Publié le Lundi 19 octobre 2015 à 15h54.

Classe ouvrière (partie 1) : remettre le débat à l’endroit

Le débat qui s’est engagé autour de la classe ouvrière et de son intervention pose manifestement quelques problèmes méthodologiques. Que voulons-nous démontrer exactement ? Que la classe ouvrière (en France ? en Europe ? dans le monde ?) serait plus fragmentée et plus difficile à organiser qu’autrefois, ce qui expliquerait bien des reculs ?

Il y a un premier problème : une certaine forme non pas d’économisme mais de réductionnisme sociologique. Or la politique est souvent aux commandes. On en a eu récemment une illustration à la Poste. Après 1968 la direction a fermé tous les grands centres de tri (notamment autour des gares) qui réunissaient sur la base de méthodes tayloriennes des milliers d’employés dont l’activité était devenue en tout point comparable à celle des OS de l’industrie. L’objectif après 1968 était clairement de fragmenter au maximum les collectifs de travail. Mais depuis quelques années, La Poste fait exactement le contraire en concentrant à nouveau le tri dans de très grandes unités, les PIC, comme si elle avait moins peur.

Le fait qu’il ait été plus difficile de mener certaines grèves pendant de nombreuses années n’est certainement pas étranger à l’éclatement des lieux de travail. Mais est-ce l’explication la plus importante ? Je persiste à penser que le plus important reste malgré tout la responsabilité des directions syndicales dans cette accumulation de défaites, comme le poids des illusions électorales dans la gauche (infiniment plus fortes à l’époque de Mitterrand).

Et cela se vérifie dans bien des cas différents, c’est du moins ce que j’ai essayé d’expliquer un peu longuement dans l’article publié dans la revue « L’Anticapitaliste »1

  • 1. N°50 (janviers 2014) : « Au-delà du mythe : retour sur la classe ouvrière et le mouvement ouvrier en France et aux Etats-Unis » (également sur : http://www.europe-solida…].

    En permanence les capitalistes sont amenés à révolutionner les instruments de production et donc les rapports sociaux écrit Marx dans le « Manifeste ». Cela se traduit par une volonté de mettre consciemment en concurrences les différentes strates du prolétariat (en fonction du statut, de la qualification, du genre, de la nationalité etc), ce qui fait que les problématiques et les obstacles sont assez différents dans la France d’hier et d’aujourd’hui. Mais sur le fond de notre discussions, la seule question pertinente est de savoir si, au-delà justement de ces variations dans le temps et dans l’espace qui ont toujours existé dans l’histoire du prolétariat, il y aurait aujourd’hui un changement significatif, un basculement qui irait bien au-delà des flux et reflux de la lutte de classe et des rapports de force qui nous obligerait à un changement majeur dans le choix de notre stratégie autour du prolétariat et du rôle qu’il peut jouer. Et dans ce cas lequel ?

    Pour l’instant, les réponses apportées restent très vagues, ou peu significatives, comme de faire remarquer que les manifestations ou les rassemblements sur les places peuvent jouer un rôle important. La belle affaire ! Les grèves spontanées qui ont commencé à converger à partir du 14 mai 1968 en France auraient-elles pu avoir lieu sans les grandes manifestations du 13 mai qui ont été un moment essentiel de prise de conscience collective et de prise de confiance dans ses propres forces ? Certes. Mais sans la grève générale, que serait-il resté de 68 ?

    Surtout qu’on peut renverser comme un gant certains arguments : la révolution en Egypte comme en Tunisie en 2011 n’est pas allée bien loin. Mais c’est peut-être justement parce qu’elle en est restée pour l’essentiel au stade de la « lutte des places » (Tahrir).

    Il y a un fait frappant dans cette discussion : c’est la méconnaissance très importante de l’histoire de notre classe, les ouvrierEs de l’industrie et au-delà l’ensemble du prolétariat. Ce qui pose un vrai problème de mise en perspective pour expliquer ce qui aurait changé ou pas, de manière conjoncturelle ou plus définitive. Car à force de mythifier le passé, on peint nécessairement le tableau présent tout en noir.

    Le capitalisme rêve aujourd’hui de transformer le prolétaire en « homme entrepreneurial » ? Mais quelles sont les contre-tendances qui contribuent à l’inverse à reprolétariser la classe ouvrière comme j’ai déjà essayé de la montrer dans la contribution déjà citée ? Et quel est l’enjeu d’insister sur les réorganisations incessantes du procès du travail qui déstabilise les collectifs si on ne voit pas en même temps, que l’imbrication croissante des réseaux d’entreprise rend les patrons plus fragiles dans le cadre du « juste à temps » ?

    La méconnaissance la plus étonnante concerne la mise en place du taylorisme dans les années 1920-1930 dont l’enjeu était pourtant fondamentalement politique en dépossédant les ouvriers de leurs qualifications, de leurs initiatives, et tout simplement de leur fierté qui fondait leur droit et leur légitimité à organiser la société autrement. Cela a profondément déstabilisé le mouvement ouvrier de l’époque. Par contre après 1945, et cette fois dans un autre contexte, Billancourt est devenu au contraire la « forteresse ouvrière » souvent mythifiée, au point de confondre ce fragment de l’histoire ouvrière avec le tout, ce qui fausse là encore la mise en perspective. Et il a fallu attendre les années 1970 (après 1968…) et la grève des OS pour que le patronat soit contraint de mettre en place d’autres méthodes.

    Mais au final c’est bien la politique qui était aux commandes, et non je ne sais quelle fatalité socio-économique : c’est encore me semble-t-il le fait décisif.

    Jean-François Cabral