Publié le Dimanche 14 novembre 2021 à 16h05.

Le bal masqué des « gauches » : leur campagne et la nôtre

Dans les régimes politiques contemporains, la lutte pour la prise du pouvoir se joue en partie sur le terrain symbolique1. Les campagnes modernes sont devenues quasi permanentes précisément en raison du transfert des techniques de communication vers la pratique du pouvoir.

Cela rend encore plus difficile la participation des « petits » partis dans l’arène électorale. Moins dotés en ressources financières à consacrer à la communication politique, leur fonctionnement relève encore avant tout de l’action et de l’engagement des militantEs.

La campagne électorale et sa mise en scène

Le travail politique est ainsi de plus en plus orienté vers le contrôle de la communication, la volonté d’agir sur l’agenda médiatique et la pugnacité des relations avec les journalistes. Le processus de « spectacularisation », voire de peopolisation, du politique serait une dominante des transformations de l’écriture télévisuelle : l'arène électorale n'est plus un lieu de confrontation idéologique mais se transforme de plus en plus en une mise en scène de la politique. Des équipes de professionnels de la communication et du marketing se doivent d’organiser des campagnes de presse, réagir rapidement aux événements, articuler l’action politique aux sondages d’opinion, ce qui implique une nouvelle forme de travail politique orienté vers les médias.

Malgré les éléments de nouveauté, le web n’est pas un terrain réfractaire aux phénomènes de spectacularisation. En coïncidence avec les périodes de campagne, il revêt souvent une fonction de caisse de résonance des médias dits traditionnels. Les candidats essaient de plus en plus de maitriser les outils numériques afin de court-circuiter ou influencer la communication médiatique. Le but est de construire un espace médiatique élargi et multiplateforme autour de la personnalité du candidat ou de la candidate et non pas autour du parti et de son programme. Cet espace doit pouvoir être intégré à la sphère médiatique traditionnelle et amplifié par la mobilisation des audiences en ligne.

Les stratégies de communication ne peuvent toutefois pas combler le déficit de participation et de confiance qui caractérise les régimes démocratiques contemporains à une échelle internationale. En France, l’un des symptômes les plus manifestes de la crise de la Ve République est constitué par la montée progressive de l’abstention qui s’accompagne de l’émergence des droites réactionnaires profitant du processus de décomposition et de perte de légitimation de la gauche.

Pas d’Union Populaire avec Mélenchon

Certaines organisations tournent à plein régime principalement en période électorale. C’est le cas de La France insoumise, rebaptisée Union populaire, dont l’outil organisationnel et sa finalité sont construits autour du travail de campagne.

Sa tactique ? Toujours la même et de plus en plus assumée : diluer le clivage gauche-droite pour pouvoir rassembler un peuple de plus en plus large. Mélenchon a interprété au pied de la lettre les recommandations du penseur argentin Ernesto Laclau : créer une frontière discursive antagoniste entre le peuple, incarné par son leader, et les élites. Ainsi, en partant d’une pluralité de situations antagonistes (notamment écologistes et démocratiques), le parti de Mélenchon espère parler à des groupes sociaux nouveaux et hétérogènes en maniant un discours fluide et détaché de la rhétorique de la gauche historique. La nouvelle universalité qui « englobe la différence et fixe un horizon d’attente », correspond à ce que Ernesto Laclau, en manipulant le concept gramscien, nomme « l’hégémonie2 ». Elle permet de dépasser, au moins au niveau du discours, les conflits et les distinctions de classe, englober une multiplicité de demandes populaires et simuler un processus de légitimation par le bas.

Son slogan de 2022, « l’Union populaire, pour le programme de l’Avenir en commun » est représentatif de cette stratégie discursive et de communication qui vise à collectionner et mettre en avant les revendications populaires habilement assemblées dans son programme.

L’Avenir en commun, construit par le biais d’un processus « participatif », constitue un élément pivot dans la rhétorique mélenchonienne. Il n’émanerait pas du parti et de son sommet mais directement des citoyens. Un subterfuge quelque part maladroit car l’image du leader est omniprésente. Il s’agit alors d’un dispositif hybride que certains nomment le « parti-mouvement3 », et qui essaie d’intégrer un pôle conservateur/hiérarchique avec une rhétorique progressiste prônant une organisation informelle et basée sur les réseaux. Mais cela correspond à une façon descendante et hiérarchique de constituer un « mouvement » qui, en l’absence de véritables mobilisations de masse, n’est qu’un conteneur vide rempli par une rhétorique connexionniste.

La figure du sauveur suprême incarnant la volonté populaire, la création, par le haut, d’un sujet politique large qui dépasse les confits de classe, constituent autant d’éléments de discontinuité avec les répertoires de l’extrême gauche. Mélenchon se situe en somme dans la continuité avec l’actuel système étatique qu’il souhaite occuper sans le modifier. En ce sens, l’avènement de la 6e République ne constitue pas un changement radical mais plutôt une tentative, vaine, de propulser une forme de gouvernance pouvant s’intégrer, sans trop d’efforts, dans l’appareil de reproduction de l’ordre capitaliste.

Cette évaluation est essentielle pour comprendre les spécificités d’une démarche révolutionnaire et la façon dont notre organisation peut se saisir de l’élection. À la lecture que Laclau fait de Gramsci nous préférons le texte originel : l’hégémonie du prolétariat implique la destruction des mécanismes de la domination économique et culturelle  ainsi que le fait d’aboutir à une société sans classes. Il ne suffit alors pas de voter pour un bon candidat et maximiser les chances d’importer l’élection, il s’agit plutôt de se donner les moyens pour produire collectivement un nouveau projet de société.

Le label EELV pour 2022

Si le parti-mouvement de Mélenchon façonne habilement un discours de rupture, les autres acteurs de l’« hémisphère gauche4 » ont plus de mal à se présenter comme les faiseurs du changement de société.

En se distinguant de la stratégie de l’Union populaire, le site web de EELV nous plonge dans un champ de tournesols où le vert est la couleur dominante. L’idée est de stimuler l’action et d’encourager le sens d’appartenance à un mouvement large mobilisé pour la sauvegarde de la planète. Les premiers onglets du site de campagne (« le mouvement » et « le projet ») renforcent en effet cette stratégie : il s’agit d’adhérer avant tout à un mouvement, et non pas à un parti, afin de réaliser un « projet » innovant !

Ce « projet » correspond à « une démarche de réconciliation entre l’humanité et le reste du vivant, et de réponse à l’urgence écologique, démocratique et sociale pour permettre à chacune et chacun de mieux vivre. Il s’inspire de nos valeurs : la justice sociale plutôt que la prédation, la solidarité plutôt que la compétition, le temps long plutôt que les décisions à courte vue, l’intérêt général plutôt que les intérêts particuliers ».

Cela sonnerait plutôt bien si on ne savait pas que le « mouvement » de Jadot ne représente qu’une partie, réformiste et modérée, d’un mouvement écologiste plus vaste dont la détermination et la radicalité pourraient s’accroitre rapidement dans la période à venir. Pour sauver le climat et la planète, il va falloir beaucoup plus qu’un petit projet électoral en mode start-up. Les jeunes générations, sur lesquelles retombe le devoir du changement, semblent en être de plus en plus conscientes.

Les Verts ont en outre essayé d’occuper l’espace médiatique avec les primaires. Celles-ci constituent une des réponses organisationnelles à la crise de légitimité des partis5. C’est Jadot, le candidat d’appareil, qui l’a emporté face à Sandrine Rousseau dont le profil, plus à gauche, féministe et antiraciste, a failli percer. Les primaires ont donc une fonction de légitimation du candidat mais répondent aussi à des tentatives d’élargissement de la base des sympathisants qui sont associés à ce processus, très peu délibératif. À l’exception des tentatives de primaire « citoyenne » proposant des incubateurs dépourvus d’idéologie et de programme et s’étant, pour l’instant, soldées par des échecs6, les primaires restent un outil marketing sous l’emprise des partis. La marque partidaire « Europe Écologie les Verts » se lance alors dans la campagne. Elle affiche une volonté de sortir du nucléaire au moment où celui-ci revient sur la scène comme étant la solution miracle pour la production d’une « énergie décarbonée ». Raté l’effet surprise des primaires, Jadot se présente comme le vrai candidat vert dans un bal où tout le monde porte ce même costume. Il sera alors difficile de distinguer l’original de la copie bien que le candidat des Verts présente en ce sens un avantage stratégique indéniable. Il jouera la carte du « Green New Deal » en prétendant que cela correspond très naturellement à sa marque de fabrique. Jadot pourrait grignoter l’espace déjà étroit de la candidate socialiste Anne Hidalgo et sortir gagnant dans la fabrication du label vert de la social-démocratie.

Arrêter le nucléaire et développer les énergies renouvelables, ce sont de très bonnes idées mais qui ne suffisent pas à elles seules à mettre fin au travail aliéné, à la propriété privée des moyens de production, à l’organisation du travail capitaliste et à ses formes de délimitation (entre le travail et le hors-travail), structuration et hiérarchisation dans l’ensemble de la société. La conversion écologique doit en effet pourvoir s’articuler à une modification radicale du procès de travail, ainsi que de la façon dont on décide collectivement et démocratiquement des besoins fondamentaux et des moyens de coopération pour les satisfaire. Un projet de changement radical de la société doit pouvoir lutter pour la socialisation des moyens de production et des richesses tout en éliminant la division de classe, sexuelle et raciale du travail. Cela demande une articulation des luttes de classe avec les luttes féministes, écologistes et antiracistes dans un engagement commun visant le dépassement de la société capitaliste.

Le PS modère et fait l’économie de la gauche

Peu de chemin semble avoir été parcouru depuis 1974, où la candidate de Lutte ouvrière, Arlette Laguiller, osait se présenter « à la présidence de cette république d’hommes ». En portant sur les épaules le manque de légitimité dont souffre son parti, Anne Hidalgo esquisse un argumentaire féministe pour tenter de canaliser l’attention du public : « la femme politique que je suis est bien décidée à aller au bout, parce qu'au-delà de la transition écologique et sociale, je veux porter la voix des femmes de ce pays … » (RTL).

Son site de campagne est conçu à partir d’une stratégie de communication engageante qui doit pouvoir donner la sensation que tout reste encore à faire et que le résultat dépendra de l’action et du niveau d’engagement des collectifs impliqués dans la campagne.

Toutefois, à la tête d’un parti en décomposition et avec des propositions floues, la candidate ne semble pas être destinée à aller très loin.

Ses déclarations dans les médias sont contradictoires : elle veut séduire les Gilets jaunes avec une baisse de la taxe carbone mais elle n’a pas de mots pour dénoncer les violences dont le mouvement a été victime. Dans son livre Une femme française, la candidate se livre à des jugements moraux sur les actions prétenduement violentes des manifestants sans consacrer un mot à la violence sociale qui les étouffe au quotidien. En se positionnant dans le versant modéré7, elle ne tend pas non plus la main aux élans radicaux du féminisme contemporain.

À coups de modération, de non-dits et de renoncements, elle en arrive à renforcer le pôle néolibéral d’Emmanuel Macron.

Son principal problème : la trahison du socialisme et un programme se limitant à l’injection de bribes d’une politique sociale se dissolvant dans le modèle capitaliste.

Actuellement à la tête de la ville de Paris, la candidate est apparue comme celle disposant d’une dose minimale de légitimité pour entrainer l’appareil et engager la course. Dans le contexte de la capitale, la stratégie consistant à combiner les processus de gentrification avec une politique minimaliste de redistribution des richesses peut suffire à la construction d’une base sociale. Ce pari risque toutefois d’être inapplicable à une échelle plus large.

Le « projet communiste » pour 2022 !

Le candidat le plus éloigné de son projet originaire semble être celui du PCF, Fabien Roussel. La représentation qu’il dresse des classes populaires, pour tenter désespérément d’en capter l’attention, est caricaturale et péjorative. Pourquoi devrait-on choisir une image si déformante de nous-mêmes ? Pourquoi vouloir alimenter de telle sorte la violence symbolique ?

Après s’être rendu sans vergogne aux mobilisations des syndicats de police, il enchaîne les discours droitiers et les dérives de toute sorte : de la question des flux migratoires à la peur de l’islam, il cède aux tentations de vouloir plaire aux masses desquelles il apparait en même temps de plus en plus déconnecté8. S’il se détache, idéologiquement, du projet de Mélenchon, il en récupère en même temps la stratégie de captation et d’instrumentalisation de la participation de ses évolutions.

Les idées conservatrices mises en avant se heurtent ainsi à une stratégie de campagne qui se veut nouvelle et horizontale.

Le candidat du PCF lance la plateforme « La France en commun » pour récolter les idées des Français et des Françaises et construire son programme pour 2022. Si cela a pu être considéré comme innovant en 2007 au moment où la candidate du PS Ségolène Royal lançait la plateforme « Désir d’avenir » pour écrire son pacte présidentiel, cela apparait aujourd’hui peu crédible, au-delà du coup de com. La participation politique n’apparait pas d’un coup de baguette magique simplement en lançant de nouvelles plateformes numériques ; elle se construit dans le temps, à travers une action de terrain, l’engagement de ses bases et un projet collectif d’émancipation. Sa campagne des jours heureux suggère ainsi une sorte de retour nostalgique à un passé abimé par les bouleversements du présent. La direction du PCF est en effet constituée par deux franges : l’une nostalgique, stalinienne et nationaliste, réclamant un candidat pour faire perdurer le parti ; l’autre institutionnelle et liée au PS. Or, ces deux fractions se rencontrent dans une volonté commune de prendre de la distance vis-à-vis de Mélenchon d’où la modification du discours de Roussel. Dans ce contexte, les techniques de marketing politique et la dynamique de démocratie participative peuvent constituer une tentative de redonner une légitimité au programme. Coincé entre le passé qu’il n’assume plus et le futur qu’il n’arrive plus à envisager, le PCF cherche alors désespérément à se reconnecter avec sa « France » !

Penser l’émancipation ne relève pas du marketing

La construction communicationnelle du modèle du « parti-mouvement » se fonde sur un recours à des dispositifs numériques de plus en plus professionnels permettant notamment la participation des militants et des sympathisants dans l’écriture des propositions. Les outils numériques peuvent donc répondre à la fois à des fonctions de mobilisation et de construction de l’offre politique. Les enjeux communicationnels se confondent donc ici avec les démarches visant à booster la participation démocratique. Celle-ci est toutefois constamment régulée et encadrée à partir d’une visée instrumentale : la recherche de l’adhésion électorale. Au final, les pratiques de participation de ceux et celles d’en bas continuent de se heurter aux appareils politiques de représentation et de maintien de l’ordre social.

Dans un monde en décomposition où les prix augmentent et les salaires stagnent et où les menaces du réchauffement climatique deviennent de plus en plus pressantes, il convient que chacun d’entre nous prenne ses affaires en main et agisse comme une unique force sociale productive, autodéterminée et auto-organisée.

Contraints par la crise de la 5e République et les effets de cadrage des médias, les acteurs de la « gauche » se livrent à des exercices de style afin de gérer leur image d’une façon rentable et obtenir une visibilité médiatique.

Vidés de contenus et perspectives, ils accélèrent et amplifient les processus de dépossession politique des masses et leur difficulté à influencer la sphère politique.

Notre candidat, peu représentatif de la classe dirigeante française et partageant les expériences de précarisation et le vécu du plus grand nombre, porte un projet d’émancipation. L’enjeu n’est pas seulement de jouer un rôle dans le petit théâtre de la présidentielle mais précisément de tenter de remplacer la résignation méfiante de qui nous regarde par un sentiment d’injustice et de révolte qui incite à l’action.

Cette dimension de notre campagne nous semble constituer un trait distinctif par rapport aux autres. Elle devient alors un révélateur de l’écart dans les projets de société et les représentations mêmes de la « gauche ». Usul l’a développé d’une façon claire dans l’une de ses vidéos récentes9 : le candidat Poutou oblige les acteurs du théâtre de la gauche à endosser leur rôle et à l’interpréter correctement, pour paraître crédibles. Notre présence a donc une influence positive sur la qualité du débat médiatique où la mise en scène des personnages et de leurs conflits prime souvent sur la confrontation des idées. Parler des idées, y compris de celles qui, disqualifiées et minorées par les médias dominants, sont reléguées dans la catégorie de l’utopie, permet d’élargir le spectre du pensable et du possible et d’insuffler une forme d’espérance à notre camp social. L’utopie s’inscrit dans la matérialité du monde10 dès lors qu’elle génère une volonté, très concrète, de dépassement et de modification de l’état des choses existant.

  • 1. Thompson, John B. (1995), The Media and Modernity. A Social Theory of the Media, Cambridge, Polity Press.
  • 2. Laclau, Ernesto, (2008), La Raison populiste, Paris Seuil.
  • 3. Caruso, Loris (2017), « Digital capitalism, populism, and the end of politics, The case of the Italian Five-Star Movement », Politics & Society, 45(4) : 585-609.
  • 4. Le titre du livre « Hémisphère gauche — Cartographie des nouvelles pensées critiques » de Razmig Keucheyan, publié aux éditions Zones, est ici évoqué d’une façon ironique.
  • 5. Rémi Lefebvre, (2020). LaPrimaire.org : une démarche citoyenne à l’épreuve des règles du jeu politique. Quaderni, 2(2), 119-138.
  • 6. Voir l’exemple de laprimaire.org (https://laprimaire.org) n’ayant pas dépassé la barrière institutionnelle des parrainages en 2017.
  • 7. Elle se réclame d’un « féminisme universaliste » ce qui crée un clivage avec l’impatience de certains collectifs contemporains.
  • 8. Pour une analyse approfondie du discours et des stratégies de positionnement de Fabien Roussel, voir dans ce numéro l’article de Laurent Ripart « La campagne de Roussel : un tournant à droite pour le PCF ».
  • 9. Usul, À quoi sert une candidature Poutou ? https://www.youtube.com/…
  • 10. Sébastien Broca, « Comment réhabiliter l’utopie ? Une lecture critique d’Ernst Bloch », Philonsorbonne [En ligne], 6 | 2012.