La grève actuelle des urgences est révélatrice des problèmes de l’hôpital. Quel budget est-on prêt à consacrer au bien public, qui décide, est-ce qu’un service public doit être rentable ? La révolte des urgentistes et par-delà, de tout le personnel hospitalier, qui vient de loin, pose en fait un véritable problème de société. Qui concerne l’hôpital, mais également tous les autres services publics, en voie d’éclatement. La situation actuelle de l’hôpital public est le produit de décennies de politiques destinées à casser cet outil de santé publique, en marchandisant les soins délivrés à la population. Avec un double objectif : procurer des débouchés au privé, et brider au maximum les dépenses publiques.
L’opération dénigrement de l’hôpital est à l’œuvre depuis une trentaine d’années, quels que soient les gouvernements qui se sont succédés, et quelle que soit leur couleur politique. C’est d’ailleurs sous un gouvernement de gauche, dans les années 80, que les premiers coups de griffe ont été donnés à l’hôpital. Depuis, la doxa libérale nous est martelée : les problèmes de l’hôpital ne viendraient pas du manque de moyens financiers, et humains, mais d’un problème d’organisation et d’efficacité. Agnès Buzyn, actuelle ministre de la Santé, le répète : augmenter les moyens, ce serait maintenir la fameuse addiction à la dépense publique. Le service hospitalier serait donc, comme toute l’administration publique, trop lourde, pesante, rétive à l’innovation.
Le plan de Buzyn
Devant l’extension du mouvement de grève aux urgences, Agnès Buzyn a finalement dévoilé un plan de sauvetage. La mesure phare du plan est la mise en place d’un SAS, service d’accès aux soins. On pourra ainsi obtenir une téléconsultation, un conseil, une orientation vers les urgences. Mais, faute de médecins disponibles, on se demande bien comment tout cela va marcher, doute le porte-parole du collectif inter-urgences. Et les sommes ridicules mises en avant, 750 millions sur 3 ans, sont en fait puisées dans des crédits déjà prévus. Il s’agit juste d’un redéploiement, car il n’y a aucun investissement nouveau, aucune réouverture de lit, ni augmentation d’effectifs.
Et il n’est pas question de dépasser l’enveloppe allouée à travers l’objectif national de dépenses d’assurance-maladie (Ondam). Ce qui a fait dire à Patrick Pelloux : « Ce plan est inutile et délétère, il ne répond pas aux problèmes qu’on a depuis des années ». Dans une tribune parue dans Le Monde du 12 septembre, des membres du collectif inter-urgences écrivent pour leur part : « L’hôpital reste la variable d’ajustement dans cette course effrénée de réduction des dépenses publiques, au détriment de ce qui fait sens », écrivent-ils. « Pas de moyens humains nouveaux mais de nouvelles organisations pour mieux adapter les individus à cette pénurie systémique. L’engorgement des urgences n’est pas du fait de la personne qui vient, inquiétée par un bouton, ou de la mère dont l’enfant a de la fièvre. Ces gens, que Mme Buzyn entend culpabiliser et ne souhaite plus voir aux urgences, ne sont pas responsables de l’embolie de nos services. L’engorgement aux urgences vient des patients qui ont besoin d’être hospitalisés. Ceux qui ont besoin d’un lit. Mais il n’y a plus de lits. Parce qu’ils ont été fermés, par les prédécesseurs de la ministre qui, comme elle, prétendaient sauver l’hôpital et se soucier de la santé de la population. »
Une destruction systématique des moyens
Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation, notamment aux urgences, est en hausse constante. Comme le constate le service statistique du ministère : plus de 21,4 millions de passages aux urgences sont ainsi recensés en 2017, en hausse de 2,1 % en un an, et multiplié par deux en vingt ans. Alors que la population vieillit dans notre pays, l’AP-HP prévoit de réduire de « 30 % à 50 % » le nombre de ses lits de gériatrie au sein de ses unités de soins de longue durée (USLD) d’ici à 2024. Un véritable massacre organisé depuis des décennies, qui montre aujourd’hui ses effets dévastateurs.
Il serait facile de trouver l’argent
Nul besoin de chercher très loin : de nombreuses voix s’élèvent pour supprimer la taxe sur les salaires, due par certaines professions libérales, les banques et assurances et… les organismes de Sécurité sociale et les hôpitaux, qui pèse sur l’hôpital public. Cela dégagerait immédiatement 4 milliards d’euros, soit l’équivalent du manque à gagner pour l’État de la suppression de l’ISF et l’instauration de la flat tax (4,5 milliards). Rappelons que les entreprises privées, dont les cliniques, sont de fait exonérées de cette taxe avec la mise en place du crédit d’impôt pour la compétitivité et pour l’emploi (CICE) et son allègement de cotisations sociales. La suppression de la taxe sur les salaires est une mesure rapide à prendre et qui permettrait d’embaucher du personnel de façon pérenne dans le service public de santé, avec plusieurs milliers d’emplois à la clé, ainsi qu’une revalorisation du salaire des personnels. Mais ce n’est pas le choix des autorités publiques, qui au fil du temps, ont toujours compressé un peu plus les financements des hôpitaux.
Évolution des modes de financement : du prix de journée à la T2A
Jusqu’en 1984, le budget des hôpitaux dépendait du prix de journée, instauré en 1893. L’hôpital était ainsi remboursé selon le prix de revient d’une journée d’hospitalisation. Les prix de journée, fixés par arrêté préfectoral, se présentaient comme un « tout compris », intégrant frais d’hébergement et frais médicaux. À mesure que les dépenses croissent du fait du progrès médical, du besoin de personnel toujours plus nombreux et plus qualifié, le prix de journée augmente. En chirurgie par exemple, il est passé entre 1968 et 1972 de 109,4 francs à 199,7 francs, une augmentation importante, qui se sent sur le budget de l’État et les comptes de la sécurité sociale, dont la part dans le financement des hôpitaux ne cesse de croître, passant de 53,9 % en 1950 à 79 % en 1970.
Cette tarification, jugée opaque et coûteuse, fut remplacée par la dotation globale. En 1983, le gouvernement Mauroy fait adopter cette réforme visant à accorder aux établissements publics et privés non lucratifs un budget annuel. Le but : maîtriser les dépenses dans un contexte de ralentissement économique. La dotation globale de financement (DGF) était une enveloppe, dans laquelle l’hôpital devait faire rentrer la totalité de ses dépenses. A l’inverse du prix de journée caractérisé par une régulation en grande partie locale préservant l’autonomie des hôpitaux, la DGF impose une régulation autoritaire et portant atteinte à l’autonomie des établissements.
Outre la dotation globale, des méthodes de gestion plus proches du privé sont instaurées : les hôpitaux sont incités à réduire leurs coûts afin de produire au prix de marché, fixé non pas par le jeu de l’offre et de la demande mais par un calcul statistique. Autre innovation : l’instauration du « forfait journalier », aux frais du malade. C’est la première brèche ouverte dans la gratuité des soins en 1983. Au départ, elle était de 20 francs, aujourd’hui elle est de 20 euros !
Enfin, dans la logique de l’hôpital rentable et se rapprochant des méthodes de management du privé, est arrivée la tarification à l’activité (T2A). Désormais, ce n’est pas l’activité qui détermine les dépenses nécessaires, mais les recettes dont ils disposent qui conditionnent l’activité. La T2A représente aujourd’hui 70 % des ressources des hôpitaux publics, et elle est aussi le mode de financement des établissements de santé privés. Elle rémunère les établissements en fonction de l’activité médicale qu’ils réalisent, et incite donc à réaliser le plus d’activités rentables possibles pour ramener de l’argent dans les caisses de l’hôpital. De nombreux reportages ont témoigné de ses effets pervers.
Dès lors, c’est la rationalité gestionnaire qui prime sur la logique soignante. Depuis les années 2000 surtout, on assiste à des processus de concentration, avec économies d’échelle, utilisation optimale des plateaux techniques au nom de l’efficience, et de la qualité et de la sécurité des soins. « Un argument qui sert de rempart à tous les habitués des plateaux télé justifiant les fermetures d’établissements de proximité », écrivent les auteurs de l’ouvrage « La casse du siècle1 ». En fait, là encore, c’est le management qui est transformé et soumis aux impératifs économiques : la réforme de 2009 consacre le directeur en patron, les maires ne sont plus dans le cercle des décideurs, et le conseil d’administration perd ses pouvoirs. Le secteur hospitalier est désormais dominé par les instruments du nouveau management public : indicateurs de performance, contrats d’objectifs et de moyens, certifications.
Le virage ambulatoire
Il faut renvoyer le plus vite possible les patients chez eux et effectuer un maximum d’actes sur un seul jour, sans hospitalisation. On n’entend désormais plus que ça : l’ambulatoire est le nouveau credo. S’il est évident qu’il faut soigner au plus près de la population, le problème est qu’il n’existe pas de service public de soins de proximité. Car en France, contrairement à certains de ses voisins, la profession médicale possède la liberté d’installation, de prescription, voire d’honoraires. Le pays a « découvert » les déserts médicaux, mais pourtant, insistent les auteurs de « La casse du siècle », l’inégalité de répartition des médecins sur le territoire est une propriété structurelle du système de soins français, un médecin étant automatiquement conventionné quel que soit le lieu où il s’installe.
Les prétentions des dirigeants de « désengorger » l’hôpital sont d’autant plus hypocrites qu’il n’est pas possible, dans l’état actuel des choses, de se passer de l’hôpital pour toute une partie de la population. Faute de trouver des praticiens qui pratiquent des tarifs raisonnables près de chez eux, les malades ont donc tendance à avoir recours à l’hôpital. Tant que le problème n’aura pas été réglé en amont, l’hôpital reste le dernier recours des malades. Et de fait, comme le soulignent les auteurs de « la casse du siècle », « l’hôpital doit prendre en charge de plus en plus de patients chassés des autres segments de l’offre de soins, mais avec des moyens humains, matériels et financiers qui ne suivent pas. Finalement, le slogan du virage ambulatoire sert de prétexte à une diminution des dépenses ».
Des conditions de travail fortement dégradées
Comme dans les autres services publics, il s’agit d’augmenter la productivité du travail à l’hôpital. Avec tous les dégâts subis par les personnels. Et un facteur aggravant : on y travaille avec des humains. On assiste ainsi à un découpage minuté de la journée, et on calcule la quantité de personnel nécessaire. Un catalogue d’actions de soins est élaboré, et on attribue un temps à chaque soin. Ce mécanisme existe depuis fort longtemps à l’hôpital, mais il s’est aggravé dans la première décennie du siècle, à partir des années 2000. Les chantiers de réorganisation du travail se sont en effet multipliés. Ils sont menés par des consultants, chargés de trouver des gisements d’économies en intensifiant le travail. Tout comme à la Poste, où il faut 1,30mn par recommandé, quel que soit le secteur, la difficulté d’accès au logement, etc. Une logique taylorienne est alors instaurée, avec la chasse aux moments jugés « improductifs ». Ainsi, une aide-soignante transmet tant de dossiers en tant de minutes, une infirmière peut poser tant de perfusions, changer tant de pansements en tant de temps, etc. De ces calculs découlent les effectifs jugés nécessaires. Et bien sûr, la part relationnelle du travail, les moments de pause, de discussions avec les collègues, ne sont plus pris en compte et estimés comme des temps inutiles. Dans cette optique, on voit immédiatement où se situe ce que les soignants appellent la souffrance au travail. Dans ce travail où la relation avec le malade est essentielle, même en terme de qualité de soins et de guérison, on imagine sans difficultés l’exaspération du personnel de se voir chronométrer et réduit à des robots, devant délivrer des soins en un temps imparti. Les méthodes qu’on s’empresse à juste titre de critiquer chez Amazon ou dans d’autres espaces de distribution, appliquées aux soignants, sont encore plus mal vécues à la fois par le personnel et les malades. La déshumanisation des soins est le résultat de la vision gestionnaire et comptable des dirigeants de la santé. Rien d’étonnant alors que les soignants parlent de « travail à la chaîne, avec l’impression d’être à l’usine ou à la mine ». Les chiffres sont là pour témogner : des absences particulièrement nombreuses à l’hôpital, un tiers des infirmières qui ne finissent pas leur carrière et un quart des étudiants infirmiers qui ne terminent pas leurs études. La Haute autorité de santé reconnaît que les conditions de travail dans la fonction publique hospitalière font partie des plus pénibles et des plus dégradées que connaissent les salariés, y compris par rapport à celles des travailleurs du bâtiment, souvent présentées comme particulièrement éprouvantes2.
Innovation versus effectifs
Il faudrait « libérer » l’innovation, et permettre aux start-up d’aider l’hôpital à se moderniser et à améliorer ses « performances ». Cette novlangue est particulièrement employée actuellement. Cela permet d’affirmer qu’il n’y a pas de problèmes d’effectifs, et que la technologie peut tout résoudre. En réalité, cela révèle la conception du rôle de l’hôpital, selon les pouvoirs publics : « celui de soutien et d’agent de solvabilisation des activités économiques d’acteurs privés “innovants” », comme l’écrivent très justement les auteurs de « la casse du siècle ». Rien de très étonnant à cela : l’Etat, dans un système capitaliste comme le nôtre, constitue une « vache à lait » pour le privé. C’est vrai dans tous les domaines. Lorsqu’il faut investir massivement, c’est le public qui s’en charge, comme à la sortie de la deuxième guerre mondiale, avec la SNCF, les autoroutes, les hôpitaux, et de nombreux services publics, puis, à partir du moment où ils peuvent devenir rentables, on les passe au privé. Toute la tendance des trente dernières années est celle là.
Régine VINON
Un exemple de l’introduction du privé dans l’hôpital : Medtronic
Medtronic est le leader mondial de la fabrication de dispositifs médicaux, (valves cardiaques, pacemakers, pompes à insuline). Depuis peu, il fournit gratuitement des salles d’opération de haute technologie ou prête du personnel, en échange de contreparties. Et il tente aussi de convaincre la sécurité sociale d’augmenter le prix de ses produits. Une enquête passionnante de la cellule investigation de France inter, révèle les détails de l’opération3.
L’entreprise existe depuis 1956 et a inventé le premier pacemaker à pile. Il a 90000 salariés. L’entreprise a été condamnée à 150 millions de dollars d’amende aux USA au fil de ces dernières années (pots de vin à des chirurgiens, pour avoir poussé des médecins à réaliser des soins inutiles remboursés par l’assurance maladie, mensonges sur l’origine de certains de ses produits fabriqués en Chine ou en Malaisie au lieu des Etats-Unis ). En France, ses agents ont distribué pendant les années des prébendes à un certain nombre de chirurgiens, jusqu’en 2014, où, les risques d’amendes devenant trop importants, ils ont changé de stratégie en pénétrant directement les hôpitaux, où ils proposent des « solutions de santé intégrées ». Ils ont déjà signé une dizaine de contrats avec des hôpitaux français. Au CHU de Rouen par exemple, une nouvelle salle dédiée aux troubles du rythme cardiaque, a entièrement été financée par Medtronic, à hauteur de 800 000 euros, avec du matériel dernier cri. En échange, hôpital verse un pourcentage sur chaque acte effectué.Et il se lie les mains avec l’entreprise, qui impose des quotas d’achats de ses produits, remboursés par la sécurité sociale. A Rouen par exemple, ce sont 9,5 millions d’euros de pacemakers et défibrillateurs. Si ce minimum n’est pas atteint, l’hôpital s’engage à payer la différence. La conséquence évidente est un risque de surprescription des actes, et l’achat à cette marque même si celle-ci n’est pas la meilleure dans le domaine, ou si ses produits ne conviennent pas à tel patient. Heureusement, certains CHU résistent, comme ceux de Bordeaux et de Lille.
Medtronic ne fait pas qu’équiper des salles, il fournit aussi du personnel, des technico-commerciaux salariés présents au bloc pour former les chirurgiens, ce qui est encouragé par les autorités de santé. Mais une fois la formation terminée, la présence peut ensuite devenir permanente, le technicien reste dans le bloc pour préparer l’implant, au chevet du patient. Et comme il y a de moins en moins de personnel, un nouveau métier apparu : instrumentiste, payés par les industriels, pour aider. Une implantation pérenne à l’hôpital.
Dernière chose : l’industriel cherche à convaincre les autorités qu’il faut réformer notre système de santé, en mettant en avant « la valeur en santé ». Il s’agit de prendre en compte non plus un produit, mais l’ensemble du bien être qu’engendre ce produit pour en estimer son prix. « Comme si on facturait en plus du prix de l’airbag, le prix de la vie qu’il peut sauver, » explique la journaliste qui a réalisé l’enquête. Les cadres du marketing démarchent ministère et ARS ou l’AP-HP pour les convaincre du bien fondé de leur nouvelle approche.