Publié le Dimanche 17 juin 2012 à 13h23.

La crise au prisme du cas espagnol (Contretemps.eu)

La zone euro est aujourd'hui au bord de l'explosion en raison de son incapacité à surmonter ses contradictions, en particulier l'hétérogénéité du développement économique dans une union monétaire sans fédéralisme budgétaire. La crise de l'euro a été gérée au fil de l'eau, ce qui s'est révélé parfaitement contre-productif du point de vue capitaliste: la zone euro est actuellement la seule au monde à connaître une croissance négative, il n'y a plus de majorité parlementaire pour soutenir l'austérité en Grèce, et la panique bancaire s'est étendue à l'Espagne qui a du demander le 9 juin 2012 un prêt de 100 milliards d'euros pour recapitaliser ses établissements.

D'où provient cette situation? La crise mondiale a mis à nu l'approfondissement des divergences productives et des déséquilibres commerciaux de l'Union Européenne, ainsi que l'incapacité des institutions de Maastricht à les résorber. Mais ces aspects spécifiquement européens de la crise actuelle ne doivent pas masquer la source profonde de celle-ci: la faillite du capitalisme néo-libéral. On verra que l'aggravation de la situation de l'Espagne vient justement nous rappeler cette cause initiale (section 1). On s'interrogera ensuite sur les modalités de sauvetage des banques espagnoles: dans un cadre capitaliste, les dirigeants ont-ils d'autres options que d'organiser la socialisation des pertes? (section 2). Enfin nous verrons les raisons pour lesquelles le cas espagnol est au cœur du débat sur la croissance animant actuellement les dirigeants européens (section 3).

 

1. La faillite du capitalisme néo-libéral

«La crise est finie» et «nous sommes enphase de reprise économique» avait assuré Nicolas Sarkozy fin mars. Les cours de bourse s'envolaient et la première manifestation de la crise européenne – la difficulté des Etats à financer des déficits accrus par la crise mondiale - semblait avoir disparu. En effet, dans la zone euro, à la mi-mars les Etats avaient couvert plus de 28% de leur besoin de financement annuel estimé1 et ces émissions de titres publics avaient trouvé preneurs sans qu'il ait été nécessaire d'accorder des taux d'intérêt aussi élevés qu'au dernier trimestre 2011.

La situation macroéconomique n'était pourtant guère réjouissante. Au dernier trimestre 2011, le PIB de la zone euro s'était contracté de 0,3% en raison d'une baisse de la consommation, de l'investissement et des échanges commerciaux intra-zone. Les instituts de prévision estimaient qu'en 2012, la «consolidation budgétaire» (l'austérité) allait continuer de peser sur le pouvoir d'achat, et donc la consommation2. Nous allons voir que cette dégradation n'est pas purement conjoncturelle, elle traduit l'impossibilité d'un retour au modèle néo-libéral.

L’Espagne dans la tourmente

De fait, sur les marchés obligataires, le répit a été de courte durée. En avril, les taux italiens et espagnols ont recommencé à se tendre, apportant un cruel démenti au jugement de Nicolas Sarkozy. L'Italie a émis le 12 avril des obligations à 10 ans au taux de 5,57%. Le 30 mai, elle a du accepter d'emprunter à 6%. Le Trésor espagnol, qui avait du concéder un taux d'intérêt criminel de 6,97% pour placer ses titres à 10 ans lors de l'adjudication du 17 novembre 2011, s'est retrouvé dans une situation analogue. Lors des émissions des 4 et 19 avril 2012, le taux de ses emprunts à 10 ans a atteint respectivement 5,7% et 5,79%. Le 30 mai, il s'élevait à 6,66% sur le marché secondaire. Le 5 juin, le Ministre espagnol du budget déclarait qu'un tel taux «signifie que l'Espagne n'a pas accès au marché». Au niveau local, la situation n'était pas meilleure: en avril, la région de Valence a du accepter un taux d'intérêt de 7% pour emprunter six mois. La région de Barcelone, classée par l'agence Moody's dans la catégorie des junk bonds («obligations pourries»), a épuisé toutes ses ressources. Le 7 juin, le Trésor espagnol devait accepter un taux de 6,04% pour lever seulement 2 milliards d'euros sur 10 ans.

Les dirigeants européens ont alors demandé au FMI d'avancer la publication de son rapport sur les banques espagnoles. Cela a permis à l'Eurogroupe de chiffrer une offre de prêt et d'annoncer le 9 juin 2012 que le Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF), ou le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) qui lui succèdera, accorderait au secteur bancaire espagnol un prêt plafonné à 100 milliards d'euros. Malgré les efforts sémantiques déployés par Mariano Rajoy pour en minimiser les implications, le fait est qu'après la Grèce (mai 2010), l'Irlande (novembre 2010) et le Portugal (mai 2011), c'est au tour de l'Espagne de recourir à un financement extérieur. Ce n'est pas une surprise. Ceux qui se rassuraient en répétant que la dette publique espagnole était relativement faible auraient mieux fait de se pencher sur sa dette privée et sur la dynamique de crise3. En avril 2011, on pouvait déjà observer qu'en Espagne, «le taux de chômage officiel atteint 20,3% et la croissance économique, négative en 2009 et 2010, demeure quasi-nulle (+0,8%) [...] de plus en plus d’espagnols ne peuvent plus rembourser leur emprunt immobilier»4.

La reprise était un vœu pieu. Selon l'Institut national de la statistique, le PIB espagnol a reculé de 0,3% au dernier trimestre 2011, et de 0,3% au premier trimestre 2012. L'été dernier, la croissance prévue pour 2012 était de +2,3%. Elle est actuellement estimée à -1,7% par le Ministère de l'économie (-1,8% par le FMI). Le taux de chômage dépasse 24%. La demande intérieure s'effondre. Au mois d'avril, les ventes de détail ont plongé de 9,8% en rythme annuel. Le problème est de taille: la somme des PIB des États ayant déjà fait appel au financement extérieur (Grèce, Irlande et Portugal) ne représente que la moitié du PIB de l'Espagne, quatrième économie de la zone euro.

Le néo-libéralisme à l’œuvre en Europe

L’Espagne est retombée en récession en même temps que le Royaume-Uni. Ces deux pays européens figurent parmi ceux ayant appliqué les plans de rigueur les plus drastiques, mais ce sont surtout des États dont les dirigeants avaient depuis longtemps choisi d'imiter le modèle économique néo-libéral. Comme l'expliquait un député européen écologiste, «les socialistes au pouvoir en Espagne et au Royaume-Uni ont mené sur ce point une politique pas très différente de celle de la droite»5.

C'est ce que Nicolas Sarkozy cherchait à faire oublier lorsqu'il présentait la crise espagnole comme le résultat du laxisme des socialistes6. Sa tentative de réécriture de l'histoire avait quelque chose de dérisoire tant il est vrai qu'en visant cette année une réduction du déficit public de 3,2 points de PIB, les conservateurs espagnols prolongent la politique économique de leur prédécesseur «socialiste», José Luis Zapatero. A partir du printemps 2010, son gouvernement a mis en place des mesures d'austéritételles que la diminution des salaires des fonctionnaires ou le gel des retraites. Au prétexte de favoriser les embauches et de réduire la précarité, la loi du 17 septembre 2010 a facilité les licenciements.Dès leur arrivée au pouvoir, les conservateurs s'empresseront d'accroître encore cette flexibilité du marché du travail7

Ces réformes, contre lesquelles des grèves générales eurent lieu le 29 septembre 2010 et le 29 mars 2012, aggravent la situation sociale mais la crise espagnole trouve ses racines dans une période plus longue au cours de laquelle les gouvernements successifs, conservateurs et socialistes, ont aligné l'économie de leur pays sur le modèle néo-libéral. Dans celui-ci, le développement des inégalités est compensé par une diminution du taux d’épargne des ménages et par une hausse de leur endettement. Pour le comprendre, il faut comparer l'économie espagnole avec celle des Etats-Unis.

En Espagne aujourd'hui comme hier aux Etats-Unis

Depuis le début des années 1980, la croissance américaine a été stimulée par la forte demande de consommation8. On a observé dans le même temps un déficit extérieur courant augmentant plus vite que le PIB, une impressionnante chute du taux d’épargne des ménages et, sur la période 2000-2006, un fort accroissement de leur taux d'endettement alimentant la bulle immobilière9. «Il se pourrait bien que l'immobilier ait été le véritable cœur de l'économie étasunienne, sans doute moins glamour que toutes les mythologies technicistes, entrepreneuriales et flexibles»10.

C'est ce modèle qui est entré en crise. Or, au-delà des nombreuses spécificités nationales, les similitudes entre les économies américaines et espagnoles sont frappantes. Le déficit extérieur courant de l'Espagne s'est lui aussi considérablement creusé (voir graphique). Il ne peut pas être résorbé par une dépréciation puisqu'il provient essentiellement des échanges avec la zone euro. Mais cet aspect spécifiquement européen de la crise actuelle ne doit pas nous faire oublier que celle-ci trouve son origine profonde dans la faillite du capitalisme néo-libéral. Comme le rappellent Dominique Plihon et Nathalie Rey, en Espagne «les ménages ont augmenté fortement leurs dépenses depuis 2001. Comme leur pouvoir d’achat a stagné, ils ont financé ce surplus de dépenses par une baisse de leur taux d’épargne et par une importante hausse de leur taux d’endettement qui a doublé, passant de 65% à 130% de leur revenu disponible de 1995 à 2005[…] Les ménages ont bénéficié de prêts hypothécaires, à taux variables, parmi les plus avantageux d’Europe. En termes réels, compte tenu de l’inflation, les taux d’intérêt hypothécaires étaient pratiquement nuls au début des années 2000. Il en est résulté une hausse spectaculaire des prix de l’immobilier (+180% de 1997 à 2005) »11.

Une différence importante est qu'aux Etats-Unis, la bulle engendrée par la sur-accumulation immobilière a commencé de se dégonfler il y a plus de 5 ans. Depuis lors, les prix des logements diminuent. Si la crise immobilière américaine n'est pas finie, la chute du prix des transactions s'est toutefois nettement ralentie ces derniers mois. Entre février 2011 et février 2012, l'indice S&P/Case-Schiller mesurant les prix des transactions dans les vingt plus grandes agglomérations américaines a diminué de seulement 3,5%12. Les prix actuels sont comparables à ceux de la fin 2002. En revanche, en Espagne, la chute n'en est probablement qu'à mi-parcours (voir graphique ci-dessous). De même, si le taux de chômage américain est encore élevé, il est actuellement à son plus bas niveau depuis janvier 2009. Cela est notamment du à l'ampleur des politiques budgétaires et monétaires américaines13. En Espagne, le taux de chômage, qui était de 8% fin 2007 et de 18% en 2009, atteindra 25% avant la fin 2012. Mais c'est l'impact de la crise immobilière sur le système bancaire, et non sur l'emploi, qui inquiète les capitalistes.

2. La crise bancaire

Contrairement à leurs homologues allemandes et françaises, les banques espagnoles étaient très peu exposées aux prêts subprimes américains. Elles possèdent cependant de nombreuses créances douteuses en raison des prêts colossaux qu'elles ont elles-mêmes accordés aux entreprises et ménages espagnols, pour construire ou acheter des logements et des infrastructures. Les constructions n'étaient pas planifiées, «la corruption et le népotisme jouaient à plein: parmi les plus célèbres bénéficiaires figuraient les amis et la famille du Parti Populaire à Valence, ceux du Parti Socialiste en Andalousie »14.

Ces prêts ne représentent qu'une petite partie de l'activité du grand capital financier (Santander, BBVA) car avec la vague de libéralisation et «avec l'aide de l'euro, la grande bourgeoisie espagnole est devenue globale, recolonisant les marchés d'Amérique latine [...] Le cadre de Maastricht et de l'euro ont ouvert la voie au repositionnement financier de l'économie espagnol dans la division internationale du travail,mais aussi à ce qui allait devenir sa caractéristique essentielle: le développement par la propriété »15. L'inflation immobilière anarchique était principalement financée par les caisses d'épargnes régionales semi-publiques («cajas de ahorros»). Depuis 2008, vingt-huit d'entre-elles ont disparu à l'occasion de fusions et restructurations encouragées dès l'automne 2009 par les autorités politiques.

La concentration bancaire

Comme aux Etats-Unis, la crise débouche sur une concentration bancaire accrue. Santander, première banque et troisième entreprise de la zone euro en terme de capitalisation, était l'établissement espagnol possédant le plus d'actifs (337,8 milliards d'euros) jusqu'à ce que la Banque d'Espagne décide – en mars 2012 - d'attribuer à BBVA la caisse d'épargne Unnim. Cet établissement, résultant de la fusion de trois petites caisses d'épargnes catalanes avait été nationalisé en septembre 2011 en raison de ses difficultés financières. BBVA passe ainsi du deuxième au premier rang en termes d'actifs (338,8 milliards d'euros). Mais le mouvement de concentration se poursuit: Banca Civica, née de la fusion de quatre caisses d'épargne, est en cours de rachat par Caixa Bank qui deviendra ainsi le premier établissement financier espagnol en actifs (342 milliards d'euros), en dépôts (179 milliards) et en crédits (231 milliards). Cela continue avec le sauvetage du 4ème établissement du pays, Bankia, auquel l'Etat a prêté 4,5 milliards d'euros qu'il a ensuite converti en capital.

Ces opérations étaient censées rassurer les propriétaires de capitaux. Mais comme l'indique un financier, «les investisseurs attendent que tous les cadavres soient sortis des placards»16. Leur prudence est justifiée si l'on se réfère aux statistiques publiées par la Banque d'Espagne le 18 mai: les créances douteuses des banques s'élevaient en février 2012 à plus de 143 milliards d'euros, soit 8,37% du total (contre 0,72% en 2006 et 3,37% fin 2008). Un quart des impayés concerne des prêts aux ménages, le reste provient des prêts aux entreprises. Le chômage réduit chaque jour la solvabilité des premiers, la récession provoque la faillite des secondes. Dans un cas comme dans l'autre, la banque récupère tout ce qu'elle peut: logement ou terrain à la valeur très incertaine. Aujourd'hui, en plus des créances douteuses, les bilans des banques espagnoles contiennent des actifs immobiliers «problématiques» pour 184 milliards d'euros.

Laisser ces banques faire faillite n'est pas une option. In memoriam Lehman Brothers... Dès lors, la question centrale est de savoir qui va supporter les pertes? En Espagne, les opérations de restructuration ont été financées par un fonds public (le FROB) et par le Fonds de garantie des dépôts alimenté par les banques elles-mêmes. Or, jusqu'à présent, la seconde source a très largement prédominé. Ainsi, après la nationalisation de Unnim en septembre 2011, ses pertes n'ont pas été socialisées. C'est le fonds de garantie des dépôts qui a épongé directement 953 millions d'euros de pertes et a mis en place un système qui couvrira 80% des pertes des dix prochaines années. La revente de Unnim à BBVA par le FROB pour un euro symbolique a donc pour principale conséquence une mutualisation des pertes entre les banques. En décembre 2011, le gouvernement espagnol a d'ailleurs imposé aux banques d'accroître leur versement au Fonds de garantie des dépôts, portant leur contribution minimale à 2 euros pour 1000 euros de dépôt.

Les limites de la gestion de crise

Le FMI s'est inquiété des conséquences de ces sauvetages sur les autres banques espagnoles et a estimé que « pour éviter que les coûts ne soient plus élevés que ce que peut supporter le secteur, une fois épuisées les options de recapitalisation privées, un plus grand recours aux fonds publics pourra être nécessaire »..Le Premier Ministre Mario Rajoy a prétendu le contraire en énonçant sa stratégie: «Ce que nous voulons, c'est que l'on fixe le prix réel des logements (détenus par les banques), même si tout le monde perd de l'argent, les promoteurs comme les banques, et qu'on les mette en vente»17. Comme expliqué plus haut, du fait de la sur-accumulation, le «prix réel» des logements est encore bien plus faible que celui qui prévaut aujourd'hui. Le gouvernement cherche donc à crever l'abcès en provoquant une grande braderie dans l'immobilier. Mais, contrairement à ce qui est annoncé, il est désormais hors de question que les banques y perdent trop. Le gouvernement a donc imposé aux banques de sortir les actifs immobiliers de leur bilan d'ici la fin de l'année pour les placer dans des structures de défaisance. Or, ces mesures «feront apparaître des pertes plus importantes que les provisions déjà constituées, ce qui amènera inexorablement à une nouvelle recapitalisation du secteur bancaire. Les finances publiques n’ont pas fini de payer la facture du 'ladrillo' »Les Echos, 14 mai 2012. Le «ladrillo» désigne la bulle spéculative de «la brique».

Le cas de Bankia illustre bien l'évolution du problème. Pour l'instant, la facture publique se monte à «seulement» 4,5milliards d'euros, soit la valeur du prêt public converti en actions pour nationaliser partiellement l'établissement. Le 25 mai, Bankia a toutefois demandé au FROB une aide additionnelle de 19 milliards d'euros! Pour la presse financière, «il ne fait plus aucun doute que l'Espagne devra également soutenir d'autres entités financières», celles qui ne seront pas capables de faire face à la nouvelle augmentation des provisions (30 milliards d'euros) annoncée le 11 mai18. La fuite de capitaux s'accélère et le risque de ruée bancaire provoquant une crise de liquidité est réel.

Vers la socialisation des pertes

Le gouvernement espagnol a alors envisagé d'apporter à BFA, maison mère de Bankia, des titres de dette souveraine en échange des nouvelles actions qu'émettra la banque pour augmenter son capital. Ainsi, l'Etat n'aurait pas eu à émettre de nouvelles obligations (à des taux prohibitifs) et Bankia aurait pu apporter ces titres publics à la Banque Centrale Européenne (BCE) pour obtenir les liquidités dont elle a tant besoin. La BCE ayant immédiatement refusé ce montage s'apparentant à un financement monétaire de l'Etat espagnol, il restait deux possibilités. La première était d'émettre des obligations, mais le ministre espagnol du Budget a déclaré qu'il n'y croyait pas lui-même. Qui achèterait ces titres à quel taux? Au mois de mai, seulement 20% à 30% des émissions de titres souverains espagnols ont été achetées par des étrangers, et à des taux prohibitifs19.

C'est donc la seconde possibilité qui va être mise en œuvre: recourir au Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF), ou à son successeur le MES, afin de doter le FROB des fonds nécessaires à la recapitalisation des banques. Le 9 juin, le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, n'a pas daigné faire cette annonce lui-même. Pourtant, cela n'implique-t-il pas d'accepter une perte de souveraineté et une aggravation des mesures d'austérité? La question sous-jacente est de savoir si les capitalistes du «centre» peuvent imposer à la quatrième économie de la zone le traitement néo-colonial infligé à la Grèce ou au Portugal. Pour les classes dominantes, cette question politique posée par la crise économique est d'autant plus problématique que l'Espagne est dirigée par les conservateurs. Mariano Rajoy prétend aujourd'hui que la recapitalisation directe des banques par le MES se fera «sans conditions». Et il s'est employé à éviter le terme «sauvetage» qui avait été employé au sujet de la Grèce, de l'Irlande et du Portugal. En réalité, le gouvernement espagnol n'a pas gagné à la loterie européenne. Il a seulement bénéficié d'une présentation mensongère des faits qui arrangeait tout le monde à la veille des élections grecques. «Les Européens ne souhaitaient pas garder deux fronts ouverts, l'un en Espagne, l'autre en Grèce »20. Mais on découvrira bientôt que le diable est dans les détails. Mariano Rajoy explique que le paiement des intérêts des crédits accordés aux banques ne sera pas affecté au déficit public, mais son Ministre de l'économie a expliqué le contraire: le prêt accordé au FROB sera comptabilisé au titre de la dette publique et le versement des intérêts sera affecté au déficit. Ensuite, prêter à l'Etat pour qu'il recapitalise ses banques, ou recapitaliser directement les banques espagnoles: la différence est ténue. Le Premier ministre l'avait d'ailleurs lui-même reconnu en affirmant que même dans le cas d'une recapitalisation directe, il était prêt à renoncer à un peu de «souveraineté, particulièrement dans le domaine budgétaire»21.

Enfin, le plafond du prêt est de 100 milliards d'euros. Mais le besoin de financement espagnol total de la mi-2012 à la fin 2014 excède largement cette somme. Il est estimé - pour l'Etat, les régions et les banques - à 350 milliards d'euros par JP Morgan, 450 milliards par HSBC, 465 milliards par le Crédit Suisse. Or, le FESF n'a plus que 240milliards d'euros réellement disponibles. Le futur MES pourra disposer de 500 milliards d'euros mais il n'est pas encore opérationnel. D'autant que le prêt de 100 milliards pose déjà problème: la Finlande se réserve le droit de poser des conditions, l'Irlande veut s'appuyer sur le cas espagnol pour renégocier le prêt dont elle a bénéficié pour ses banques, le gouvernement néerlandais a déclaré que le prêt aux banques espagnoles devra être validé par le parlement des Pays-Bas. Car chaque émission obligataire réalisée par le FESF/MES augmente la dette publique des Etats en proportion des garanties qu'ils accordent au fonds. Or, comme le souligne Frédéric Lordon, «par un délicieux effet de vases communicants, les entrants dans la colonne 'à sauver' sont ipso facto des sortants de la colonne 'sauveteurs' (garants). Le poids des garanties est alors à répartir entre ceux qui restent»22. Jusqu'ici, l'Italie et l'Espagne représentaient 29,6% des garanties du FESF, soit un peu plus que l'Allemagne...

En Espagne, nul n'est dupe du discours sur «l'aide gratuite». Le quotidien El Mundo s'est même fait l'écho de «la nécessité d'une commission d'investigation parlementaire sur la gestion des caisses d'épargne et leur transformation en banque». Mais cette question intéresse désormais tous les espagnols, et pas seulement les parlementaires, puisque les travailleurs et les contribuables font les frais de la crise. D'autant qu'il existait une autre voie, plus simple, plus juste et plus efficace: socialiser le secteur en indemnisant seulement les petits porteurs. L'agenda des dirigeants européens est cependant fort différent.

3. Un peu moins d'austérité mais plus de flexibilité?

Selon le gouvernement Fillon, les craintes concernant «la santé économique de l'Espagne» étaient «excessives» parce qu'elles ne tenaient pas compte de «la réforme structurelle courageuse» engagée par le gouvernement Rajoy23. Dans un même élan, le porte-parole du ministère allemand des Finances a déploré « que les marchés n'aient pas encore pris acte de ces énormes efforts de réforme ». Au contraire, c'est précisément parce qu'ils en ont pris acte qu'ils sont inquiets.

Actuellement, de nombreux acteurs financiers mettent en exergue un raisonnement typiquement keynésien. Ainsi, pour Gavyn Davies du Financial Times, si le nouveau budget espagnol «satisfait peu d'investisseurs étrangers, ce n'est pas parce que les mesures d'austérité seraient 'insuffisantes' en 2012 pour satisfaire les marchés. Mais en fait parce que davantage d'austérité dans un futur proche infligerait de tels dégâts à l'économie que cela pourrait bien miner la confiance dans la soutenabilité de long terme. Les marchés savent qu'une croissance du PIB est essentielle si l'Espagne doit sortir un jour des tourments actuels»24. Thomas Costerg, économiste de la Standard Chartered Bank, ne dit pas autre chose: «Les investisseurs se focalisent sur le déficit budgétaire important et la récession, liée en grande partie aux mesures d'austérité particulièrement énergiques menées par le gouvernement de Mariano Rajoy et qui vont avoir de graves conséquences sur la croissance du pays. A mon avis, on n'a pas encore vu le pire concernant l'activité espagnole»25.

Ce qui prédomine aujourd'hui dans le discours du capital financier, c'est la nécessité de tempérer l'austérité tout en profitant de la situation pour flexibiliser le marché du travail. La version «soft» est diffusée par le FMI et la version la plus cynique est, comme souvent, portée par l'OCDE. Selon cette dernière, il suffit aux gouvernants de bien choisir leurs coupes budgétaires parmi celles «favorables à la croissanceou ayant peu d'effets négatifs sur l'activité», en particulier «la réalisation des gains d'efficience dans les domaines de la santé et de l'enseignement[…] compte tenu du poids du vieillissement démographique et d'autres dépenses, la réforme des programmes de droits à prestation doit occuper une grande place dans toute stratégie destinée à garantir la viabilité à long terme»26. Dans ses Perspectives Économiques de mai 2012, l'OCDE considère qu'en France «des économies appréciables pourraient être réalisées dans le système de santé sans nuire à sa qualité […] la stratégie budgétaire devrait s'accompagner de réformes structurelles de l'éducation et des marchés du travail et des produits» (p. 96). En Espagne, il faudrait augmenter la TVA et mener une «vaste réforme du marché du travail»; celle-ci «pourrait entamer la confiance des consommateurs dans l'immédiat, néanmoins l'impact à moyen terme sur l'emploi sera bénéfique» (ibid., p. 132-3).

La rigueur est inscrite dans le «Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l'Union Européenne» (TSCG) signé le 1er mars 2012 par 25 chefs d'Etats européens: règle d'équilibre budgétaire, sanctions automatiques, etc.27 François Hollande souhaite une «renégociation» de ce traité pour intégrer «une dimension de croissance». Le 10 avril, le Financial Times saluait cette prise de position et se démarquait même des positions plus libérales. Au niveau politique, Angela Merkel et Mario Rajoy défendent le statu quo. Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, assure qu'en Espagne «les réformes courageuses que le gouvernement et son prédécesseur ont mises en œuvre portent déjà leurs fruits», que la croissance n'est «en aucun cas contradictoire avec l'assainissement budgétaire, trop longtemps repoussé, que les gouvernements européens poursuivent désormais avec ténacité.» Il tient surtout à préciser que pour le gouvernement allemand, la croissance ne désigne «évidemment pas la stimulation artificielle de la demande au moyen de dépenses budgétaires accrues»28.

Alors que sortira-t-il de tout cela? La proposition de Hollande, appuyée par le SPD allemand, de financer des projets d'investissement par des emprunts européens sera soit rejetée soit assortie d'un dispositif disciplinaire. «L'union budgétaire» présentée par Angela Merkel comme contrepartie reviendrait à l'abandon à l'Europe des compétences budgétaires. Cette «solution», qui serait totalement anti-démocratique, n'est pas pour aujourd'hui. Elle revêt donc un caractère essentiellement rhétorique dans le cadre des négociations actuelles. Surtout, l'insertion d'un volet «croissance» n'est en rien la garantie d'une Europe progressiste. Au-delà des nuances, les dirigeants européens ont un agenda commun: flexibiliser le marché du travail et être plus sélectifs dans le choix des coupes budgétaires. Le chef du gouvernement italien Mario Monti a proposé ses services pour coaliser les «bonnes volontés» pour que l'Europe mette au point des mesures favorisant une croissance «compatible» avec les engagements de rigueur budgétaire chers à l'Allemagne. Il endosserait alors le rôle du négociateur susceptible de faire émerger parmi les bourgeoisies nationales un consensus pour retoucher le TSCG à la marge. L'austérité risque fort d'être repeinte en rose. Comme l'indique cyniquement l'économiste en chef de Citigroup: «On aura une version un peu plus flexible du traité avec un pacte pour la croissance qui reviendra à dire: nous aimons la croissance, pas vous? »29.

Philippe Légé, le 12 juin 2012.