Des peines très lourdes sont tombées sur les personnes interpellées lors des révoltes dans les quartiers populaires à la suite de la mort de Nahel. Claire Dujardin, avocate au barreau de Toulouse et présidente du SAF (Syndicat des avocats de France), livre son point de vue.
En tant que membre du SAF, comment juges-tu la circulaire Dupont-Moretti qui demandait début juillet une réponse judiciaire « rapide, ferme et systématique » face aux révoltes des quartiers populaires ?
Le Collectif Justice des Enfants, dont le SAF est un membre actif, a écrit au sujet de la circulaire du ministre de la Justice : « Le garde des Sceaux, désormais chantre de la surenchère sécuritaire, propose dans sa dernière circulaire du 5 juillet 2023 de pénaliser les parents dont les enfants commettent des délits en lien avec les émeutes, ou d’écarter la présomption de non-discernement des enfants de moins de 13 ans, présomption légale qui est pourtant l’un des acquis positifs du CJPM [code de la justice pénale des mineurs, NDLR]. En ces temps tourmentés, il ne fait manifestement pas bon rappeler la loi lorsqu’elle protège ».
Depuis plusieurs années, et notamment lors des manifestations des Gilets jaunes mais aussi lors de l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le ministère de la Justice s’immisce dans le travail de la justice pénale en donnant des instructions générales pour inviter les procureurs et les présidents de juridictions à faire preuve de fermeté et de rapidité dans la réponse à apporter aux poursuites des manifestantEs. Souvenons-nous aussi de la note du 12 janvier 2019 du procureur de la République de Paris qui préconisait de ne pas lever les gardes à vue même si l’infraction n’était pas constituée, ou encore de la venue de madame Belloubet au service de traitement en temps réel des procédures pénales du tribunal de Grande Instance de Paris. Ces immixtions de l’exécutif posent de réelles questions quant au respect de l’indépendance de la justice.
Au lieu de rappeler que la justice est indépendante et doit faire son travail sereinement, au lieu de dénoncer les gardes à vue abusives en rappelant aux parquetiers qu’ils doivent veiller et contrôler les mesures privatives de liberté, au lieu de rappeler que la procédure pénale ne peut être détournée au service du maintien de l’ordre, au lieu de rappeler que les mesures pénales qui seraient adoptées à l’encontre des mineurs doivent être éducatives, le Garde des Sceaux se fait le serviteur de l’Intérieur.
Le nombre de comparutions immédiates est inhabituel. Comment la justice, fortement encombrée, a-t-elle pu répondre à un tel afflux ? À quel prix pour le personnel ?
Nous sommes désormais coutumiers du détournement de la justice à des fins de répression des mouvements sociaux. Cela n’est malheureusement pas nouveau, et Foucault le disait très justement, « la police est une instance de régulation sociale et de normalisation, et la justice fonctionne pour enregistrer officiellement, légalement, les contrôles de la police ». L’outil le plus efficace pour apporter une réponse rapide et ferme est la comparution immédiate. Cette procédure expéditive et brutale ne laisse pas le temps à la défense de se préparer et va juger sur des dossiers ficelés uniquement sur des constatations policières. Au SAF, nous dénonçons régulièrement et depuis de nombreuses années cette justice de classe et d’abattage qui ne traite principalement que de dossiers concernant des personnes pauvres, des personnes racisées, des étrangers et des manifestantEs désormais. Ainsi, à chaque mouvement social, les audiences de comparution immédiate se remplissent ou se dédoublent. Au détriment des autres services, le service civil notamment qui traite des litiges du quotidien, celui des affaires familiales, la justice pour mineurs, le service d’application des peines...
Les audiences se terminent à des heures indécentes, et les personnels de justice en sont fortement impactés. Dans le cadre des débats sur le projet de loi programmation de la Justice et durant les États Généraux de la Justice, nous avions ainsi fait le lien entre le manque d’effectifs et les choix faits de politique pénale. La justice manque cruellement de magistrats et de greffiers, surtout en matière civile. Or, des magistrats et greffiers sont de permanence sur des tableaux de roulement pour venir siéger sur les audiences pénales ou renforcer les équipes au pénal. Cela est le cas pour les comparutions immédiates mais aussi pour les cours criminelles départementales qui ont remplacé la Cour d’assises. Le rapport du comité Sauvé d’octobre 2021 l’avait souligné, le service civil est le parent pauvre de la Justice. Or, les mesures prises par le Garde des Sceaux dans le projet de loi en cours de débat et bientôt adopté ne viendront nullement apporter la réponse adéquate aux dysfonctionnements graves et importants du service public de la Justice. Il est donc impératif de prévoir plus de magistrats et de greffiers, et de revoir la politique pénale pour donner plus de moyens aux pôles civils des juridictions. Il est également essentiel de valoriser le travail et le statut des greffiers qui sont en ce moment en grève. La Justice est au bord du gouffre et loin d’être réparée.
Les peines de prison ferme semblent être nombreuses et lourdes, y compris pour des jeunes sans casier. N’y a-t-il pas une justice d’exception ?
De nombreux jeunes se sont retrouvés incarcérés, soit du fait de condamnations pénales à de la prison ferme avec mandat de dépôt, soit en détention provisoire dans l’attente de leur audience. C’est le résultat de ces consignes de fermeté du Garde des Sceaux et du battage médiatique autour des émeutes, la justice étant attendue pour rétablir l’ordre. Comme le dit très justement le Syndicat de la Magistrature, « ce n’est pas à la justice d’éteindre une révolte… L’autorité judiciaire pâtit, loi après loi, de la construction d’un ordre policier qui rogne sur les droits et libertés des citoyens, les prive de l’accès à la justice et empêche un réel contrôle judiciaire de la police, au nom de la sécurité ».
La justice a posé un double regard sur ces jeunes : un regard de classe et de mépris face à des jeunes de quartiers, racisés et moins diplômés, et un regard moralisateur qu’on retrouve souvent lorsque des manifestantEs comparaissent devant le tribunal.
La seule réponse qui a pu être apportée est l’enfermement, car les lois françaises sont principalement tournées vers l’incarcération et que la culture de l’enfermement est forte chez les magistratEs. Le SAF demande d’ailleurs qu’un mécanisme de régulation carcérale soit mis en place pour stopper l’inflation. Or, ce n’est pas le choix fait par le Garde des Sceaux qui a décidé de construire encore plus de places de prison. Face à cette justice à deux vitesses, le SAF milite pour que les droits de la défense soient renforcés et invite les personnes concernées à se former sur leurs droits et s’organiser collectivement pour mieux se défendre.
Propos recueillis par la rédaction