalisé une grande partie de son industrie domestique, ce qui pose des problèmes proprement économiques  (et politiques) à la bourgeoisie américaine. Mais comment y renoncer ? Avec quelle politique viable de rechange ? Trump l’apprenti-sorcier, s’il persiste, se heurterait à des pouvoirs plus puissants que le sien…

 

Le pouvoir est dans la rue

On se doute que si le parti républicain et le pouvoir économique entraient en conflit ouvert avec Trump, ce ne serait pas dans un sens particulièrement progressiste. Et l’opposition institutionnelle, les démocrates ? On connaît déjà leur orientation politique profonde : c’est celle qui a conduit Clinton à la défaite électorale. Un ralliement total aux intérêts de la finance et des multinationales américaines, auréolé hypocritement de grands discours sur l’amour universel, la tolérance, l’égalité des droits… Pour l’instant le parti démocrate fait exactement comme nos socialistes ont toujours fait : il affiche sa loyauté à l’égard des institutions, se désole et s’indigne des bouffonneries et des outrances de Trump, promet quelques manœuvres d’obstruction judiciaire et parlementaire… et attend sagement les prochaines élections en espérant retrouver alors ses brebis égarées.

Or le parti démocrate, sonné par sa défaite surprise, est en crise. Mais une partie de son aile gauche, ses divers « dissidents » opposés à tout le cours droitier, néolibéral, qui avait été imprimé notamment par Bill Clinton il y a déjà 25 ans, ont eu une attitude déconcertante en ce début d’année : attentisme, mollesse, absence d’initiatives. Avant de se reprendre tout récemment Bernie Sanders a même affirmé qu’il était « prêt à travailler avec le président Trump, si cela peut faire avancer les droits des travailleurs ».

Pire encore, les œillades de responsables syndicaux importants : James  Hoffa  (héritier à la tête du syndicat des teamsters de son papa, le célèbre et très mafia-compatible Jimmy Hoffa) a applaudi, avec d’autres, la relance des oléoducs. Sean McGarvey, président du North America Building Trades Unions (syndicat du BTP), s’est réjoui d’avoir été reçu par Trump, qui « comprend ce que signifie la valeur de susciter le développement, de faire en sorte que les gens accèdent à la classe moyenne ».  Ces dirigeants syndicaux disent  espérer de lui un changement en faveur des travailleurs américains !

On peut s’expliquer cette complaisance, voire cette veulerie de certaines directions syndicales. Elles sont « prisonnières » (consentantes) tout à la fois de leurs intérêts matériels, qui les dissuadent de déclarer une guerre dangereuse à la présidence, de leur propre rhétorique depuis des années sur l’Alena et le libre-échange (parfois désignés comme les responsables principaux des destructions d’emplois et des baisses de salaires), et d’un héritage lourd et profond de lâcheté face aux préjugés racistes d’une partie de leurs propres adhérents… perméables justement aux discours  démagogiques de Trump. Hoffa trouva sans doute plus facile d’accuser les chauffeurs mexicains d’être responsables de la dégradation des conditions de travail de ses syndiqués, plutôt que les employeurs et donneurs d’ordres américains.

Heureusement, ils et elles sont des millions à ne pas avoir attendu des initiatives des directions démocrates ou syndicales, pour entrer en résistance contre Trump. On l’a vu avec les grandes manifestations dès le lendemain de l’investiture. Trois ou quatre millions de manifestant-e-s, ce n’est certes pas un raz-de-marée, au vu de l’immensité américaine. C’est bien moins, en proportion, que le nombre des manifestants en France, contre Le Pen en avril 2002, entre les deux tours de la présidentielle. Mais c’est déjà une première démonstration de force, et un début d’autant plus prometteur qu’il ne surgit pas de nulle part.

Les années de la crise ont été des années de colère pour des millions d’Américains, les années Obama des années de déception. Ces dernières années, une nouvelle vague de révolte, d’organisation, de militantisme, de luttes est survenue dans le pays, à partir de points de tension différents, mais en réalité liés, de la société américaine : Occupy Wall-Street, Black Lives Matter, la lutte syndicale pour les 15 dollars de l’heure, etc.  A l’heure où des dizaines de millions d’Américains sont sous le choc, et révulsés par le nouveau pouvoir installé à la Maison Blanche, c’est de là que vient l’espoir.

Yann Cézard