Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 14h34.

La question du care : une réflexion en devenir (Jacqueline Penit-Soria et Claudine Blasco, Contretemps n°9)

 1- L’histoire contemporaine de l’éthique du care ; ses débuts américains et son émergence récente en France…À partir d’une critique des fondements de la morale dominante aux Etats-Unis, C. Gilligan  développe dès les années 1980 un point de vue nouveau, qui s’intéresse à celles qui parlent  « d’une voix différente »1. Si on définit l’éthique comme l’ensemble de principes moraux qui  fondent les règles de conduite de chacun, l’éthique dominante est toujours un reflet de l’état socio-économique d’un pays. Aux Etats-Unis, où la protection sociale publique est très faible, l’adulte accède à la réussite par sa seule  autonomie individuelle. Le care, considéré d’ordre privé et relatif à la sphère domestique, se retrouve hors de cette morale. Sa fonction et son rôle sont niés, rendus invisibles. Gilligan défend donc une éthique du care, et ses travaux ont eu le grand mérite de montrer non seulement que cette conception de la morale implique l’existence d’une frontière de sexe, mais surtout de mettre en mots, de conceptualiser l’expérience de nombreuses femmes. Cependant, dans la majeure partie de son œuvre, l’éthique confine “cette voie différente“ au domaine du privé, contribuant ainsi à  ce que le care reste politiquement ignoré. Malgré cela, la brèche ouverte par Gilligan dans le discours américain dominant a été considérable, ce qui explique probablement qu’elle soit la première femme à avoir obtenu une chaire universitaire en gender studies.  C’est ensuite le mérite de Joan Tronto2 d’avoir très vite montré que l’approche de Gilligan   comporte une dimension essentialiste, dans la mesure où elle associe femme et sentiments, et qu’elle laisse intactes les frontières entre justice et sollicitude, vie privée et espace public. Pour Joan Tronto, « le potentiel de radicalisation de Gilligan a donc été contenu dans les frontières morales actuelles ». D’après elle, il faut dépasser cette approche, ce qui nécessite  un changement radical de vision, et la prise en compte des expériences diversifiées du travail de care3. En fait, J. Tronto démontre que la dévalorisation du care tient aux dominations de classe, de sexe et de race. Pour ce faire, elle pointe « l’irresponsabilité des privilégiés » qui s’exemptent du travail du care puisqu’il existe une distribution inégale des charges et des bénéfices du care. Elle rappelle ensuite, en s’associant aux féministes afro-américaines, que le travail du care est réservé prioritairement aux femmes, aux pauvres et aux immigrées. En France, P. Molinier, S. Laugier et P. Paperman et col4 se sont aussi appuyés sur les multiples dimensions du care, échappant ainsi à toute réduction qui le limiterait au soin et à la compassion. Dans le contexte actuel de remise en cause de la protection sociale et des services publics, leurs travaux enrichissent de façon originale des questions de première importance : interroger le système social, mieux comprendre l’individualisme actuel et l’affaiblissement de l’autonomie individuelle qu’il génère. Les exigences d’une politique et d’une éthique du care apparaissent avec une cohérence nouvelle. Il s’agit de mettre en première ligne trois préoccupations, qui recoupent les enjeux cités plus haut. La première est celle de la prise en charge des activités du care (statut et professionnalisation des personnels qui exécutent les soins). La seconde concerne les principes à partir desquels leur distribution peut être juste et appropriée (régulation publique et services publics). La troisième souligne l’importance du care pour la qualité de la vie humaine : dépendance et vulnérabilité - psychique, affective comme matérielle - peuvent affecter les individus à des moments de leur vie dont certains sont imprévisibles. Penser ainsi l’individu, non pas comme un simple être juridique, mais comme un parcours, une histoire, des sentiments permet de repenser l’égalité, le travail ou la citoyenneté.Le care : recours dans une société atomisée ou proposition pour une société d’autonomie?Pour mieux comprendre la portée du débat sur la vulnérabilité et l’autonomie, les travaux de R. Castel et des co-auteurs apportent un éclairage essentiel en analysant le rôle de la protection sociale et, par extension, celui des services publics 5,6.Née au début du XIXème siècle dans les sociétés capitalistes des pays européens industrialisés, la protection sociale est assise sur le salariat. Elle constitue le support social  qui étaye l’autonomie de l’individu à part entière, en brisant les liens de dépendance familiaux et traditionnels, et en instaurant un statut social de l’individu-e qui ne dépende pas de sa situation familiale ou conjugale. Cette conception de l’autonomie, en rupture avec nombre d’analyses politiques, nous semble novatrice pour définir l’individu dans la société contemporaine. On peut l’élargir aux services publics, notamment les services à la personne. Cela nécessite cependant que la dimension du genre soit prise en compte car les femmes ont encore majoritairement la charge des jeunes enfants. Les récents débats sur les retraites ont  montré à quel point elles sont pénalisées : le montant si faible de leurs retraites est dû, en partie au moins, aux interruptions de leur travail salarié, faute d’un service public de la petite enfance suffisant. Tout ceci revient à revendiquer une égalité réelle entre les femmes et les hommes et à remettre en cause des rôles sociaux reposant sur une organisation patriarcale de la société. Dans un ouvrage récent, nous avons participé à une réflexion collective sur l’individualisme  atomisant et concurrentiel du capitalisme et suggéré une vision polyphonique de l’individualité7. Les contre-réformes néolibérales ont abondamment agité la figure de l’individu (individualisation des salaires, flexibilité, mobilité) contre l’Etat social, les services publics et les solidarités collectives construites à travers l’action syndicale. On a ainsi assisté à la mise en place « d’une véritable fabrique de l’individu néolibéral » qui aurait le monopole de l’individualité comme le disent P. Dardot et C. Laval 8. Notre vision du care prolonge cette réflexion. Les individus devraient être appréhendés dans leurs combats collectifs pour obtenir des droits sociaux, tel celui d’avoir tous accès aux services publics du care, assurés par des personnels qualifiés. Chaque individu devrait aussi être appréhendé comme un être singulier. Le développement simultané de ces deux aspects permettrait d’envisager l’accomplissement plein et entier de l’individualité. Le care et les mutations de la société Pendant très longtemps, seules les femmes, dans le cadre de la famille, ont pris en charge la petite enfance et les personnes âgées dépendantes. Cette assignation des femmes à la sphère domestique, dans laquelle elles effectuent un travail gratuit, n’a pu se faire qu’en le reléguant à la sphère du privé qui, comme chacun et chacune le sait, n’est pas un objet de politique. Si la Révolution française a attribué aux hommes des droits civiques et politiques fondamentaux pour pouvoir vendre librement leur force de travail, les femmes ont été totalement exclues de ces avancées. C’est ainsi que pendant plus d’un siècle, le modèle social  dominant  était celui où l’homme était le breadwiner et la femme la caregiver. C’est sous cette forme que, dans la société capitaliste, la domination de genre s’est alors organisée et que la dévalorisation du care s’est perpétuée. Cette dévalorisation des activités du care est donc liée à l’histoire de la division sexuelle du travail.Précisons toutefois que dès le début des sociétés industrielles capitalistes, dans les familles aisées, le travail du care était souvent pris en charge par d’autres femmes, parmi les plus pauvres et les plus fragiles, celles d’origine ethnique différente. Aux Etats-Unis, jusqu’aux années 1950, le care était encore un « travail forcé »9, alors que l’abolition de l’esclavage avait été votée en 1865.Dans les pays d’Europe occidentale, les mutations sociétales de la deuxième moitié du XXème siècle ont profondément interrogé le modèle breadwiner-caregiver. L’entrée massive des femmes dans le monde du travail salarié a transformé leur statut social, le salariat leur conférant autonomie professionnelle et familiale. En France, celle-ci s’est faite sous la forme de l’entrée à plein temps sur le marché du travail, entrecoupée de sorties pour élever leurs enfants, malgré la création de ce service public qu’est l’école maternelle. Depuis, les comportements d’activité féminins ont évolué : « De ce point de vue, les choses ont profondément changé : désormais la majorité des femmes en France cumule l’activité professionnelle avec la vie familiale et ne s’arrête plus de travailler lorsqu’elles ont des enfants »10.Depuis les années 1980, les réorganisations du monde du travail consécutives aux réformes économiques néolibérales ont fait apparaître le chômage de masse, le temps partiel largement imposé et la flexibilité du temps de travail… Ces mutations sont à l’origine d’un double mouvement :cd’une part, recours à la famille pour prendre à nouveau en charge le care et, d’autre part, externalisation marchande des soins. D'un côté, refamiliarisation, avec la mise en place de l’allocation parentale d’éducation (APE) :  instituée en 1985 cette prestation est attribuée à l’un de parents (la mère dans 98% des cas) lorsqu’il cesse ou réduit son activité professionnelle pour élever un enfant de moins de trois ans ;  d’abord ouverte seulement à la naissance du troisième enfant, son attribution en 1994 à la naissance du deuxième enfant a fait régresser de façon importante et pour la première fois en 30 ans, le taux d’activité des jeunes mères. De l'autre côté, on assiste au développement du care marchand dans le domaine de l’aide aux personnes âgées dépendantes : ainsi externalisé, le travail du care  prend la forme d’un « précariat féminin institutionnalisé »11. Au niveau mondial l’externalisation du care passe par l’emploi d’immigrées. Ainsi est née la “chaîne du care“. « Depuis quelques décennies, le travail domestique est la principale motivation des femmes venues nombreuses de l’hémisphère Sud travailler dans les villes du Nord. Ces chaînes mondiales des services à la personne s’expliquent, en partie, par le peu d’attention que reçoit l’aide sociale dans la politique des pays industrialisés, ne laissant à leurs habitants d’autre choix que de se tourner vers le secteur privé. Les migrations de femmes parties travailler comme domestiques à l’étranger donnent naissance à des foyers «transnationaux», c’est-à-dire à une chaîne mondiale des services à la personne qui se forme entre des travailleurs du Nord, ayant besoin d’une aide à domicile pour leur famille, et des immigrés du Sud prêts à leur fournir cette aide, quitte à laisser leur propre famille au pays. Beaucoup d’employées de maison et de soignantes qui abandonnent leur foyer pour s’occuper d’autrui à l’étranger ont aussi à prendre en charge leurs propres enfants et parents âgés. D’ordinaire, les femmes migrantes délèguent cette responsabilité à d’autres femmes de la famille, ou louent les services d’employées de maison à revenu plus faible pour gérer leur propre foyer. Ce phénomène est connu sous le nom de “chaîne mondiale des soins”, régime international des soins stratifié par classe et, souvent, par appartenance ethnique. De nombreuses employées de maison finissent par gérer deux foyers, celui de leurs employeurs aussi bien que le leur, celui-ci de loin »12. Une nouvelle pratique sociale a émergé avec la chaîne du care : le care à distance ou la délégation de care. Et si la chaîne du care est essentiellement Sud-Nord, apparaît de plus en plus une chaîne Sud-Sud. Ainsi aux Etats-Unis des gardes d’enfants mexicaines laissent leurs enfants à des Chiliennes immigrées au Mexique, qui elles-mêmes laissent leurs enfants au Chili à la garde de Péruviennes immigrées. Phénomène migratoire nouveau et complexe, la chaîne du care est une conséquence de la mondialisation néolibérale et de la perpétuation du patriarcat. Cette chaîne participe à la féminisation des migrations (95 millions de femmes parmi les 191 millions de migrants dans le monde)13 liée à l’entrée massive, il y a 40 ans, des femmes sur le marché du travail. Simultanément la mondialisation du marché du travail a mis en concurrence tous les travailleurs de la planète en tirant vers le bas les normes sociales, se servant des statuts discriminants des femmes et des migrants. Les migrantes majoritaires dans les emplois domestiques en Amérique du Nord, Europe de l’Ouest et Moyen-Orient sont les instruments de la « délocalisation sur place » d’un secteur mondialisé en expansion, financièrement très profitable (voir les maisons de retraite).  Une autre forme de migration féminine liée à la chaîne du care « est l'exode massif d'infirmières du monde en développement vers les pays industrialisés. Le vieillissement de la population, combiné avec la pénurie d'infirmières et de médecins dans les pays hôtes, alimente la demande, tandis que l'effondrement des systèmes de santé et la pauvreté des pays en développement sont à l'origine de l'offre.»14. « Ces 30 dernières années, le nombre des agents de santé migrants a augmenté de plus de 5% par an dans de nombreux pays d’Europe. Dans les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), près de 20% des médecins viennent de l’étranger ».15 En France, les migrantes travaillent plutôt dans le domaine de la santé, un secteur public qui se dégrade à grande vitesse. Le care a donc des implications supranationales dans la structure des familles, leurs relations affectives et leur transnationalisation, dans la mondialisation du marché du travail, dans le développement des services publics, dans les inégalités Nord-Sud, dans les politiques économiques, sociales, familiales, migratoires et d’égalité hommes femmes... Ceci nous engage à envisager le care dans sa globalité, sa complexité et sa transnationalité, en tant qu’activité mais aussi en tant qu’éthique.2- Le care de la petite enfance : l’accueil n’est pas seulement le soin.En 2006, les puéricultrices des crèches de la Ville de Paris ont organisé plusieurs mouvements de grève avec le soutien actif des parents. Elles s’exprimaient en ces termes dans un document de leur intersyndicale : « S’occuper de jeunes enfants, ce n’est pas seulement les nourrir, les laver, les habiller, les déshabiller, les coucher, les faire jouer. Pour que ces bébés deviennent des personnes à part entière, il faut que les adultes qui s’en occupent puissent penser chacun d’eux comme un individu singulier. Il faut qu’ils puissent porter chacun de ces enfants, non seulement  dans leurs bras mais aussi dans leurs têtes… C’est depuis des années que le manque de personnels  dans les crèches parisiennes conduit à des pratiques et à un état de fait  mettant en cause le bien-être et la sécurité affective des jeunes enfants. »Pour ces puéricultrices, la crèche n’assure pas seulement la garde des enfants mais constitue l’accueil nécessaire à l’éveil, à la socialisation et aux apprentissages premiers de tous les enfants. Réaliser la « sécurité affective » de ces jeunes  êtres humains ne correspond-il pas à un certain « souci des autres » ? L’accueil de la petite enfance représente un enjeu central pour l’activité professionnelle des femmes, indispensable pour permettre leur autonomie et donc leur émancipation. Malgré sa dégradation continue, le travail salarié constitue toujours le moyen primordial de reconnaissance de l’individu et de sa socialisation. Une politique de plein emploi est donc nécessaire. Elle ne peut être effective sans la création d’un véritable service public de la petite enfance, maillon essentiel pour aller vers l’égalité entre hommes et femmes.Certains pays d’Europe du Nord comme la Suède, la Norvège et la Finlande ont déjà mis en œuvre ce type de politique. Dans ces pays, où plus de 60 % des enfants de moins de 3 ans sont accueillis dans des structures collectives, le taux d’activité des femmes est l’un des plus élevés d’Europe. En Suède, le droit de chaque enfant à être accueilli dans une structure formelle est même inscrit dans la constitution !  En Allemagne jusque récemment, le modèle du père breadwiner  et de la mère caregiver  était si puissant que de très nombreuses mères assumaient seules à la maison ce care, de telle sorte que les femmes salariées étaient stigmatisées sous le terrible vocable  de « corbeaux ».  Enfin, dans ce vieux modèle de libéralisme qu’est la Grande-Bretagne, l’Etat ne s’immisce pas dans les questions dites purement familiales. Pour les plus riches, l’accueil des jeunes  enfants est donc assuré par le secteur privé, alors que pour les plus modestes c’est le worfare  qui permet l’accès à un service public, mais la durée journalière de la prise en charge est inférieure à celle des temps partiels (pourtant très courts), ce qui dissuade beaucoup  de parents d’y avoir recours.La France est l‘un des pays européen où le système public de prise en charge de la petite enfance est encore l’un des plus développés. Mais, depuis le début des années 1980, un tournant s’est amorcé en direction de l’individualisation de la garde des enfants, moins coûteuse pour les dépenses publiques. En 2005, six enfants de moins de trois ans sur 10 étaient gardés à la maison par leurs mères, et la moitié de ces dernières étaient sorties du marché du travail et avaient recours à l’APE, dont le montant correspond à la moitié du SMIC. Un enfant sur dix seulement a accès à une crèche (pour une  description détaillée voir note 16). Comme le montrent plusieurs études cette pénurie de crèches est une préoccupation pour une écrasante majorité de parents, de toutes les couches sociales, qui considèrent la crèche comme la meilleure solution de prise en charge pour leurs enfants. Mais le manque de places pénalise les parents des couches populaires qui en ont le plus besoin. En effet, l’accueil en crèche est le seul dont le coût est proportionnel au salaire. Cette régression du service public s’est accompagnée de l’extension des emplois précaires, particulièrement pour les femmes, se combinant avec temps partiel et flexibilité des horaires. L’ensemble de  ces facteurs a contribué au renforcement de l’individualisation des modes de garde. Cette politique du care de la petite enfance ne vise pas seulement à réduire le déficit public. Ces choix ne sont pas uniquement financiers mais aussi politiques et idéologiques. Les femmes occupant des emplois précaires ne trouvent pas de place de crèches et optent pour l’APE : elles sont aujourd’hui 600 000. On fait ainsi d’une pierre deux coups : ces femmes sortent des statistiques du chômage et l’on réduit l’enveloppe initiale consacrée à la garde des enfants, car il est moins coûteux de faire garder un enfant par sa mère payée un demi SMIC que d’ouvrir une place en crèche. De plus, le renvoi des femmes "à la maison" via l'APE s’accompagne d’un discours « maternaliste » de certains courants psychologisants qui tentent d’imposer le concept selon lequel la mère est indispensable au développement de l’enfant, les pères ne pouvant pas remplacer certaines « fonctions maternelles »… Bref un retour à des valeurs et des rôles traditionnels visant à culpabiliser les femmes. On mesure bien ici comment les choix néolibéraux et la circulation des stéréotypes féminins et masculins, produits de la domination patriarcale, se renforcent mutuellement. Mme Morano annonce la création de 100 000 places de crèche, alors que dans la réalité seules 30 000 vont être véritablement créées. Le collectif “ Pas de bébés à la consigne“ a bien montré   comment le taux d’encadrement officiel serait contourné du fait de l’accueil en surnombre  dans des structures déjà existantes et par la création de jardins d’éveil à partir de 2 ans avec un taux d’encadrement insuffisant pour des enfants de cet âge17. Cette diminution du taux de professionnels les plus qualifiés va porter atteinte à la qualité de l’accueil. De plus, la création de « maisons d’assistants maternels » correspond en fait à des petites structures sans encadrement professionnel, sans réelle formation gestionnaire et éducative des intervenants. Même l’école maternelle, pourtant présentée comme le fleuron du modèle français, est menacée. Depuis 2000, l’attaque globale contre les services publics a conduit à la réduction massive du nombre des enseignants et 68 000 places en maternelle ont été supprimées. Il s’agit de supprimer rapidement l’accueil des enfants de deux à trois ans : une mesure socialement très injuste Aujourd’hui, de nouvelles formes de résistance s’organisent. En 2009, le collectif  intersyndical et d’associations de professionnels « Pas de bébés à la consigne » s’est constitué et regroupe déjà 40 organisations. L’action unitaire a ainsi permis depuis un an d’organiser plusieurs manifestations à l’échelon national, qui ont rencontré un large écho auprès des parents et dans certains medias.3. La prise en charge de la dépendanceLe secteur des services à la personne : un nouvel Eldorado ?   L’aide aux personnes âgées dépendantes fait officiellement partie du secteur des services à la personne (SAP) alors qu’il relève de l’aide sociale. L’estimation officielle du nombre d’emplois dans ce secteur - 1 940 000 en 2008 - est surévaluée car elle ne prend pas en compte le poids prédominant du temps partiel dans ces emplois18. Le « plan Borloo 2005 » prévoyait la création de 500 000 emplois sur 5 ans, mais en calculant en « équivalents temps plein », la  croissance dans ce secteur entre 2005 et 2008 est identique à celle des années antérieures. Pour plus de neuf salariés sur dix, la rémunération mensuelle nette moyenne est comprise entre 600 euros et 850 euros, la durée hebdomadaire moyenne de travail se situant à 18 heures pour les activités de ménage et à 23 heures pour le care. Le développement de l’emploi direct et l’irruption massive d’entreprises commerciales financées par des banques et des assurances rend la situation des associations de plus en plus difficile. En France, avec le développement  du paiement par chèque emploi service universel (CESU) se développe une version moderne du travail à la tâche, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays. En Belgique, ce qui est appelé « titre emploi service » est utilisable uniquement si les usagers passent par un intermédiaire, il s’agit donc d’une relation salariale classique. Dans les pays scandinaves, en Suède notamment, l’aide à domicile rime avec reconnaissance de la compétence et statut de fonctionnaire, assimilables à celui des salariés des centres communaux d’action sociale (CCAS) en France. N’oublions pas enfin l’importance du travail assuré bénévolement dans les familles, le plus souvent par les femmes. En France, son volume est environ trois fois plus important que celui des professionnels19.    Prise en charge des personnes âgées dépendantesS’il est certain que le vieillissement de la population va continuer à progresser, l’évolution de la dépendance n’est pas facile à prévoir et fait l’objet d’interrogations20. La France devrait compter, selon l'Insee, près de 11 millions de personnes de plus de 75 ans en 2050 (soit 15,6% de la population), contre 5,5 millions en 2010 (8,8% de la population). En 2010, 11% des personnes âgées de plus de 80 ans sont dépendantes, contre 3% des 60-79 ans. En 2009, le ministère des finances chiffrait l’ensemble des dépenses publiques pour la dépendance à 21 milliards d’euros, dont 7,4 pour l’aide à la personne et 2 milliards pour l’hébergement.L’APA et sa privatisation programmée  L'allocation personnalisée d'autonomie (APA) est ouverte aux personnes âgées dépendantes   de plus de 60 ans afin de leur permettre de financer des aides et des services remédiant à leur perte d’autonomie. Créée en 2002 par le gouvernement Jospin, elle est très populaire quoique très insuffisante. Le montant de l’aide accordée est établi selon la grille AGGIR21 (Autonomie Gérontologie Groupes Iso Ressources). En 2009, 1,13 million de personnes percevaient une allocation de 400 euros pour prise en charge à domicile, ou de 320 euros en maison de retraite22. Son financement, initialement assuré de façon équilibrée, par les départements et l'Etat à travers la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), se dégrade de façon rapide : en 2009, l’APA était financée à 72% par les seuls départements, déjà asphyxiés par la prise en charge du RSA. Le projet de loi à l’étude vise à transférer le financement de cette allocation au secteur privé de l’assurance. Pour préparer l’opinion, la commission sénatoriale dirigée par Valérie Rosso-Debord prétexte que d’ici à 2025 le budget dépendance devrait passer de 21 à 30 milliards d’euros, alors que, selon la CNSA, cette augmentation s’élèverait seulement à 5 milliards (soit à peine plus que la recette que représente l’ISF). De plus, le niveau IV de dépendance (le plus faible) ne donnerait plus droit à l’APA, ce qui permettrait d’exclure près de la moitié des bénéficiaires actuels : une aubaine pour les assurances privées ! La commission Rosso-Debord propose de rendre obligatoire, dès l'âge de 50 ans, la souscription d'une assurance privée contre le risque dépendance. Cela va ainsi accroître les inégalités, même s’il est prévu, comme aux Etats-Unis, un financement public de l'assurance des plus pauvres. Pour finir, rappelons l’intérêt des comparaisons internationales qui permettent toujours une meilleure compréhension  des situations sociales et des réponses apportés par les politiques sociales, familiales et de santé. On trouvera résumées dans un rapport de la Cour des Comptes23 des données relatives à l’Allemagne, la Suède et l’Angleterre qui permettent de comparer les systèmes de financement et d’organisation de l’aide aux personnes âgées dépendantes. En conclusion du présent article, il apparaît clairement qu’étant donné l’état actuel des deux secteurs décrits ci-dessus les perspectives de dégradation qu’annonce le passage au financement par l’assurance privée de l’aide à la dépendance sont en complète contradiction avec ce que nous considérons comme nécessaire pour une politique démocratique du care.  Dans l’article qui suit, nous essaierons de détailler les propositions qui constituent un projet cohérent, appuyé sur une éthique, et en proposant une politique du care pour tous. Ces propositions peuvent constituer un outil dans la transformation sociale que nous voulons24.

Jacqueline Penit-Soria et Claudine Blasco. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56