Depuis l’élection de Macron en 2017, la répression croissante des luttes sociales met en évidence la crise profonde que traverse notre démocratie libérale, et qui transcrit politiquement celle du système capitaliste et de l’instabilité qu’elle provoque. Puisqu’elle ne permet plus aux États de maintenir les intérêts de classe sans avoir recours à l’autoritarisme et à la violence, il devient — pour une partie de la classe bourgeoise — de plus en plus réaliste d’abandonner la démocratie pour se diriger vers une gestion autoritaire, voire fasciste.
Ce mouvement va de pair avec les alliances avec l’extrême droite, le décuplement des politiques racistes et la réduction de l’État de droit. La législation sécuritaire de plus en plus répressive et la judiciarisation accrue des rapports sociaux doivent nous questionner sur la place de la justice dans nos luttes.
L’évolution de la répression
Depuis l’état d’urgence en 2015 et sa prolongation en 20171, le renforcement des dispositifs sécuritaires va croissant. La dynamique est la suivante : d’un côté, les moyens légaux de contestation se réduisent et de l’autre, l’arsenal législatif-sécuritaire ne cesse de s’étendre, avec des capacités de fichage toujours plus importantes (il existerait une centaine de fichiers administratifs), couplée à une succession de lois liberticides (loi anticasseurs de 2019, loi sécurité globale et loi séparatisme de 2021, loi anti-squat de 2023, etc.) et à une criminalisation toujours plus large de comportements – aboutissant à un nombre record de plus de 80 000 détenu·es en 2025.
Ainsi, l’État cherche à faire disparaître toute contestation radicale du monde social alors que les injustices sociales sont toujours plus criantes. Il s’est opéré un double tournant : l’action politique a été criminalisée par l’État et dépolitisée par la justice bourgeoise2. Les luttes politiques ont été progressivement criminalisées pour les assimiler à des actes de délinquance et sont jugées comme telles. En parallèle, un certain nombre d’actions militantes sont poursuivies sous la législation antiterroriste – les politisant de fait de manière totalement arbitraire, ce qui permet de soumettre toute parole et action politique à un régime d’infractions d’exception, particulièrement répressif3 (de part une instruction judiciaire fondée sur une procédure administrative et policière de lutte contre le terrorisme ou via des procédures expéditives de comparution immédiate). Symptomatiquement, l’État en vient à construire des poursuites pour l’exemple, tel le procès des inculpé·es du 8 décembre 2020 qui rappelle le fiasco de l’affaire Tarnac mais cette fois avec des condamnations de 2 à 5 ans de prison pour association de malfaiteurs à caractère terroriste.
Progressivement, c’est donc l’État qui décide ce qui serait légitime politiquement ou non. Le cas du délit d’apologie du terrorisme illustre ce basculement : en 2014, l’infraction passe dans le droit commun — alors que c’était jusque-là un délit de presse jugé par des magistrat·es spécialisé·es. Il devient alors une réelle arme contre la liberté d’expression4 en combinant deux aspects : la poursuite d’actions ou paroles politiques sur la base d’une infraction issue du régime législatif antiterroriste et sans instruction judiciaire, par la voie de la comparution immédiate. L’effet est immédiat : on passe de quartorze condamnations entre 1994 et 2014 à plus 1800 entre 2015 et 20235.
Sur instruction du ministère de la justice, des procédures sont lancées quand bien même on sait parfois qu’elles ne vont pas aboutir. Dans la répression, le pouvoir ne craint d’ailleurs pas de se trouver dans l’illégalité6 nasses, violences policières, contrôles d’identité en dehors de tout cadre légal, interdictions de manifester). Au contraire, chaque nouvelle loi sécuritaire permet de rendre légaux des outils de répression utilisés préalablement dans l’arbitraire absolu, entérinant a posteriori les pratiques illégales testées auparavant — c’est typiquement le cas pour les technologies de surveillance.
En cela, l’institution judiciaire qui valide ces procédures administratives (qui reposent parfois sur des notes blanches de l’administration auxquelles la personne mise en cause n’a pas accès pour sa défense6) et réprime les militant·es politique est plus que jamais une justice de classe et un outil pour maintenir l’ordre social.
D’ailleurs, le mythe constitutionnel du contre-pouvoir à l’autoritarisme de l’exécutif que seraient le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État s’effondre quand on regarde les procédures de dissolutions administratives. Depuis 2017, c’est plus de 40 décrets qui ont été pris à l’encontre d’organisations de lutte contre l’islamophobie, propalestiniennes, antifascistes ou écologistes et qui ont pour la majorité été validées par la justice.
Une attaque généralisée sur le mouvement social
La justice, aux côtés de la police, est un outil de régulation de l’ordre social indispensable à l’appareil répressif de l’État et à l’exercice de son pouvoir. La répression n’est donc pas la dérive de l’État de droit mais une méthode de gouvernement lorsque la structure étatique est en perte d’hégémonie idéologique ; elle devient alors la garantie de son maintien en réduisant les moyens de contestation. Ce basculement d’un maintien de la domination de l’État bourgeois par la violence implique un élargissement des cibles de la répression.
Depuis très longtemps, elle a concerné les habitant·es racisé·es et descendant·es de l’immigration postcoloniales des quartiers populaires, qui ont été le « laboratoire » de la domination policière et les premièr·es à subir les violences policières7. Là encore, l’institution judiciaire sert bien souvent à valider une politique gouvernementale et un racisme d’État. Encore récemment, les poursuites des jeunes de quartiers populaires qui se sont revolté·es suite au meurtre de Nahel ont conduit à des condamnations pour l’exemple d’une rare violence et qui visaient à anéantir le caractère politique des destructions. On retrouve la même combinaison de logiques répressives et racistes dans la criminalisation massive du mouvement contre le génocide en Palestine qui a mobilisé surtout des personnes issues de l’immigration post-coloniale. La répression continue mais on dénombre déjà plus de 700 enquêtes et près de 200 condamnations. Il faut prendre la mesure du fait qu’un grand nombre de ces poursuites ont pour origine des saisines faites directement par le ministre de l’Intérieur ou de l’étroite collaboration entre organisations d’extrême droite ou réactionnaires et services de police par des signalements massifs ou de plaintes.
La législation anti-terroriste issue de l’état d’urgence de 2015 a principalement été utilisée contre des musulman·es. Plus récemment, ce sont des militant·es écologistes, comme les 9 militant·es poursuivi·es par le parquet antiterroriste pour association de malfaiteur après une action de désarmement d’une centrale à béton d’une usine Lafarge, ou des syndicalistes qui les subissent — y compris pour des actions non violentes et symboliques — à tel point que l’ensemble du mouvement social se retrouve à devoir gérer, à des niveaux différents, la répression de l’État. Concernant les syndicats, plus de 1000 militant·es de la CGT ont été poursuivis dans le cadre des mobilisations des retraites de 20238 avec une dizaine de secrétaires généraux d’organisations auditionnés par la police, une répression antisyndicale inédite depuis un demi-siècle9. L’utilisation d’un arsenal pénal particulièrement répressif à l’encontre des militant·es poursuit non seulement l’objectif d’empêcher la contestation de l’État (par l’auto-censure) mais aussi tend à isoler les militant·es en désagrégeant des collectifs. Ce qui nourrit en retour davantage de répression par l’individualisation de ce qui relève d’un mouvement de lutte collectif.
La justice, un terrain de luttes à politiser par nos revendications
De par la composition de son corps (les professionnel·les du droit sont structurellement issu·es des classes dominantes) et des liens structurels qui existent avec le pouvoir d’État, l’institution judiciaire applique une justice de classe qui légitime l’exploitation en condamnant dans l’écrasante majorité les personnes les plus exploitées et opprimées par ce système capitaliste, ce qui en fait un outil puissant de défense de l’idéologie dominante.
Malgré ces limites et face à la dégradation du rapport de forces, la défense des outils démocratiques est nécessaire dans la mesure où ils permettent au mouvement ouvrier de s’organiser et de construire la conscience de classe. En effet, on ne peut se limiter à « profiter » de la répression étatique pour établir le rapport de force, quitte à précipiter l’arrivée au pouvoir d’un régime plus autoritaire, voire fasciste. D’ailleurs, un haut niveau de répression n’implique pas un niveau d’auto-organisation proportionnel à l’offensive ni une unité face à la répression. Il est marquant qu’après la mobilisation massive pour les retraites, il n’y a pas eu de convergence lorsque les révoltes ont débuté suite au meurtre de Nahel. En conséquence, le mouvement ouvrier doit aussi défendre ses acquis et nos droits démocratiques avec des revendications transitoires qui préparent leur dépassement.
Parmi les aspirations à la justice sociale, les revendications qui concernent l’institution judiciaire sont importantes dans notre camp social : notamment la fin de l’impunité policière et les procès pour les victimes de violences policières. Nous exigeons la justice pour les crimes policiers parce que nous savons que c’est une étape essentielle du rapport de forces contre la domination policière, construite sur l’impunité. C’est en ce sens que lors de révoltes à la suite de la mort de Nahel, nous avons notamment formulé des revendications d’amnistie pour les condamné·es. Au-delà de la répression, les luttes judiciaires de Tran To Nga pour la reconnaissance de son statut de victime de l’agent orange, celle des victimes du chlordécone ou encore la médiatisation de procès de viols participent à conscientiser la lutte des classes par la contestation l’état actuel du droit qui protège les multinationales et perpétue la culture du viol.
Ainsi, si nous ne nous faisons aucune illusion sur sa nature, nous ne pouvons nous désintéresser de revendications qui concernent l’institution judiciaire, de même que nous devons agir contre la judiciarisation de la lutte politique. De même, nous pouvons utiliser le recours à la lutte judiciaire tactiquement à des fins d’agitation politique. Non seulement la justice est un point d’appui pour montrer la nature réelle de l’État, c’est aussi un terrain de la lutte des classes.
Le collectif contre l’isolement
Remettre de la conflictualité sur le terrain judiciaire permet de discuter de la légitimé de la lutte politique avec des revendications en ce sens. De même, des victoires juridiques constituent des points d’appui qui permettent de redonner confiance dans la mobilisation. Par exemple, suite au 7 octobre 2023, il a fallu contester chaque arrêté d’interdiction des mobilisations tout en poursuivant les rassemblements malgré les risques de répression. Ces deux terrains de luttes ont permis de dépasser des interdictions systématiques et généralisées.
Dès lors que l’individualisation de la répression est liée à nos difficultés de construire des mobilisations offensives qui débouchent sur des victoires, nous devons nous organiser pour créer du collectif anti-répression, à l’image des collectifs de défense collectives en manifestation. Ces collectifs auto-organisés ont pour but de s’approprier nos droits, créer du collectif contre l’isolement et un rapport de force dans la défense d’urgence qui est faite pour condamner sévèrement, notamment par les comparutions immédiates. Cela est d’autant plus nécessaire que l’on sait que les procédures judiciaires ont toujours un effet de désengagement pour les mis·es en cause et d’épuisement généralisé qu’implique la constante judiciarisation de la résistance à la répression.
Chaque échéance judiciaire (qu’elle soit pénale, devant la justice administrative ou prud’homale) permet de médiatiser la lutte que l’État voudrait voire silenciée par la répression, et permet aussi d’imposer une défense politique : le combat judiciaire pour la libération de plusieurs dirigeants indépendantistes kanaks, ceux contre les mutations forcées des syndicalistes Kaï Terada et Anthony Smith mais aussi la mobilisation autour de la dénonciation des poursuites contre Anasse Kazib ont permis de créer de la solidarité contre la répression, même s’il reste difficile de dépasser les cas individuels. Enfin tactiquement, la judiciarisation de l’action militante permet parfois de montrer l’absurdité et la violence de la répression, notamment en ce qui concerne les condamnations pour des actions de désobéissance civile.
Recourir à la justice, lorsque c’est articulé à des mobilisations, c’est aussi s’organiser contre la réduction de nos espaces de lutte et de nos droits démocratiques fondamentaux. L’intensification de la répression et la fascisation de l’appareil d’État doit nous conduire à adapter nos moyens d’action sans négliger l’auto-défense qui dépasse les revendications appuyées sur l’appareil d’État. Cela passe par dénoncer la répression et chercher à construire des mobilisations offensives.
- 1. Loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » (SILT).
- 2. Vanessa Codaccioni, Comment les États répriment : Une courte histoire du pouvoir de punir. Ed. Divergences, 2025.
- 3. Vanessa Codaccioni, Comment les États répriment : Une courte histoire du pouvoir de punir. Ed. Divergences, 2025.
- 4. Interview de Vanessa Codaccioni où elle precise « Parce que si on voit ce qui s’est passé le 7 octobre, ce qui se passe en ce moment à Gaza et ce qui se passait avant à Gaza, on devient fou. Des choses écrites dans ce contexte-là sont immédiatement criminalisées. C’est une forme de répression des affects très puissants liés à des événements politiques. » in revue l’Anticapitaliste n° 156, mai 2024.
- 5. 189 condamnations prononcées entre octobre 202 et juin 2024 selon le quotidien Libération. 6) Qui nécessite bien souvent de recourir à la justice internationale (CEDH), avec des procédures qui durent des années.
- 6. Pour les JO, c’est plus de 559 mesures individuelles de contrôle administratif de surveillance qui auraient permis d’exclure de périmètres ou assigner à résidences des personnes sans possibilité d’accéder aux renseignements sur lesquelles elles reposent.
- 7. Mathieu Rigouste, La domination policière, Éditions La Fabrique, 2021.
- 8. Clotilde Mathieu, Plus de 1 000 militants de la CGT poursuivis en justice : Sophie Binet dénonce la répression des syndicats. L’Humanité, 6 décembre 2023.
- 9. Cécile Hautefeuille, Après la réforme des retraites, une répression syndicale sans précédent. Médipart, 21 décembre 2023.