Il y a cinq ans, l’affaire du Médiator déclenchait une nouvelle vague d’accusations contre l’industrie pharmaceutique. Cet antidiabétique, commercialisé depuis 1976 par les laboratoires Servier et utilisé massivement et sans contrôle contre l’excès de poids, était déclaré en 2010 responsable de plusieurs centaines de morts.
Depuis, quelques mesures juridiques ont été saupoudrées, comme la loi de protection des « lanceurs d’alerte » dans le domaine de la santé. Certains responsables corrompus ont été remerciés, on a changé le nom de l’agence du médicament chargée de contrôler les produits pharmaceutiques – et tout est rentré dans l’ordre. On continue de voir s’allonger la liste des médicaments qui suscitent de graves problèmes de santé, parmi lesquels se trouvent le Requip, contre la maladie de Parkinson, le Gardasil, un vaccin contre le cancer du col de l’utérus, ou encore les pilules de 3e et 4e génération... Mais ce n’est là que la fin du cortège. En réalité, cela fait plus d’un demi-siècle que les procès se suivent et partagent le même air de famille : Stalinon en 1957, Thalidomide en 1962, Distilbène en 1977, Vioxx en 2004... Comment arrêter ce scénario infernal, qui ne cesse de se répéter ?
Réformes anti-corruption et programme d’urgence anticapitaliste
Il y a d’abord la solution réformiste du moment. Le 4 janvier dernier, une « opération mains propres » dans le domaine de la santé s’est fixée pour objectif d’en finir avec la corruption, en faisant baisser le prix des médicaments – qui peut atteindre 256 fois leur prix de revient, comme dans le cas du Solvadi contre l’hépatite C – et en établissant un système de contrôle plus étroit de l’information sur le médicament. Parmi les signataires, on trouve certains médecins critiques, comme Irène Frachon, la pneumologue ayant révélé l’affaire du Médiator, Philippe Foucras, le fondateur de l’association Formindep qui propose une formation médicale indépendante des industriels, ou encore la neurologue Michèle Poncet-Ramade. Ils se retrouvent aux côtés de l’écologiste Noël Mamère, de Pierre Larrouturou, fondateur de Nouvelle Donne, de l’euro-députée Michèle Rivasi, de Daniel Cohn-Bendit et de la sénatrice de Seine-Saint-Denis, Aline Archimbaud.
Si on peut trouver nécessaire la lutte contre la corruption, et honnête la démarche de certains signataires qui dénoncent les conflits d’intérêt et les manœuvres de l’industrie pharmaceutique, on peut aussi douter du résultat d’une initiative aussi timide, menée par un groupe aussi hétéroclite. L’appel a beau se terminer par le cri de guerre « La santé n’est pas une marchandise ! », il ne va jamais au-delà d’une « identification des médicaments présentant un fort intérêt public afin de permettre leur appropriation par l’Etat ». L’Etat lui-même ne s’y est pas trompé et s’est approprié l’« opération mains propres », désormais soutenue par la ministre de la Santé socialiste, Marisol Touraine.
Au lieu d’essayer de « construire un mur parfaitement étanche entre les intérêts privés et la décision publique dans le domaine de la santé », comme le propose cet appel, pourquoi ne pas essayer d’abattre le mur ? De trouver des mesures qui, tout en étant concrètes et réalisables, mettent clairement en cause les intérêts capitalistes du secteur ? En janvier 2011, quelques mois après l’éclatement de l’affaire Médiator, Olivier Besancenot défendait par exemple la mise en place d’un « service public du médicament sous le contrôle des salariés » auprès des travailleurs de l’usine de vaccins Sanofi-Pasteur de Val-de-Reuil (Eure), confrontés aux suppressions de postes.
Une telle mesure ne se retrouve pas dans les programmes des autres organisations anticapitalistes, qu’elles soient ou non clairement révolutionnaires. Sans doute parce que l’idée de « service public » a des accents réformistes, comme celle de nationalisation du secteur, souvent défendue par le parti communiste. Pourtant, la mise en œuvre d’un « contrôle des salariés » suppose un processus révolutionnaire touchant l’ensemble de la société. Mais elle permet aussi de faire réfléchir à quelques mesures d’urgence, vitales pour les patients comme pour les salariés : faire réaliser les essais cliniques par le secteur public, lever le secret commercial du médicament, abolir le système des brevets et la publicité, orienter la recherche et la prescription des médicaments en fonction des besoins de santé publique, faire produire les médicaments à prix coûtant en redistribuant les profits aux travailleurs. Autant de mesures d’urgence concrètes qui ont leurs équivalents dans d’autres secteurs industriels mais qui, en prenant un caractère si dramatique et urgent dans le cas de l’industrie pharmaceutique, permettent de convaincre plus efficacement de l’incapacité du capitalisme à répondre à nos besoins.
Un capitalisme de monopole : protection des brevets et aide de l’Etat
Les profits des laboratoires pharmaceutiques sont exceptionnels, à l’image du groupe Sanofi qui réalise près de 7 milliards de bénéfices en 2014, soit l’équivalent de la moitié du soi-disant « déficit » de la sécurité sociale en France. Pour donner un point de comparaison, Renault n’a amassé, la même année, que 2 milliards de profit, un profit qui avait pourtant triplé par rapport à 2013. Selon certaines études, les taux de profit des principaux groupes pharmaceutiques mondiaux dépassent fréquemment les 30 % : en 2009, par exemple, ils atteignaient 35 % pour AstraZeneca, 38 % pour Bayer, 36 % pour Roche et 41 % pour Sanofi.1 Il y a quelques mois, les montants exceptionnels des dividendes reçus par les actionnaires de Sanofi – la moitié des profits annuels – ont même suscité quelques émois dans la presse et à la télévision, qui a relayé l’intervention de salariés du centre de recherches de Montpellier venus les dénoncer en plein milieu de l’assemblée des actionnaires au Palais des Congrès, face aux représentants de l’Oréal et du fond d’investissement Amundi.
Or, ces profits ne sont possibles que parce qu’il existe un système de financement socialisé des produits pharmaceutiques. Sur les 5100 médicaments remboursés par l’Assurance Maladie, la majorité est remboursée à 65 %, donc par les impôts. En garantissant ainsi leur chiffre d’affaires aux industriels de la pharmacie, les cotisations que nous versons à la sécurité sociale ne servent pas seulement à diminuer les inégalités de santé ou à payer les salaires des ouvriers et des employés de ces entreprises. Elles paient aussi les gigantesques profits du secteur : outre une généreuse politique de subvention publique, l’Etat organise ainsi un détournement massif de l’argent public vers les poches des actionnaires du CAC40.
Comme si ce soutien sans faille de l’Etat ne suffisait pas, la justice et le droit sont eux aussi du côté des capitaux privés. Le système des brevets, qui protègent pendant vingt ans chaque nouveau médicament mis sur le marché, interdit aux concurrents de commercialiser les mêmes produits à des prix inférieurs, rend les génériques illégaux et assure donc aux entreprises des situations de monopole commercial. En bout de chaîne, ce sont les patients qui en subissent les conséquences, car les médicaments restent souvent financièrement inaccessibles, comme c’est le cas pour 22 millions de patients atteints du sida, dont plus d’un million meurent encore par an en Afrique, alors que les traitements existent.
Une recherche déconnectée des besoins médicaux
Pour justifier ce système, l’argument invoqué par le patronat du secteur est le suivant : « les profits d’aujourd’hui sont les médicaments de demain ». Or, les médicaments réellement innovants et utiles sont rares : souvent, il s’agit de me-too, c’est-à-dire de molécules très proches d’autres molécules existantes, dont une partie de la structure chimique a, au mieux, été légèrement modifiée, et dont l’efficacité n’est pas améliorée. Les techniciens, les chimistes et les biologistes des laboratoires de recherche de l’industrie pharmaceutique, loin d’élaborer et de contrôler les axes de recherche, sont les premiers à subir cette situation : plans de licenciements, mutations forcées, brusques arrêts de programmes de recherche sur les maladies les moins rentables, dans lesquels ils se sont parfois investis pendant des années, font partie de leur quotidien.
Et quand de nouvelles molécules sont véritablement mises au point, il s’agit souvent de résultats issus de petites entreprises de biotechnologie et non de découvertes des groupes pharmaceutiques, ou encore de produits de la recherche académique. Parmi d’autres exemple, on peut citer celui du « gène volé », mis au point par l’université publique de Berkeley, récupéré et développé par la biotech d’oncologie Genentech et aujourd’hui commercialisé par le laboratoire suisse Roche, ou encore la mise en place, en France, du programme Bioavenir par la gauche au pouvoir en 1991, qui permet à Rhône-Poulenc de piller la recherche publique, et de s’en approprier les résultats en déposant des brevets.
Or, l’argument qui justifie l’existence de ces brevets, selon lequel la propriété privée des résultats scientifiques serait une incitation nécessaire à la recherche, mise en place depuis longtemps, est profondément faux. En fait, les brevets pharmaceutiques sont une invention très récente : en France, à partir de 1844 et pendant plus d’un siècle, les médicaments ont en fait été exclus du droit des brevets et n’y ont été pleinement réintégrés qu’en 1968, après la mise en place d’un Brevet spécial du médicament en 1959.2 Il n’existait, pendant toute cette période, que des brevets de procédés et non, comme aujourd’hui, des brevets sur les molécules elles-mêmes. Pourtant, les années 1950 ont été justement « l’âge d’or des antibiotiques » : le rythme des découvertes était autrement plus élevé qu’aujourd’hui. En réalité, plus la science et les idées circulent, plus on trouve de nouvelles idées car le savoir devient un processus collectif. Dans l’intérêt des malades comme dans celui des chercheurs, les brevets devraient être abolis, et les résultats des recherches rendus intégralement publics.
Cela est particulièrement urgent dans le cas des essais cliniques, l’une des clés de voûte du capitalisme pharmaceutique. Ces tests de l’efficacité du médicament sur le corps humain se réalisent aujourd’hui à grande échelle, le plus souvent dans des pays dont les salaires des personnels soignants sont bas et les législations médicales peu contraignantes, comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, en tête du palmarès européen avec respectivement 1812, 1238 et 1091 essais recensés. Le problème que posent ces études, c’est qu’elles sont toutes réalisées par les entreprises pharmaceutiques elles-mêmes.
Les raisonnements scientifiques, les protocoles de recherche, les résultats et leur circulation ont donc tendance à être orientés par l’intérêt commercial et non par le service médical rendu par les médicaments, dont on découvre après coup, et parfois des dizaines d’années trop tard, qu’ils sont dangereux, voire mortels. Pour limiter ces catastrophes, il faudrait que tous ces essais cliniques soient non seulement intégralement publics et consultables, à chacune de leurs étapes, mais qu’ils soient réalisés par des chercheurs indépendants des laboratoires, contrôlés et révocables par des patients et des médecins. Là encore, cela impliquerait de s’opposer à l’intérêt des capitalistes du secteur, qui cherchent à être juge et partie, pour mieux vendre leurs marchandises, celles qui guérissent comme celles qui empoisonnent.
Essais cliniques publics, abolition des brevets et des profits, fabrication des médicaments à prix coûtant sous contrôle des salariés, des médecins et des patients : sans être purement révolutionnaires, ces quelques mesures d’urgence rappellent que tant que le médicament et ses moyens de production ne seront pas une propriété collective, la contradiction fondamentale entre le capitalisme et les besoins, la valeur d’usage et la valeur d’échange, continueront à s’aiguiser au détriment de notre santé.
D’un point de vue plus stratégique, ces revendications, souvent défendues par des salariés de l’industrie, permettent aussi de lier concrètement les intérêts, trop souvent séparés, des travailleurs du secteur – les salaires, l’emploi, mais aussi un métier qui ait un sens – aux intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière. Enfin, elles donnent des perspectives politiques plus claires et crédibles qu’une simple « nationalisation », dont le capitalisme peut s’accommoder, et qu’il lui arrive même de mettre en place sans lutte sociale – comme il l’a prouvé récemment dans les secteurs bancaires de nombreux pays frappés par la crise financière.