Publié le Jeudi 29 décembre 2016 à 20h20.

Présidentielles : poser des jalons pour l’avenir face à un horizon brouillé

Scruter la sphère politicienne et ses rebondissements multiples est la façon la plus répandue d’aborder la question des présidentielles. Mais il importe d’abord de revenir sur les points essentiels de la situation économique, sociale et politique car ceux-ci conditionneront la politique du vainqueur et, également, la construction d’une alternative.

Le premier élément fondamental à l’arrière-plan de la pré-campagne présidentielle est la situation économique. Hollande avait fait un pari du type « après la pluie, le beau temps » mais il l’a perdu. La crise mondiale s’étire en une longue croissance molle tandis que les banques centrales déversent des tombereaux de liquidités pour soutenir le système bancaire et indirectement les dettes des Etats et des entreprises.

Les banques demeurent fragilisées ; un jour, l’attention se braque sur la Deutsche Bank, un autre sur le Monte dei Paschi di Siena… Ce qui est certain, c’est qu’elles détiennent une masse de créances douteuses (c’est-à-dire risquant de ne pas être remboursées) qui les fragilisent, notamment pour ce qui est des banques italiennes (17 % du total de leurs prêts). Les ingrédients d’une nouvelle crise financière sont bien présents, ce qui ne signifie pas que celle-ci se déclenchera à brève échéance.

 

Stagnation économique

Durant le quinquennat de François Hollande, la croissance française a été globalement médiocre. Grâce à  une conjonction favorable de facteurs (bas prix de l’énergie, baisse du dollar), elle est repassée en 2015 au-dessus de 1 % (+ 1,2 %), ce qui a suscité un certain triomphalisme gouvernemental illustré par le « ça va mieux ». Mais le ralentissement récent de l’économie a amené le gouvernement à réviser à la baisse, à 1,3 % le chiffre annoncé pour 2016 (+ 1,5 %). La consommation des ménages est bridée (par le chômage, la compression des retraites et la faiblesse des salaires) tandis que, malgré le rétablissement des marges des entreprises (grâce notamment aux mesures gouvernementales : CICE, pacte de responsabilité), leur investissement demeure hésitant.

Depuis la rentrée de septembre 2016  a été annoncée une litanie de plans de suppression d’emplois (qui prennent des formes diverses, avec parfois aucun licenciement juridique, comme chez SFR). La production industrielle progresse désormais faiblement, mais la France a connu un recul structurel de son industrie (amorcé bien avant Hollande) : par rapport à 2007, la production industrielle a reculé d’environ 15 % et la production d’automobiles de l’ordre d’un tiers. 

Quant au chômage, dont Hollande avait fait le test de la légitimité d’une nouvelle candidature, sous sa présidence, tel que mesuré par Pôle emploi il a augmenté de plus d’un million de personnes (catégories A+B+C, c’est-à-dire les personnes inscrites, disponibles et tenues de chercher un emploi) et les évolutions récentes ne changent pas la situation. Le nombre des privés d’emploi est au mieux juste légèrement réduit par les créations d’emplois et les envois massifs de chômeurs dans des formations (dont souvent on voit mal l’utilité autre que statistique).

Fin octobre 2016, en France métropolitaine, 3,5 millions de personnes sont sans aucun  emploi (catégorie A) et 2 millions exercent une activité réduite (catégories B, C), soit au total 5,5 millions. En ajoutant les catégories D et E (personnes non immédiatement disponibles pour occuper un emploi, car malades, en formation, etc.), on arrive à 6,2 millions (6,5 millions avec l’« Outre-mer »). Si le nombre de personnes en catégorie A a baissé de 100 000  sur un an (d’octobre 2015 à octobre 2016), celui des personnes en B et C a augmenté. En résumé, le chômage total baisse un peu et la précarité augmente. Il y aussi une hausse du nombre des chômeurs entrés en formation (ce qui les fait sortir de la catégorie A).

 

Crise sociale

Cette situation a des conséquences sociales et humanitaires que l’on croise tous les jours dans les rues des grandes villes. L’emploi n’est plus une garantie contre la pauvreté. Celle-ci avait baissé des années 1970 au milieu des années 1990. Depuis, la situation s’est inversée. Sous Hollande, la proportion de pauvres a stagné à un niveau élevé. D’après l’Observatoire des inégalités, 1,9 million de personnes (selon la définition du risque de pauvreté retenue par l’Union européenne1) ont un emploi mais un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté (après avoir comptabilisé toutes les ressources : prestations sociales, revenus de leur conjoint). Cela vient notamment du temps partiel contraint (personnes qui ne trouvent d’emploi qu’à temps partiel alors qu’elles voudraient travailler à temps plein) et des emplois précaires, des alternances de phases d’emploi et de chômage. En tenant compte des familles, 3,9 millions de personnes vivent dans un ménage pauvre où un des parents a un emploi.

Face à cela, les principaux partis politiques ne proposent que des cataplasmes ou des mesures supplémentaires de contrôle de la fraude « sociale » alors que celle-ci, toutes les statistiques le montrent, est bien inférieure à la fraude fiscale des revenus élevés et des entreprises (dont certaines, par ailleurs, fraudent aussi sur les cotisations sociales). Mais mettre l’accent sur la fraude sociale a, en fait, une finalité extra-économique : diviser ceux d’en bas. Il s’agit de monter ceux qui sont au Smic ou ont des salaires moyens contre les « fraudeurs », les « profiteurs du système », etc., que certains amalgament aux « étrangers » (même s’ils ont la nationalité française).

 

La loi El Khomri

Par rapport au chômage, à la précarité, aux inégalités, la politique de Hollande est un échec total. Mais en fait, son objectif réel était, pour l’essentiel, tout autre. La crise économique latente réduit les possibilités de « compromis sociaux », il n’y a plus de marge pour les politiques sociale-démocrates d’aménagement à la marge du système. Et les résistances sociales ne sont, à ce jour, pas suffisantes pour imposer une logique anticapitaliste, ni même pour contraindre les bourgeoisies à infléchir leurs politiques. Donc Hollande a mené, comme ses homologues dans les autres pays de l’Union européenne, une politique visant à favoriser l’augmentation du taux de profit et démantelant un peu plus le « modèle social » hérité de l’après Deuxième Guerre mondiale et des luttes des années 1960-70. La dernière manifestation en a été la loi El Khomri.

Crise économique, crise sociale, mais aussi, précisément, mouvement contre la loi El Khomri. C’est (avec les multiples mouvements sociaux locaux ou partiels) le troisième paramètre de la situation. On ne reviendra pas dans cet article sur les forces et faiblesses du mouvement. L’essentiel est qu’une partie nombreuse (mais minoritaire) des travailleurs/ses s’est dressée contre le démantèlement de ses droits, que des formes nouvelles de cristallisation sont apparues comme « Nuit debout », que jusqu’au bout l’opinion publique a très majoritairement soutenu le mouvement et refusé la loi. Pour tous ceux pour qui les luttes sociales sont le moteur des conquêtes des exploité-e-s et opprimé-e-s, ce n’est pas une parenthèse mais un élément essentiel de la situation. Il est significatif d’une rupture de masse avec la « gauche » gouvernementale.

 

Durcissement de l’Etat et nationalisme

Restent deux autres paramètres, le durcissement structurel de l’Etat et la dérive nationaliste et patriotarde. Sur le premier point, il y a bien sûr la question des attentats qui servent de justification à l’état d’urgence. Hollande lui-même l’a reconnu dans son livre d’entretiens avec deux journalistes : « Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester. Cela a été une facilité apportée par l’état d’urgence, pour d’autres raisons que la lutte contre le terrorisme, pour éviter qu’il y ait des échauffourées. On l’assume parce qu’il y a la COP. » La répression des manifestations contre la loi « Travail » a montré que ce qui est un droit protégé par la Constitution (le droit de manifester) est désormais réduit à une tolérance, livrée à l’appréciation du pouvoir et de la police (ce point est largement traité dans le dossier « répressions » de ce numéro de la revue). La politique française vis-à-vis des réfugiés combine hypocrisie et inhumanité.

Enfin, la dérive nationaliste. Beaucoup avaient souri quand, en 2007, Ségolène Royal en campagne présidentielle évoquait le drapeau national, la Marseillaise et l’instauration d’un « service civique » obligatoire. Maintenant, tout cela est repris sur pratiquement toute l’étendue du spectre politique. C’est une vieille tentation de la gauche française. « Ordre, autorité, Nation » s’exclamaient les « néo-socialistes » au congrès de la SFIO en juillet 1933, sans parler de la responsabilité des socialistes dans la répression du mouvement indépendantiste algérien durant les années 1950. Et le PCF, en certaines périodes de son histoire, a lui aussi cédé à ces dérives.

Aujourd’hui, elles marquent profondément Jean-Luc  Mélenchon : outre ses déclarations sur les travailleurs détachés,  Samy Johsua d’Ensemble (qui pourtant s’est rallié à Mélenchon…) fait justement remarquer que, pour « l’Avenir en commun » (le programme de la « France insoumise »), la France n’est « à l’évidence » pas impérialiste, « sauf quand elle est à la remorque des USA »2. Rien de nouveau sous le soleil : Trotsky, dans un texte de 1917, se moquait et soulignait l’impasse de ceux des socialistes qui considèrent « la France comme la terre élue de la révolution sociale » et donc la défendent « jusqu’au bout ».3

 

Instabilité du champ politique

Voilà donc tout ce qui bouillonne à l’arrière-plan du théâtre des présidentielles, et qui s’ajoute aux ambitions personnelles pour produire une grande instabilité du champ politique. Deux éléments structurels s’imposent cependant : la consolidation du vote Front national derrière Marine Le Pen et le recul du PS. Les deux ont en partie les mêmes raisons : les dégâts du néolibéralisme qui profitent à Le Pen et discréditent Hollande et, sans doute, l’ensemble du PS. Il en résulte que probablement, Le Pen sera au second tour de la présidentielle et le PS non.

Marine Le Pen a réussi à assoir son emprise sur le FN et à se donner une image quasi-présentable en reléguant aux marges les plus compromettants. Le FN est parcouru de divergences sur les sujets sociétaux (mais l’aile traditionnaliste fait le gros dos pour l’instant) et sur l’économie (Marion Maréchal-Le Pen prônant une politique plus libérale). Mais tout cela ne dégénèrera  en crise ouverte qu’en cas d’échec sanglant du parti aux législatives qui suivront la présidentielle.

L’image du PS est largement discréditée dans l’électorat populaire et son ressort militant est atteint. Au néolibéralisme économique s’ajoute désormais une rupture avec ceux qui ont été révulsés, notamment, par la proposition de déchéance de la nationalité. Au-delà du foisonnement des candidatures à la primaire de la gauche du PS (Filoche, Lienemann, Hamon) et de celle de Montebourg, on ne voit poindre ni Sanders, ni Corbyn. Quant à Hollande et Valls, ils sont de plus en plus opposés mais chacun à sa façon représente la continuité du quinquennat. Il n’y a rien à en attendre pour résister au surcroît d’offensive antisociale que concocte le patronat. Reste à savoir si le PS, créé en 1972, survivra sous sa forme actuelle.

Quant à la droite, Sarkozy a subi un échec total à la primaire et la victoire d’un Fillon aux accointances catholiques conservatrices est une illustration supplémentaire que maximalisme néolibéral et vision réactionnaire de la société sont parfaitement conciliables. C’est bien connu aux Etats-Unis avec les fondamentalistes chrétiens ; Pierre Dardot et Christian Laval l’avaient aussi noté à propos d’Erdogan en Turquie : « le néolibéralisme est capable d’enrôler dans sa logique le conservatisme islamique, tout comme d’autres idéologies en concurrence sur le marché des "identités culturelles" »4. Si la gauche gouvernementale a montré sa servilité envers le patronat, la victoire du candidat de la droite déboucherait sur une offensive immédiate  avec une politique économique et sociale à la Thatcher, doublée d’un renforcement du discours et de la pratique sécuritaires, notamment en direction des quartiers populaires. Tandis que le mouvement syndical serait sommé de s’aligner ou de se faire casser.

Europe écologie-Les Verts, pour sa part, a cette dernière année éclaté en morceaux, avec le  ralliement à Hollande d’une partie de son groupe parlementaire derrière Vincent Placé et Emmanuelle Cosse. Et la primaire a donné un résultat imprévu avec l’échec de Cécile Duflot et la victoire de Yannick Jadot.

Macron, de son côté, s’est sans doute dit qu’en ces temps d’incertitude et de manque de crédibilité des grands partis, il pouvait jouer sa carte personnelle avec le soutien d’une aile droite du PS (incarnée notamment par le maire de Lyon, Gérard Collomb). L’incarnation des dérives les plus libérales du quinquennat se proclame « progressiste ». L’avenir dira s’il retournera dans une banque…

Le Front de gauche est mort et Mélenchon essaie d’en capter l’héritage, mais en s’érigeant au-dessus des partis. Jean-Luc Mélenchon mène une campagne différente de celle qu’il avait conduite en 2012, fondée non plus sur le rassemblement de la gauche antilibérale mais sur la rencontre d’un homme avec le peuple. La « France insoumise » se présente comme un mouvement d’en-bas mais est entièrement impulsée par le haut ; en utilisant au besoin des procédés comme le tirage au sort des représentants, il s’agit de « rassembler le peuple ».

Au-delà du programme de la « France insoumise » (en recul sous  une série d’aspects sur celui du Front de gauche – sur le SMIC par exemple – et où la socialisation du système bancaire est toujours absente), Mélenchon fonctionne comme Mitterrand en son temps : l’essentiel est ce qu’il énonce lui-même sur les sujets sur lesquels il veut s’exprimer. Son éloge sans recul d’un Mitterrand, qui instilla le néolibéralisme dans la gauche française et n’hésita pas à recourir aux méthodes policières, est significatif5. Quel que soit l’écho immédiat de sa campagne, ce n’est pas ainsi que se dégagera une issue à la crise du mouvement ouvrier.

L’attitude de Mélenchon a provoqué un certain émoi dans Ensemble qui l’a finalement rallié en majorité, avec plus ou moins de nuances quant au cadre de la « France insoumise ». Et surtout au PCF, dont le vote des militants a finalement tranché en faveur d’un soutien à Mélenchon, par une majorité sensiblement réduite par rapport à 2012  (53,6 % contre plus de 59 %). Le PCF apparaît dans cette présidentielle comme un navire à la dérive où les principaux dirigeants soupèsent les alliances pouvant maximiser les chances de sauver quelques meubles aux législatives. Néanmoins, ce parti ne se réduit pas à son sommet : le refus du ralliement à Mélenchon regroupe des partisans de l’alliance avec le futur candidat du PS, des sectaires identitaires mais aussi des militants sincères et désorientés.

 

Notre présence aux présidentielles

Cette situation conforte la légitimité de la campagne présidentielle du NPA derrière Philippe Poutou, avec ses trois axes : anticapitalisme, internationalisme, défense des droits démocratiques. Le chemin est difficile. La modification des règles du jeu par le PS rend encore plus ardue l’obtention des 500 signatures nécessaires. Mais il s’agit, dans un contexte compliqué et en s’appuyant sur les possibilités illustrées par le mouvement contre la loi El Khomri, de poser des jalons pour l’avenir. L’élection d’un aventurier comme Trump, capable de surfer sur le mécontentement social et le racisme montre la nécessité de créer, face en premier lieu au FN, un nouvel espoir pour les exploité-e-s et les opprimé-e-s. Ce ne peut qu’être une tâche de longue haleine. La participation aux présidentielles est loin d’en être l’essentiel, mais au stade actuel elle y contribuera.

Henri Wilno

 

  • 1. La pauvreté est définie par rapport au revenu médian, celui qui sépare la population par moitié. Le seuil de pauvreté est égal, selon les études, soit à 50 %, soit à 60 % du revenu médian. L’Union européenne retient un seuil de 60 %.
  • 2. « L’avenir en commun, radioscopie d’un programme », sur le site d’Ensemble !
  • 3. Léon Trotsky, « Le programme de la paix », mai 1917.
  • 4. Pierre Dardot et Christian Laval, « Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie », La Découverte, 2016.
  • 5. Eric Melchior, « Jean-Luc Mélenchon et l’héritage du mitterrandisme », http ://www.europe-solidaire.org… ?article39044