Publié le Samedi 23 avril 2016 à 08h56.

Mondialisation capitaliste et recrudescence des épidémies

Les images des hommes en blanc dans les mouroirs d’Ebola ont marqué les esprits. Du Sida au Zika, en passant par le SRAS, le H5N1 ou le H1N1, ce début de siècle semble marqué par le retour du temps noir des épidémies. 

Ce serait pourtant oublier que dans la plus grande partie de la planète, celle qu’on n’ose plus depuis longtemps appeler en développement, le temps des épidémies n’a jamais cessé. Le paludisme tue toutes les 30 secondes – mais, c’est vrai, à 85 % en Afrique sub-saharienne : plus de 2,7 millions de morts dans les années 1990, et encore entre 600 000 et un million de personnes aujourd’hui. La tuberculose est en recrudescence et tue autant que le sida : autour d’un million de morts en 2006, mais 1,5 million aujourd’hui, avec l’apparition de formes de résistance, notamment en Europe de l’Est. Mais pas besoin d’aller si loin pour voir une épidémie oubliée. Qui sait qu’en France, 300 000 personnes ont une hépatite B chronique, et 1 300 en meurent chaque année, d’une cirrhose ou d’un cancer primitif du foie ? Il faut dire que ceux qui meurent n’ont pas de parole ni de visibilité. L’hépatite B ne touche que 0,7 % de la population générale, mais 44 % des usagers de drogues injectables et 7 % des migrants en situation de précarité.

Dans les pays capitalistes développés, les populations ont pu se croire à l’abri. En quelques générations, le souvenir des épidémies a été oublié. Sous le triple coup de boutoir de l’augmentation massive du niveau de vie, du développement des sciences et des antibiotiques, mais aussi de la politique vaccinale, des pathologies comme la poliomyélite ou la diphtérie ont quasiment disparu. Dans l’imaginaire collectif, le retour de la question épidémique ne pouvait être que l’irruption d’un passé lointain, toujours issu de continents archaïques éloignés de la modernité.

C’est beau comme le discours de Dakar d’un Sarkozy ! Sur fond de crise économique et de réchauffement climatique, sur fond de multiplication des conflits et de crise migratoire, cette nouvelle menace, semblant venir à chaque fois du Sud, ne pouvait être qu’une attaque étrangère, comme hier la grippe mondiale de 1918, qui fit autour de 50 millions de morts, ne pouvait être qu’« espagnole ». La tentation de la vieille quarantaine, de la fermeture des frontières dans un monde globalisé menaçant, revient alors au galop. Et d’autant plus facilement que le monde dans lequel naissent ces épidémies semble hors du cœur de l’économie mondiale.

C’est pourtant une toute autre histoire que racontent les pathologies infectieuses émergentes. Celle d’une modernité qui modifie radicalement les conditions d’émergence de pathologies souvent anciennes. Celle d’une globalisation capitaliste qui ouvre de nouveaux horizons aux virus et bactéries, en mitant une forêt tropicale réservoir de biodiversité et donc aussi de pathogènes, en regroupant les humains dans de gigantesques villes, en faisant circuler à toute vitesse à travers le monde les marchandises et les hommes, en bermuda ou en treillis, et avec eux les virus et bactéries. Celle d’une destruction des sociétés traditionnelles, de leurs solidarités et de leurs savoirs ancestraux face aux maladies, sans que jamais elles ne soient remplacées par le marché ou l’Etat. Pas rentable. Celle d’une marchandisation du corps des femmes alors que les hommes célibataires sont poussés dans de gigantesques migrations… Des bouleversements sociaux, culturels, sexuels et écologiques très rapides, qui ne donnent pas aux corps le temps de fabriquer leur  immunité, sans donner au corps social les moyens d’une défense collective à travers ces nouveaux anticorps qui ont nom éducation, égalité, démocratie, savoir, tout-à-l’égout, systèmes de santé ou de vaccination… Une ONG comme Oxfam résume ce dont une bonne partie de l’humanité est privée par le beau slogan : « le pouvoir citoyen contre la pauvreté et la maladie ». Trois exemples pour le démontrer.

 

Ebola : réchauffement climatique, déforestation et échec du marché

Le virus Ebola a été isolé pour la première fois en 1976, en République démocratique du Congo. Depuis 1994, il se développe en petites épidémies annuelles, dans des communautés villageoises isolées, en forêt. En 2014, à la frontière entre Liberia, Guinée et Sierra Léone, soit à 3000 kilomètres du Congo, se développe une nouvelle épidémie au visage très différent, explosif, autour de Guéckédou et du Mont Nimba. Les chauves-souris frugivores semblent le principal réservoir naturel du virus Ebola. Réchauffement climatique, sécheresses et feux de forêt ont probablement favorisé les migrations des chauves-souris infectées vers l’Afrique de l’Ouest. Et dans la région du mont Nimba, tout pousse les hommes vers les chauves-souris et les chauves-souris vers les hommes.

La guerre civile, qui a ensanglanté le Libera pendant des années, pousse des milliers de personnes à se réfugier en forêt, pour fuir les massacres. Elle les pousse aussi à manger de la viande de brousse, et surtout à pénétrer toujours plus loin en forêt pour creuser et dénicher métaux rares et diamants, qui serviront à financer les seigneurs de la guerre, pour finir dans les coffres des grandes compagnies internationales. La Guinée forestière a été littéralement rasée par les grandes compagnies à la recherche de bois exotique, mais surtout par l’introduction de la monoculture de palme, produit d’exportation qui enrichit les élites. Les chauves-souris sont chassées de la forêt profonde en perdition et trouvent une nouvelle ressource dans les arbres à palme, au plus près des hommes auxquels elles transmettent le virus.

Mais de villageoise, l’épidémie Ebola est devenue urbaine. Car en quelques années, la petite ville de la région, Guéckédou, est passée de 2800 à 300 000 habitants, jusqu’à devenir la troisième ville du pays. La fièvre hémorragique a pu s’y développer pendant quatre mois sans être repérée, tant les services de santé sont absents et l’Etat tout entier aux mains des trafics transfrontières et des hommes des grandes compagnies. De là, elle est partie à la conquête des pays voisins, en menaçant de se développer à l’échelle mondiale.

Les quarante ans d’Ebola n’ont pas été mis à profit pour développer tests rapides, traitements ou vaccins. Marie-Paule Kieny, sous-directrice générale de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), en avoue les raisons : la fièvre Ebola est « typiquement une maladie de pauvres dans des pays pauvres, dans lesquels il n’y a pas de marché pour les firmes pharmaceutiques (…) C’est un échec de la société basée sur le marché, celui de la finance et des profits »

 

H1N1 : l’émergence d’une pandémie virale dans les gigantesques usines à porcs du capitalisme

En 2009, comme chaque année, l’OMS avait les yeux rivés sur la Chine tropicale, son climat chaud et humide, ses vastes territoires où oiseaux, porcs et humains se côtoient pour donner naissance à la grippe saisonnière annuelle… ou à une nouvelle pandémie grippale, comme celle de 1918 qui fit 50 millions de morts. Mais cette année là, c’est un bien étrange et nouvel objet épidémique qui a surgi, là où les épidémiologistes ne l’attendaient pas.

En avril 2009, c’est à Mexico que l’OMS a lancé l’alerte contre un nouveau virus grippal, A/H1N1, qui venait de causer une centaine de morts dans la capitale. C’est dans le village de La Gloria, qui jouxte les immenses usines à porcs de Granjas Carroll de Mexico, propriété de Smithfield Foods, premier producteur mondial de porcs, qu’a été isolé pour la première fois le virus A/H1N1, chez un jeune patient de quatre ans, Edgar Hernandez. Il allait faire le tour du monde en empruntant les avions de la mondialisation.

Depuis des années, les habitants pauvres de La Gloria manifestent à Mexico contre la spoliation de leurs terres, les gigantesques réservoirs de purin qui polluent l’air et l’eau de leur village, les carcasses de porcs flottant au milieu des excréments, le prix à payer pour produire près d’un million de porcs par an. Le mouvement de concentration de la production de porcs étatsunienne s’est aussi accompagné d’une délocalisation au Mexique, où les salaires sont plus bas et les autorités moins regardantes en matière d’hygiène. Smithfield a déjà écopé en 1997 de 12,6 millions de dollars d’amende pour violation du « Clean Water Act » (loi sur l’eau propre). Ces centaines de milliers de porcs, au profil génétique toujours semblable, entassés depuis des années sans réelle surveillance épidémiologique et bourrés d’antibiotiques pour toujours plus de profits, ont transformé l’agrobusiness en un gigantesque incubateur, qui favorise les risques de recombinaison virale, à l’image du scénario noir de la grippe espagnole de 1918. 

Un article de Nature, en juin 2009, donne une version plus complexe, mais guère plus rassurante de la naissance du virus H1N1. Celui-ci n’est en effet pas apparu dans un lieu unique à un moment donné, mais est issu de recombinaisons multiples et très complexes de virus porcins circulant dans les élevages en Amérique et en Eurasie. L’étude souligne le manque de suivi génétique des virus grippaux porcins. L’ancêtre du virus épidémique aurait en fait circulé dans les élevages depuis une dizaine d’années sans être détecté ! Sa transmission finale à l’homme aurait eu lieu quelques mois seulement avant le début de la pandémie.

 

Zika : mondialisation des moustiques aedes et absence de services publics

Isolé pour la première fois en 1947, le virus Zika se diffuse progressivement, notamment en Asie, ne faisant que de petites épidémies. Mais la mondialisation libérale fait rapidement converger, comme lors de la coupe du monde de football au Brésil en 2014, des millions de voyageurs aériens, dont certains sont porteurs de Zika, et une population locale, sans défense immunitaire contre ce virus qu’elle n’a jamais cotoyé.

Quand en plus cette population s’entasse dans d’immenses favelas où les eaux stagnantes, les carcasses de voitures, les ordures laissées à l’abandon offrent autant de gîtes pour le développement des moustiques aedes aegypti et la diffusion du virus, on comprend le caractère explosif de Zika aux Amériques. Au Brésil par exemple, centre de l’épidémie, seulement 58 % des foyers sont raccordés aux égouts, seuls 49 % bénéficient de la collecte des déchets. Beaucoup souffrent de coupures d’eau qui obligent à stocker le précieux liquide dans de grandes bassines.

On comprend mieux, pour Zika comme pour toutes les épidémies, que ce soient les plus pauvres qui soient les plus frappés. Dans le Pernambouc, au  nord-est du Brésil, 77 % des mères d’enfants microcéphales vivent sous le seuil de pauvreté.

 

Santé au Sud, entre politiques d’ajustement structurel et philanthropo-capitalisme

En mars 1990, pour dénoncer le fait que « 93 % des malades du Sida n’ont droit qu’à 6,4 % de tous les budgets de soins », que les malades sont au Sud et les traitements au Nord, Jonathan Mann, directeur du Programme mondial de lutte contre le sida de l’OMS, a démissionné avec fracas.

Il faut dire que pour rembourser la dette, les dépenses de santé ont baissé de 50 % dans les pays du Tiers-monde au cours de la décennie 1980-90, selon les propres chiffres de la Banque mondiale. Une gigantesque ponction qui continue aujourd’hui, puisqu’en 2012, les sorties de bénéfices d’Afrique vers les coffres des pays riches ont représenté 5 % du PIB africain, contre 1 % d’entrée pour l’aide publique au développement. L’Afrique aide le monde ! Il n’est pas indifférent de noter que l’épidémie Ebola s’est développée dans la région d’Afrique qui a eu le plus à souffrir de cette destruction massive des systèmes de santé. Le Liberia où sévit Ebola n’avait plus que 50 médecins pour 4 millions d’habitants. 120 pour la Sierra Léone. Un virologiste qui est tué par Ebola en Guinée, et il n’y a plus de virologie dans la région !

Les malades au sud, les traitements au nord. Une situation non seulement immorale, mais aussi dangereuse pour la santé et les profits des pays du Nord, dans un monde globalisé qui se joue des frontières. Le bilan est terrible pour l’OMS, mais aussi pour les partenariats public-privé et le philantropo-capitalisme qui dominent aujourd’hui les politiques mondiales du « global health », la « santé globale ». 

L’OMS, agence des Nations-Unies, est en crise. Elle a été minée dès les années 1980 par la défiance des Etats qui lui reprochent sa vision d’une santé mondiale s’appuyant sur les besoins des populations en matière d’éducation, d’accès au savoir, à l’alimentation, en publiant en 1997 une liste des 200 médicaments indispensables et en soutenant les communautés. Les USA vont jusqu’à suspendre leur contribution, et poussent à un changement d’orientation autour des partenariats public-privé et des actions verticales par pathologie, opposées aux soins de base communautaires. Minée aussi par la réduction de son budget suite à la crise financière, qui est passé de 3,9 à 3 milliards de dollars en 2013, l’année d’Ebola.

Cette austérité est associée à une profonde restructuration de l’OMS, pour répondre aux choix et aux financements des donateurs, avec une augmentation de 20 % des budgets pour les maladies non  transmissibles, en clair cardio-vasculaire, diabète, cancer, qui ont leurs marchés, et une baisse de 50 % des budgets du secteur intervention-épidémie-crise. Face à Ebola, à la tribune de l’ONU, la présidente de Médecin sans frontières dénonçait  « la coalition mondiale de l’inaction ». L’OMS a non seulement scandaleusement tardé à se mobiliser contre le virus, mais est même convenue avec le laboratoire GSK de ne pas développer le candidat-vaccin au début de l’épidémie. Quelle différence de traitement avec la grippe H1N1 de 2009, où le prestigieux British Médical Journal accusait l’OMS d’avoir favorisé les trusts de la vaccination en poussant massivement les Etats les plus riches à investir dans l’achat de millions de doses de vaccins !

Mais le bilan n’est pas seulement terrible pour une OMS marginalisée. Après quelques succès avec le programme mondial de vaccination élargi, l’épreuve d’Ebola démontre aussi l’échec du projet de « global health ». Un projet qui s’appuie sur les financements de la Banque mondiale, les fondations privées Bill et Melinda Gates, au budget de cinq milliards de dollars annuels, à comparer aux trois milliards de l’OMS, et les trusts de la pharmacie. Une stratégie verticale par pathologie, dont les priorités répondent d’abord aux besoins de sécurité du « America’s Vital Interest in Global Health » (intérêts vitaux de l’Amérique dans la santé globale), et dont les méthodes doivent être inspirées par l’industrie. Avec une vision de l’humanitaire qui rime souvent avec militaire. Qui fait que les tests pour Ebola arrivent finalement, avec retard, mais que les boîtes pour les accouchements ne sont toujours pas stérilisées, faute d’électricité dans les centres de santé. Qui oublie que la crise sociale, écologique, urbaine, démographique n’a jamais été aussi rapide que dans les pays du sud, qui désormais conjuguent de plus en plus pathologies infectieuses anciennes et émergentes, mais aussi nouvelles pathologies de société, comme l’obésité, le diabète, les maladies cardio-vasculaires et les cancers, pour lesquelles l’aide internationale est inexistante. Qui oublie finalement que les soins de base, mais aussi l’éducation, la démocratie, le savoir… sont indispensables à la santé d’une population, mais aussi au repérage des pathologies émergentes. Plus que l’échec de l’aide internationale, Ebola révèle la faiblesse du système sanitaire de nombreux pays, minés par la dette, la corruption et le pillage.

Face à ces pathologies émergentes, la tentation de fermeture des frontières est un leurre. Comme le déclare le directeur de l’Institut américain des allergies et des maladies infectieuses, le docteur Anthony Fauci, « le meilleur moyen de nous protéger est de mettre fin à l’épidémie en Afrique, et le meilleur moyen de combattre la maladie là-bas est d’envoyer un maximum de personnels de santé sur place pour aider à soigner les malades ».

Face aux trusts de la pharmacie et de la vaccination qui refusent d’investir dans la recherche pour les pathologies du Sud, ou se réfugient derrière leurs brevets pour refuser les médicaments au tiers-monde, il faut d’urgence exiger la licence obligatoire pour permettre de produire à bas coût des génériques, il faut reprendre la vieille revendication de l’OMS de la production publique des 200 médicaments indispensables. Vaccins et médicaments doivent être proclamés biens communs de l’humanité, l’industrie pharmaceutique expropriée et mise sous contrôle public (scientifiques et professionnels indépendants, syndicats, associations de malades et d’usagers).

Mais au-delà des traitements et des vaccins, de la reconstruction des systèmes de santé détruits par la dette, améliorer substantiellement la qualité et la durée de vie des populations du Sud ne passe pas forcément par la même consommation de soins, d’eau, d’énergie, de forêt, de matières non renouvelables, de pollution, que dans les pays du Nord. Il y a une place pour une santé pour tous s’appuyant avant tout sur le développement renouvelable et l’alimentation pour tous, la formation, l’éducation et la prévention, l’accès universel à l’eau potable et aux services publics, le droit des femmes et des minorités. Augmenter le pouvoir des peuples contre la pauvreté et la maladie. Pour qu’enfin, au-delà des déclarations des gouvernants, la santé du monde passe avant le profit des trusts et l’austérité des Etats.

Frank Cantaloup