Publié le Jeudi 13 décembre 2012 à 11h38.

Les dessous d’une guerre de succession

 

Après un an de discussions et de polémiques plus ou moins feutrées, le choix du prochain secrétaire général de la CGT, qui prendra la succession de Bernard Thibault après le congrès confédéral prévu en mars 2013, a été reporté au mois de septembre 2012. Qu’y a-t-il derrière la querelle de succession en cours ?

Au moment où le nouveau gouvernement, dans la foulée de la conférence sociale des 9 et 10 juillet, tient à redévelopper le « dialogue social », une interrogation plane sur la valeur des engagements de la principale confédération syndicale, qui semble déstabilisée par les affrontements et incertitudes régnant au plus haut niveau de l’appareil. Médias et responsables politiques affichent leur inquiétude face à ce qu’ils présentent comme une crise de direction : Nadine Prigent et Agnès Naton n’auraient d’autre « qualité » que d’être « femmes », Eric Aubin ne serait rien d’autre que l’homme de l’appareil.

L’exposition des rancœurs accumulées par Bernard Thibault à l’encontre de ce dernier alimente cette vision des choses, tout en masquant les questions liées aux projets politiques et surtout organisationnels sous-jacents. Les sociologues et politologues spécialistes du mouvement syndical semblent tenus à la discrétion par les liens étroits qui les lient à l’appareil dirigeant de la centrale de Montreuil. La situation serait surréaliste s’il s’agissait de simples querelles de personnes. Certes, l’extrême bureaucratisation de la CGT nourrit un fonctionnement où le rôle et la psychologie des individus semblent prendre le pas sur les enjeux de fond. Mais pour comprendre les ressorts de cette crise, il est nécessaire de revenir aux débats centraux qui agitent depuis longtemps l’organisation.

Du « recentrage » au TCE

L’appareil de la CGT n’est pas un bloc monolithique. Il est formé de plusieurs strates bureaucratiques se juxtaposant sur la base des fédérations, des unions départementales (UD) et des dirigeants intégrés à l’appareil d’Etat ou dans les multiples structures de collaboration du public, du privé, ou liées à l’Union européenne. Pour l’équipe dirigeante, cette juxtaposition a le défaut principal de laisser trop de marges de manœuvre, dans l’application des orientations, aux différentes équipes et structures.

Le « recentrage »1 accéléré de la CGT, qui est devenu l’objectif politique de la direction confédérale depuis le début des années 2000, a ses origines dans le cours des années 1980, après le double échec de la politique des gouvernements d’union de la gauche et du « socialisme réellement existant ». Les directions confédérales successives ont alors entrepris de modifier en profondeur les repères de la CGT par une série de mesures telles que la prise de distance avec le parti communiste, le départ de la FSM2 et l’engagement d’un processus d’intégration dans la CES3. La direction confédérale pensait alors que cette évolution allait se faire sans opposition réelle, en dehors de celle de quelques fédérations qualifiées de « ringardes » ou « marginales » comme l’agro-alimentaire, le bâtiment ou la chimie.

C’est ainsi qu’un nouveau système de cotisations, baptisé CoGéTise (voir encadré), a été mis en place laborieusement, mais sans opposition organisée, à partir de 2004. En partie justifié par une réelle anarchie, il vise à mettre fin aux nombreuses rétentions de cotisations exercées à tous les niveaux de la confédération et surtout à placer la redistribution des financements sous le contrôle des sommets de l’appareil. De même la gestion de la formation (syndicale, prud’homale et des CHSCT) est-elle de plus en plus placée sous contrôle confédéral ou de structures dans la ligne.

L’affaire du TCE (Traité constitutionnel européen) de 2005 allait mettre en évidence des résistances inacceptables pour la direction. Alors que le lobby confédéral animé par Joël Decaillon, (secrétaire de la CES et ancien responsable des questions internationales de la CGT) et Daniel Retureau (membre du Comité économique et social de l’UE et représentant de la CGT au Bureau international du travail) soutenait explicitement le traité, Bernard Thibault défendait une position de « neutralité » : ni approbation, ni refus. Après une dure bataille, le Comité confédéral national, c’est-à-dire la représentation des UD et des fédérations, se prononça pour le Non au référendum, alimentant de façon décisive un Non de gauche qui permit le rejet du TCE.

Un projet de refonte organisationnelle

Pour la direction confédérale, c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Cela accéléra les projets de réorganisation de la CGT, lancés avec la mise en place d’une obscure « commission ad hoc » dont les travaux furent rendus publics en 2008-2009.

Les propositions de cette commission étaient radicales. D’une part, au niveau territorial, elle s’attaquait aux unions locales (UL) que leur relative indépendance plaçait dans le collimateur de la confédération. Plusieurs pistes étaient évoquées : disparition pure et simple, regroupement régional, remplacement par des syndicats de sites ou de zone, ou mise sous tutelle des UD. Les UD devaient elles-mêmes être chapeautées par les unions régionales, mieux contrôlées par la confédération. Ce renforcement du niveau régional représentait en même temps un alignement sur les structures administratives de l’Etat, permettant de mieux coller à la structuration du « dialogue social » avec son lot de commissions, négociations, subventions...

D’autre part, elle envisageait le regroupement des fédérations, aujourd’hui au nombre d’une trentaine, en seulement une dizaine organisée autour de champs professionnels plus ou moins larges, de l’industrie aux services publics en passant par la communication. Cela signifiait la mise en place de grosses structures encore plus bureaucratisées et potentiellement mieux contrôlées par la confédération, mais dont l’une des conséquences immédiates serait le regroupement et la rationalisation des appareils, entraînant la suppression des dizaines de postes de « politiques » mais aussi de salariéEs. Les difficultés du syndicalisme en général accroissent les tensions au sein de l’appareil, ou plutôt des appareils, dont la survie dépend en grande partie des liens étroits qu’ils entretiennent avec l’appareil d’Etat (multiples commissions, conseils, structures de « dialogue social), ainsi qu’avec de grands groupes privés par le biais des organismes de formation ou d’expertise, voire de subsides directs actés dans des accords d’entreprises.

Dans le même temps, la confédération s’est engagée pleinement dans le processus de réforme de la représentativité des organisations syndicales4. Cette réforme a fait l’objet d’une longue concertation avec la direction de la CFDT et le gouvernement Sarkozy, trop content de pouvoir mettre en avant une posture favorable au « dialogue social ». Prétextant de dispositions obsolètes comme la notion de « représentativité irréfragable », la position commune CFDT-CGT-MEDEF eut pour conséquence de faire dépendre du vote des salariés la désignation des représentants du syndicat, de durcir les conditions d’accès à la représentativité (seuil de 10 % des voix aux élections syndicales), d’accroître le contrôle par l’Etat des finances des syndicats, ainsi que la création d’un statut de représentant syndical avec des droits moindres que ceux du délégué syndical. Au total, ces dispositions renforcent le contrôle et la dépendance institutionnels du syndicalisme.

C’est dans ce contexte qu’est née la rancune tenace de Bernard Thibault envers Eric Aubin, responsable d’une fédération de la construction qui s’était opposée à la direction confédérale tant sur le TCE et sur les cotisations que sur la représentativité.

Derrière les questions d’organisation, une crise d’orientation

Dans l’ancienne tradition de la CGT, les questions politiques et organisationnelles se réglaient au sein du bureau politique du PCF. La prise de distance qui s’est amplifiée avec l’effondrement du « socialisme réellement existant » a provoqué une perte de repères et une mise en cause de toute référence politique. La politique ayant horreur du vide, l’ancienne hégémonie stalinienne a été peu à peu supplantée par des courants proches du Parti socialiste à travers un réseau de commissions et d’experts ne rendant aucun compte aux instances régulières de la Confédération.

Mais ce déplacement idéologique, qui pour s’imposer a aussi besoin d’une refonte organisationnelle, ne se fait pas sans résistances. La bataille pour la succession du secrétaire général en est un reflet déformé. Les débats en cours traduisent de fortes oppositions parmi les organisations de base (sections syndicales, syndicats, UL) comme dans les structures intermédiaires (UD, fédérations).

Les résistances internes sont cependant incapables de structurer une réelle opposition à la direction confédérale. La volonté d’autonomie et la défense du fédéralisme expriment plus souvent la défense de prérogatives bureaucratiques que celle d’un syndicalisme démocratique.

L’hétérogénéité des courants oppositionnels réduit encore la capacité de réponse collective. Les courants « démocratiques » sont parfois aussi les plus proches des orientations sociales-libérales, tandis les oppositions les plus virulentes sont souvent portées par des courants à peine détachés du stalinisme et d’un nationalisme qui se réactive face à la crise. Les orientations défendues par l’extrême-gauche pâtissent de faiblesses de fond (« maoïstes », anarchistes), de méthodes discréditantes (POI) et du refus de s’engager dans des batailles présentées comme limitées à l’appareil (LO). Si la candidature Delannoy au précédent congrès confédéral avait rencontré un certain écho, l’hétérogénéité de ses soutiens, les difficultés organisationnelles et la répression bureaucratique n’ont pas permis de consolider un courant « lutte de classe » démocratique.

L’opposition entre Aubin d’un coté, Prigent et Naton de l’autre, reste sur le terrain organisationnel et n’aborde pas les questions de fond. A aucun moment ne sont abordés les problèmes décisifs qui se poseront au syndicalisme dans les mois qui viennent. La bourgeoise a deux options pour tenter de sortir le système capitaliste de la crise. L’option sociale-libérale, portée par le gouvernement Hollande en France, tente d’associer dans le « dialogue social » le patronat et les organisations syndicales. Les organisations croupions comme la CFTC, la CFE-CGC voire l’UNSA peuvent, sans risque, s’engager dans cette voie. En fonction de son histoire, l’affaire est plus difficile pour la CGT. L’autre voie est celle qui, dans la suite de la réorganisation du secteur automobile et des télécommunications aux USA, se développe en Italie, dans l’automobile aussi, et s’insinue en France avec la perspective des accords emplois-compétitivité. Il s’agit non seulement de s’attaquer drastiquement aux salaires et aux conditions de travail, mais d’exclure les organisations non-signataires de toute présence dans les entreprises concernées. Ces reculs sociaux sont imposés par le chantage à l’emploi avec des validations par référendums qui placent les organisations syndicales en extrême difficulté. Il y a là des défis qui, loin des querelles de personnes, représentent un enjeu essentiel pour les travailleurs. o

1. Par référence au « recentrage » de la CFDT à la fin des années 1970, son tournant vers une acceptation complète du cadre du système capitaliste.

2. La Fédération syndicale mondiale, aujourd’hui très marginalisée, regroupait toutes les confédérations ou syndicats se situant dans la mouvance des partis communistes ou des pays de l’Est.

3. La Confédération européenne des syndicats, à l’origine une émanation de l’anticommuniste CISL (Confédération internationale des syndicats libres), mise en place pour mener le « dialogue social » dans le cadre de ce qui deviendra l’Union européenne, réunit aujourd’hui une grande majorité des syndicats européens.

  1. Dispositif qui donnait une automaticité de représentativité dans toutes les entreprises à la CGT, la CFDT, FO, la CGC et la CFTC

 

 

CoGéTise : 
une « rationalisation » qui renforce le contrôle du sommet
Traditionnellement dans la CGT, la cotisation était collectée sous forme de timbres mensuels par la structure de base (syndicat, section syndicale, UL) et sa ventilation gérée par la même structure. Les statuts de la CGT stipulent que la cotisation des syndiqués est de 1 % de leur salaire net, primes comprises (0,5 % pour les retraités). Le premier timbre de l’année, versé intégralement à la confédération, sert à déterminer le nombre d’adhérents sur le principe : 1 homme / 1 femme = 1 syndiqué, quel que soit le niveau du salaire et de la cotisation. Ce premier timbre est baptisé « timbre FNI », car il finance le « Fonds national interprofessionnel » et sert à la confédération pour mutualiser les moyens et aider ponctuellement diverses structures de la CGT. Les autres cotisations étaient réparties, sur décision des structures de base, aux instances : UL, UD, fédérations, structures professionnelles ou régionales, sur la base de taux fixés par ces instances.
Avec pour objectif une rationalisation autant financière que politique, la Confédération a mis en place depuis 2007 un système informatique central de gestion des cotisations : CoGéTise. Ce nouveau dispositif avait fait l’objet de vifs débats lors du 48e congrès de 2006, où il n’avait été approuvé que par 66 % des voix. Depuis, les syndicats de base adressent les cotisations collectées à la confédération, qui les répartit vers les fédérations et les unions départementales. La répartition est supervisée par un organisme « indépendant », c’est-à-dire mis en place par la direction confédérale hors de tout contrôle des syndicats et des syndiqués. Le premier timbre est toujours versé à la confédération pour 67 %, les 33 % restants revenant au syndicat. Les autres timbres sont versés à CoGéTise qui les redistribue aux différentes structures. Le congrès confédéral a défini la répartition comme suit : 10 % à la confédération, 3 % pour la propagande (Ensemble, Vie Nouvelle, Option), de 25 à 33 % pour les fédérations et de 21 % à 29 % pour les territoires (UD, UL, régions) selon les décisions de congrès. La part revenant au syndicat varie de 25 à 33 %.