Publié le Lundi 20 avril 2020 à 15h22.

L’ampleur de la pandémie réside autant dans le nombre de vies en jeu que dans sa durée

L’épidémie du Covid-19 apparue en novembre 2019 à Wuhan dans la province du Hubei en Chine a jusqu’à aujourd’hui infecté plus de 2,4 millions de personnes et entraîné le décès de plus de 165 000 personnes à travers la planète. Pour y faire face, 110 pays dans lesquels vivent 4,4 milliards d’individus, soit plus de la moitié de la population mondiale, ont aujourd’hui mis en place des mesures de distanciation sociale dont les formes les plus dures impliquent le confinement des populations à leur domicile.

Les problématiques sanitaires

En l’absence de test massif et tant que l’épidémie n’est pas terminée, on ne peut connaître avec certitude le taux de reproduction de base, de létalité, la durée d’immunité obtenue après une contamination. Néanmoins, les dernières études semblent indiquer que le taux de reproduction de base s’élève à 5,5 et non à 2,5 comme on le pensait jusqu’à présent et qu’une contamination par le virus aurait des effets graves dans 20 % des cas.

Or le pourcentage de population infectée nécessaire pour obtenir une immunité de groupe et ramener le taux de reproduction de base R0 au-dessous du seuil épidémique (R0<1) se calcule à partir de l’équation : % population infectée nécessaire = 1-1/R0, soit 80 %, ce qui correspond à la plupart des épidémies.

Pour atteindre cette immunité collective en France, il faudrait donc que 80 % des 67 millions de personnes y résidant soient infectées soit 53,6 millions de personnes. Or cela impliquerait que dans 20 % des cas, soit pour 10,72 millions de personnes, le virus aurait des effets graves sur la santé nécessitant une prise en charge en soin intensif. Il faut cependant nuancer ce chiffre puisque, comme écrit au début de l’article, en l’absence de test massif le pourcentage de cas dans lesquels le virus aurait des effets graves est surévalué. Mettons qu’on se trompe, qu’il n’y ait de formes graves que dans 2 % des cas, l’immunité collective enverrait quand même en soin intensif plus d’un million de personnes.

Il semble donc qu’une immunité collective obtenue en laissant librement circuler le virus implique des centaines de milliers de mortEs. En effet, en plus des morts causées par la létalité « normale » du virus viennent s’ajouter celles causées par le volume très élevé de malades et l’incapacité des systèmes de santé à y faire face. Il faut encore ajouter à cela l’incapacité de prise en charge des patientEs atteints d’autres pathologies que celle du Covid-19 et qui ne peuvent être soignés correctement pendant les pics d’épidémie ainsi que la désorganisation des productions essentielles que l’explosion du nombre d’infections causerait.

Par ailleurs, pour obtenir une immunité de groupe, encore faut-il qu’une contamination par le virus entraîne une immunité chez le patient par la production d’anticorps. Or pour le moment, nous manquons de connaissances sur ce point, tant sur la production d’anticorps que sur le niveau de protection qu’ils apporteraient et sur la durée de celle-ci. Nos incertitudes sont encore renforcées par les mutations que le virus subit.

La prudence invite donc à attendre les résultats des études en cours sur les points qui restent en suspens. Dans l’attente, il semble qu’on ne puisse pas non plus parier sur une immunité collective obtenue par une circulation maitrisée du virus au sein de la population, si cela peut réellement être mis en place.

De l’immunité collective à la généralisation du confinement

Dans certains pays, les classes dominantes ont d’abord parié sur une immunité collective obtenue naturellement (Suède, Pays-Bas, Royaume-Uni…) avant de faire machine arrière devant le nombre de mortEs qu’une telle stratégie impliquait. Les capitalistes ne se sont pas réveillés un matin en accordant d’un coup plus de valeur aux vies humaines qu’ils détruisent par ailleurs au quotidien par les guerres ou plus simplement par le fonctionnement du marché du travail. Par contre, ils ont compris que des millions de mortEs entraîneraient une déstabilisation sans précédent du système capitaliste avec une désorganisation de la production, une perte de légitimité de la domination de la bourgeoisie et potentiellement des révoltes de masse. Le courant politique (issu de la bourgeoisie ou du mouvement ouvrier) qui se rendrait complice d’une telle politique, en demandant une réouverture des écoles sans conditions d’hygiène et de sécurité suffisantes par exemple, serait liquidé.

A une petite échelle, c’est ce qu’illustrent les émeutes qui ont eu lieu en Chine à la frontière entre le Hubei et le Jiangxi1 impliquant notamment la police du premier État contre celle du second. Ces émeutes traduisent l’exaspération des habitants du Hubei, foyer d’origine de l’épidémie, devant les mesures coercitives de confinement qui leur ont été imposées par le pouvoir de Pékin décrédibilisé par son manque de réactivité et son manque de transparence, notamment sur le nombre de décès.

Il a donc fallu limiter le nombre de mortEs avec, dans les États du bloc atlantique2, un niveau d’impréparation extraordinaire. C’est ainsi que les mesures de distanciation sociale les plus dures (confinement) se sont imposées. Il faut noter que plusieurs pays d’Asie qui avaient réussi à limiter le développement de l’épidémie (Singapour, Hong Kong, Japon) en appliquant des mesures de distanciation sociale et des tests mais sans prendre de mesures de confinement dur sont aujourd’hui contraints de le faire.

La crise économique et la concurrence inter-capitaliste

Les mesures de confinement qui concernent aujourd’hui les États qui abritent quatre milliards d’êtres humains, soit plus de 54 % de la population mondiale, ont été instaurées au prix d’un arrêt net de la production faisant exploser les facteurs de la crise de reproduction du capital qui préexistait dans l’économie. Le PIB chinois a ainsi régressé pour la première fois depuis 1974 enregistrant une diminution de 6,5 %. Aux USA le nombre de chômeurEs aurait dépassé les 21 millions soit environ 12 % de la population active, soit le niveau le plus élevé à la suite de la crise des subprimes. Les hypothèses les plus pessimistes tablent sur une hausse jusqu’à 20 % soit 33 millions de personnes concernées.

Par ailleurs, la limitation des possibilités de profit accroît également la concurrence inter-capitaliste et en premier lieu celle entre les USA et la Chine. Celle-ci tend à s’exprimer à travers les nouveaux termes du débat mondial : la pandémie. C’est ce qui explique les discours antichinois agressifs de Trump de ces derniers jours (suspension des financements à l’OMS jugée trop complaisante avec Pékin, étude sérieuse par les services de renseignement de la piste du laboratoire de Wuhan comme source du virus, rapprochement avec Taïwan…). C’est aussi ce qu’explique l’initiative de Macron autour du moratoire sur la dette des États africains pour redonner des marges de manœuvre à l’impérialisme français dans son pré carré où il ne cesse d’être contesté ces dernières années, notamment par la Chine.Les classes dominantes doivent donc maintenant continuer à limiter le nombre de mortEs pour les raisons déjà invoquées, tout en menant une course de vitesse pour relancer leurs économies dans le cadre de cette concurrence inter-capitaliste.

La stratégie capitaliste pour gérer la pandémie : le stop and go et une hypothétique nouvelle normalité

Depuis quelques jours, des études des centres de productions intellectuelles de la classe dominante (Harvard,  Britain’s Imperial College…) proposent des hypothèses avec des allers-retours entre confinement et mesures de distanciation sociale plus ou moins importantes jusqu’en 2022 au moins. Cet horizon de deux ans correspond à la durée minimale pour espérer l’obtention d’un vaccin.

L’enjeu de ces mesures de « stop and go » est de préserver l’économie et la santé mentale des populations tout en permettant au système de santé de tenir face à la pandémie. L’une de ces études parie qu’une « distanciation sociale dynamique a le potentiel pour permettre aux populations et à l’économie […] de sortir respirer à intervalle, ce qui rend cette stratégie plus soutenable ». Par ailleurs, la mise au point d’un vaccin ne signifie pas une disparition immédiate du virus et de l’épidémie. Il y a encore un décalage dans le temps, les études tablant sur deux années supplémentaires.

En l’absence de test massif, d’augmentation significative des capacités des systèmes de soin et de distribution massive de moyens de protection, le relâchement des mesures de distanciation sociale dans les États du bloc atlantique ne pourra pas durer plus de quelques semaines ou quelques mois. En Chine, à l’issue de la première vague, les consignes du gouvernement de Pékin de relancer l’économie ont conduit dans un premier temps à un refus de réaliser de nouveaux tests et à prendre en charge les nouveaux patientEs dans les hôpitaux notamment à Wuhan et dans le Hubei. La Chine fait aujourd’hui face au début de la deuxième vague de l’épidémie avec une importation de nouveaux cas depuis la Russie, ce qui a conduit au confinement de la province du Henan3. L’annonce de Macron de ne tester que les cas présentant des symptômes lors de la reprise progressive à partir du 11 mai semble indiquer que nous nous engageons sur la même voie.

Les problématiques sanitaires sont des coordonnées centrales de la situation politique à la fois en raison du nombre de vies humaines en jeu mais aussi du temps durant lequel elles sont amenées à intervenir. Ces deux dimensions doivent être prises en compte dans la détermination de notre orientation, nos mots d’ordre et nos moyens d’action. Le fait de savoir si la production de voitures ou les cadres de socialisation entre humains sont des activités essentielles doit ainsi être posé. Et la réponse n’est pas la même si on discute de dix semaines, la durée initiale du confinement en Chine, ou de deux ans. De même, il n’est pas possible de remettre le fonctionnement des organisations du mouvement ouvrier et la construction du rapport de force au jour d’après.