Publié le Jeudi 27 mai 2021 à 14h37.

« Un tournant dans l’histoire de la lutte palestinienne »

Le point de vue de Wissam al-Haj (journaliste gazaoui) sur les récents (et actuels) événements en Palestine.

Depuis la grande grève de 1936, la Palestine n’a pas vécu une action collective de sa population aussi vaste et aussi forte que celle qui s’y déroule actuellement. Dans toutes les étapes militantes précédentes, l’action était cantonnée dans une ou des régions précises, soutenues par le reste des Palestiniens. Aujourd’hui la Palestine s’est soulevée avec toute sa population vers une nouvelle étape dont les voies sont frayées par des gens sur le terrain, ces jeunes qui, de jour comme de nuit, sont dans les rues de Lod, les tunnels de Gaza, les places de Haïfa ou les monts de Jénine.

« Cette guerre est différente »

Gaza, cette prison à ciel ouvert, a de nouveau vu son ciel s’embraser par les missiles et par la hargne du colonisateur.

Depuis que les armes s’étaient tues, 55 jours après le début des affrontements de 2014, la guerre n’a pas cessé à Gaza, elle a plutôt pris une autre forme : blocus, négociations sur la reconstruction et affamement des habitants, qu’Israël a orchestré avec la complicité de régimes régionaux et de la soi-disant communauté internationale. De son côté la résistance à Gaza, avec toutes ses factions, a continué de renforcer ses capacités. Israël n’a pas cessé de menacer d’une opération contre Gaza, et la résistance a assuré de sa disposition à affronter cette menace. Personne n’ignorait que la bataille de Gaza allait inévitablement advenir. La seule inconnue de l’équation était le contexte et le moment.

« Cette guerre est différente » : une phrase qu’on entend chez les habitants de Gaza avec chaque guerre et chaque escalade. Mais cette bataille-ci est réellement différente aussi bien par l’unanimité inédite à soutenir la résistance, ou par l’évolution des capacités de celle-ci ou encore à cause de ce sentiment que Gaza n’est plus seule. Elle est différente aussi en raison de l’énormité de la destruction que les missiles de l’État colonial infligent aux humains et aux constructions.

Gaza n’était pas seule

Car avec l’accélération du cours des événements à Jérusalem et de l’appel de certains habitants de la ville pour appeler Gaza à entrer sur la ligne de front, la population de Gaza n’a pas hésité à son tour à faire pression sur les dirigeants des factions de la résistance, exigeant le soutien de Jérusalem, malgré leur pleine conscience des risques de tueries et de dévastation que cela pourrait entraîner pour eux. C’est pourquoi les rares voix ayant critiqué les frappes de roquettes au début de l’affrontement sont restées marginales, sachant que la plupart d’entre elles venaient de l’extérieur de la bande de Gaza assiégée, et se sont rapidement tues en raison de la large adhésion populaire sans précédent à l’action de la résistance.

Il est certain que les dirigeants militaires et politiques des factions de la résistance ont tenu compte de ces revendications. Mais le facteur le plus déterminant reste la conviction de la résistance que ce moment-là est le plus approprié pour un affrontement qui allait advenir tôt ou tard. Avec le lancement de la première salve de roquettes par la résistance, les colons ont déguerpi des alentours de la mosquée al-Aqsa et les acclamations des Palestiniens se sont fait entendre d’un bout à l’autre du pays.

Depuis plus d’une décennie, les habitants de Gaza ont pris l’habitude, durant les guerres et les vagues d’escalades, de subir seuls tout le poids des batailles, tandis que dans le reste de la Palestine, la question se limitait à des manifestations de soutien en Cisjordanie (quand l’Autorité Palestinienne le permettait) et il en allait de même dans l’intérieur occupé (selon les limites du bon vouloir israélien). La grande surprise de cet affrontement est que Gaza n’a pas été livrée seule à la mécanique meurtrière israélienne, malgré la répression par l’Autorité à Ramallah de toute action solidaire et de toute tentative de braver l’État colonial à partir des zones de Cisjordanie qu’elle contrôle. Les habitants de toutes les villes et de tous les villages de Palestine sont sortis, de Jaffa et Haïfa au Triangle [de Galilée], à Al-Jalil et Al-Naqab. La ville de Lod est devenue l’icône du plus violent affrontement, démentant ainsi la légende de « la spécificité de la situation à l’intérieur ». Tout cela a ravivé la capacité des Palestiniens à rêver et leur pleine disposition à se relever pour poursuivre la bataille de la liberté.

Les Palestiniens se sont surpris eux-mêmes

Cette claque a secoué Israël et a été une prise de conscience traumatisante pour sa population. L’armée et les services de renseignement ont considéré Gaza comme un front secondaire qu’il suffit d’assiéger, tout en achetant le silence des fusils de la résistance par la permission de passage de quelques marchandises et aides, de quoi permette aux gens de survivre, sans plus. Quant à l’autre front, l’ennemi croyait avoir déjà réglé son affaire et l’avoir éloigné du cœur du conflit depuis la Nakba de 1948... Mais Tel-Aviv, jadis bien à l’écart des champs de bataille, a reçu un déluge de roquettes, et les masses palestiniennes se révoltent désormais au cœur même des principales villes de l’État colonial. Il n’y a plus de lieu sûr en Israël. Et cela a donné un grand élan moral aux gens à Gaza, qui se sont mis à suivre de près toutes les informations et les images de ce qui se déroule dans les villes et les villages, desquels ils avaient été chassés. Mieux, pour plusieurs d’entre eux, parler de retour ou de libération semble désormais une question à discuter rationnellement et non plus un rêve difficile à atteindre. C’est ainsi que les Palestiniens se sont surpris eux-mêmes comme s’ils découvraient une force extraordinaire qui leur permet de passer outre toutes les entraves du rêve.

C’est dans ce sens que l’activiste gazaoui, Awssaj, a écrit sur son compte tweeter : « Ce qu’il y aura de meilleur après ces journées c’est que lorsque tu parleras de la libération de la Palestine on te prendra pour un optimiste, mais plus jamais pour un rêveur, voire pour un fou ». De son côté, Rafat Abou Aïch a tweeté de Bir Essabâa : « Même si la libération ne se réalise pas aujourd’hui, il suffit que tout le monde se soit rendu compte qu’elle est possible ! ». […]

Personne ne sait encore comment ce round du conflit se terminera, ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il a crevé tous les plafonds politiques portés par les différents partis politiques palestiniens, qui doivent d’ailleurs repenser leur action à la lumière de cet événement ou disparaître. De même que l’impact de ce round sur la conscience des Palestiniens restera gravé comme un tournant dans l’histoire de leur lutte. Et malgré la grande douleur et la profonde blessure, les gens, avec l’habituelle obstination de Gaza, refusent d’être les victimes, ils préfèrent être ­l’étincelle qui fait embraser la flamme.   

Traduit par Saïda Charfeddine, version intégrale (en français et en arabe) sur assafirarabi.com.