Publié le Mercredi 18 mai 2011 à 15h24.

Démocratie. Citoyenneté. Emancipation. A propos d'un livre d'Antoine Artous [1] (Contretemps n°8)

 

 

Pour donner une première idée synthétique et un brin imagée de ce que tente de faire le dernier livre d'Antoine Artous, on peut peut-être dire ceci: la mondialisation capitaliste induit un remaniement général des territoires politiques familiers, de leur frontières (les blocs de la guerre froide, l'ex-tiers monde, l'Etat-nation) et de leur communauté historique imaginée, vécue et codifiée au profit de nouveaux enjeux d'ordre culturels, religieux, ou ethniques. Cette tendance lourde, avec la mise en crise du corps politique de l'Etat-nation bourgeois historique, déstabilise depuis une trentaine d'année tout le lexique – le corpus – qui est le sien. Le livre d'Antoine Artous parle depuis cette crise du vocabulaire politico-philosophique et se pose alors la question de savoir ce qu'il peut et doit s'en préserver, de quelle manière, et à quelles fins.

Démocratie. Citoyenneté. Emancipation. est donc bien un livre de philosophie politique, et à ce titre, une intervention politique dans un champ ou s'activent plusieurs figures intellectuelles saillantes du moment (cf. le sous-titre : Marx, Lefort, Balibar, Rancière, Rosanvallon, Negri…). Ajoutons qu'il s'agit bien d'une intervention dont divers présupposés, la méthode, une partie des références, et l'objectif poursuivi en font une intervention marxiste. Il restera cependant à préciser ce

que l'adjectif veut dire ici dès lors qu'il n'est en rien affaire d'allégeance et de loyalisme à une tradition présumée intacte. On verra d'ailleurs que si l'exigence souvent entendue et moins souvent explicitée d'un marxisme «renouvelé» (pas dogmatique, pas mécaniste, pas «vulgaire», pas ouvriériste, pas stalinisé, pas nostalgique, etc.) signifie quelque chose, ce livre peut aider à le comprendre.

Crise du lexique (i)

Ce livre peut donc se présenter comme écrit sur – et à partir de la crise contemporaine du lexique, ou des mots clés de la philosophie politique. Autrement dit, et pour reprendre une expression de Jean-Jacques Lecercle, il s'agit aussi d'une intervention dans une conjoncture linguistique [2]. Relevons d'abord qu'à travers elle, s'observe notre moment historique de destruction des cadres institutionnels, censément universalisateurs, de la communauté nationale (santé, éducation, mais aussi justice) et de ce qui, bon an mal an, pouvait encore s'interpréter comme figure historique de ses biens communs étatisés. A titre de compensation prévisible, les «casseurs» de l'Etat social proposent une communauté mystique de substitution: la république identitaire, péniblement mise en scène dans le débat sur l'identité nationale et sa suite, la surenchère sur le voile intégral et les postures de chevaliers blancs de la laïcité de ceux-là mêmes qui, il y a un an encore, négociaient avec le Vatican pour permettre aux institutions privées catholiques de participer à la préparation des futurs maîtres aux concours de l'enseignement public (le tout dans la droite ligne du discours de l'actuel chef de l'Etat au Latran, le 7 décembre 2007 [3]). Se manifeste là-dedans tout ce substrat de réaction catholique, de haine contre-révolutionnaire chronique du jacobinisme, de 1848 et la Commune, de vichysme, de panique anti-68 et anti-avortement, bref, toute cette nostalgie d'ancien régime logée au cœur de la modernité politique française, en l'occurrence, et disposant celle-ci favorablement à un nationalisme obsidional, restaurationniste et ethnicisé.

Cette crise des institutions et des mots correspond à une intensification de la lutte des classes après l'effondrement, à vrai dire fort rapide, de la légitimité d'un néo-libéralisme qui était sorti triomphant des décombres du mur de Berlin; après l'offensive générale contre le vocabulaire historique de la gauche au sens le plus large (par suffocation, par récupération) et ses diverses incarnations dans des institutions régulatrices et redistributives, la «prise» du paradigme managérial et le passage à l'Etat-entreprise exigent que l'on en vienne au laminage des attendus encore les plus consensuels de la «République». Le confusionnisme lexical (revendiqué d'emblée dans l'expression même de «révolution conservatrice») et des références historiques au sommet de l'Etat est lui-même symptomatique de cette volonté de liquidation sémantique dont l'un des principaux hauts faits du moment tient à la conversion de l'idéal éducatif «citoyen» et émancipateur (parmi toutes les contradictions profondes du système éducatif, bien entendu) en impératif d'éducation-adaptation et conformation à la demande marchande. Nous en sommes donc à une étape assez avancée d'une contre-offensive dont il vaut toujours la peine de rappeler les dimensions stratégiques et concertées depuis le rapport de 1975 sur la «crise de la démocratie» pour la Commission Trilatérale. Dans ce rapport, Crozier, Watanuki et Huntington se souciaient de la «gouvernabilité» jugée défaillante des Etats et proposaient en conséquence de corriger l'«excès de démocratie» auquel étaient censés succomber les pouvoirs impérialistes face aux revendications des minorités, des jeunes, des femmes, du monde du travail, depuis la fin des années 1960. Plus en amont, il faudrait aussi évoquer, par exemple, les projets de décollectivisation du social déjà énoncés dans le cadre de l'ordolibéralisme allemand et visant à renforcer des mécanismes concurrentiels foncièrement fragiles et à assister [4]. Cette offensive lie, dans la durée, des dimensions lexicales et territoriales: l'entreprise de disqualification des grands ordres du collectif, de la «classe» (sociale-ouvrière) jusqu'au «peuple» (politique-souverain), passe par un contre-aménagement de l'espace (la ville ouvrière, le quartier ouvrier, la «forteresse» ouvrière, comme territoires vécus de la subjectivité de classe spatialement inscrite comme «communauté d'aspiration» [5] et organisant, de fait, une porosité ordinaire entre socialité de la classe et territorialité vécue de la communauté [6].

Antipolitiques (ii)

Pour l'instant, se pose l'éventualité d'envoyer une bonne fois au pilon «démocratie», «citoyenneté», «Etat», «peuple», «souveraineté», «institutions», «nation», «partis», «universalisme», «égalité», «liberté», et la «politique» même. C'est du moins ce qui ressort de plusieurs orientations théoriques à gauche ou «à gauche de la gauche». Que peut-il en effet rester des catégories et concepts de la philosophie politique et d'une pensée du politique comme sphère propre, autonomisée, quand la mondialisation, la finance et ses flux, la puissance des entreprises transnationales, des agences de notations, l'ampleur des crises, paraissent réduire l'activité étatique, en deçà de toutes fonctions de représentation, à de la prestation de service, voire, nullifier et emporter des économies nationales entières (en Asie du Sud-Est en 1997-8, en Argentine en 2001, en Grèce et potentiellement en Espagne, au Portugal, en Irlande en 2010, et pour ne rien dire des Etats africains, notamment, dans l'emprise des compagnies pétrolières, d'extraction de métaux précieux, ou des ajustements du FMI)? Dans ces conditions, plusieurs voies de radicalisation anti-institutionnelles et antipolitiques [7] semblent nettement dégagées; comment (i) ne pas plier aux évidences d'un certain économisme à l'heure de «l'économie» triomphante? Comment (ii) ne pas célébrer une multitude sans frontières et restituée à «elle-même» une fois les interpellations des foules en peuples nationaux devenues en partie inopérantes? Comment (iii) ne pas se tourner vers le multiple joyeusement chaotique des identités et des différences culturelles (et leur marché des reconnaissances) à l'heure de la crise de la communauté nationale et de ses résidus d'«universalisme» colonial? Mais, autre cas de figure, (iv) comment ne pas haïr l'Etat – comme lieu de réduction ultime de la politique – lorsque celui-ci, incapable de faire fonctionner les grands compromis d'après-guerre, tend à se recentrer et se relégitimer sur son versant répressif, policier et militaire, entre chasse aux enfants, destruction des droits sociaux existants et participations aux guerres «préventives»?

Se pose dès lors la question des conditions dans lesquelles un ordre politique peut être pensé non pas comme illusion, ou pure expression de déterminations hétéronomes dans lesquelles il aurait toujours vocation à se dissoudre, mais comme ensemble d'institutions et de pratiques qui elles-mêmes produisent des effets, voire, constituent l'ordre même du social: «la politique comme mise en forme du social», voilà pour l'auteur «la question essentielle» (143) [8] que l'on trouve reprise, relue et discutée chez d'autres auteurs, avec cette insistance sur le fait qu'«[I]l ne s'agit pas seulement de respecter l'autonomie dudit «champ politique». La politique moderne […] n'est pas une simple superstructure ou un simple secteur «particulier des relations sociales», elle est bien une mise en forme du social, au sens où elle fait exister le social sous une certaine forme politique.» (70) On distingue plusieurs enjeux dans cette tentative de maintien d'un ordre différencié. Il faut d'abord être en capacité de comprendre les logiques propres au champ politique et à ses institutions dès lors que (et pour tenter une formulation un peu différente) il n'y a pas coextensivité de territorialité – et de temporalité – entre d'une part, le socio-économique et ses flux spécifiques (de main d'œuvre, de capitaux, d'informations, de marchandises, entre lieux de décision et lieux d'exécution), et d'autre part, la territorialisation politique de la communauté instituée, codifiée dans des frontières pérennes (ou ayant vocation à l'être), avec ses infrastructures de reproduction (hôpitaux, écoles, réseaux ferrés, logements, mais aussi traitement des eaux, canalisations) ses cycles réguliers (institutionnels, électoraux), ses modalités d'auto-interprétation et représentation, qui ne jointent que difficilement avec l'espace-temps du socio-économique. Dans un registre à la Deleuze, on pourrait dire qu'il y a hétérogénéité radicale entre la logique de déterritorialisation «moléculaire» du premier et de territorialisation «molaire» du second. Une deuxième raison pour maintenir un ordre institutionnel distinct de la politique tient à la contrepartie possible de sa dissolution: le risque d'enfermement dans un horizon d'étatisation du social, tourné vers l'expérience historique de l'Etat providence. Troisièmement, à présumer que la politique n'est que pur enregistrement de conflits qui la précèdent, on risque de ne pas savoir recueillir la dimension de nouveauté et de chaude anticipation inhérente à cette autonomisation relative du politique (et du juridique) en ce que cette nouveauté est elle-même porteuse d'un contenu d'attente dans lequel s'articule une perspective d'universalisation concrète, qu'elle ne réalise pas mais dont elle est un préambule nécessaire.

Autrement dit, on peut certes toujours ramener le citoyen vers son fond de réalité cynique: le bourgeois. Ce genre de démystification ne doit cependant pas empêcher de parcourir le mouvement inverse afin de saisir ce qu'il y a de départ et de promesse pas encore tenue dans cette figure du citoyen, abstraite et pourtant déjà possible, disponible [9]. Dans une autre direction, on pourrait peut-être enfin ajouter l'avertissement lancé par Michel Foucault, dès la fin des années 1970, au sujet de «l'inflationnisme de la phobie d'Etat» au sens ou l'Etat figurerait l'autonomisation ultime de la politique dans l'ordre institutionnalisé du politique. Pour Foucault, entre autres problèmes, «cette thématique fait croître, et avec une vitesse sans cesse accélérée, l'interchangeabilité des analyses» sur la base de la suspicion qu'il y a «parenté, une sorte de continuité génétique, d'implication évolutive entre différentes formes d'Etat, l'Etat administratif, l'Etat-providence, l'Etat bureaucratique, l'Etat fasciste, l'Etat totalitaire, tout ceci étant, selon les analyses, peu importe, les rameaux successifs d'un seul et même arbre qui pousserait dans sa continuité et dans son unité et qui serait le grand arbre étatique». Et d'ajouter quelques pages plus loin: «Tous ceux qui participent à la grande phobie d'Etat, qu'ils sachent bien qu'ils vont dans le sens du vent et qu'en effet, partout, s'annonce, depuis des années et des années, une décroissance effective de l'Etat et de l'étatisation et de la gouvernementalité étatisante et étatisée. […] il ne faut pas se leurrer sur l'appartenance à l'Etat sur un processus de fascisation qui lui est exogène et qui relève beaucoup plutôt de la décroissance et de la dislocation de l'Etat [10].» Ainsi, entre la politique-reflet et la contraction autoritariste, étatique-fascisante, se déploie un double geste de disqualification de tout cadre institutionnel, pointant ici une simple ombre portée du social, et là, le pire, sorti d'une fétichisation dystopienne de l'Etat. Mais ce geste, comme l'indique Foucault, oublie qu'il peut participer de la normalisation du slogan néolibéral de minimalisation de l'Etat en faveur d'une auto-organisation de la société civile alors présumée distincte et indépendante de l'Etat. Or pour Foucault, avec insistance, la société civile est «un concept de technologie gouvernementale» [11], pas une sphère séparée. Et sur un registre voisin, «il ne peut y avoir, pour Artous, d'auto-institution démocratique du social […] sans une démocratisation radicale de l'Etat» (53).

Méthode: quatre axes (iii)

On a vu quelle était la «question essentielle» qu'Artous fait travailler chez toute une série d'auteurs en vue de contribuer à élaborer un projet de démocratie radicale capable d'enregistrer et tenir ensemble les deux dimensions hétérogènes de la politique et ses institutions (chambres, élections, partis) d'une part et du social (travail, production, salariat, …) d'autre part. L'entreprise donne lieu à une diversité d'analyses, de références contextuelles et d'enjeux programmatiques conférant une grande densité à ce livre organisé selon quatre axes bien distincts: un enjeu central, une périodisation, trois sources théoriques et l'explicitation du lieu d'où s'énonce ce livre comme intervention. L'enjeu (i) est celui de l'immigration, problématique directrice posée dès la première page, et où se cristallisent les limites critiques des droits tant sociaux que politiques. Trois remarques à ce propos: d'abord, c'est sur cette question de l'immigration que se déclenche la mise en crise du lexique de la modernité politique et de «l'Etat national social»: il y a évidage fatal de la «citoyenneté», de l'«universalisme», de la «souveraineté» ou du «peuple» avec la figure de l'illégalisé ou de l'étranger réduit au statut de mineur et de dépendant (vis-à-vis de l'employeur ou du conjoint dans un certain nombre de cas). Corollaire de ce qui précède, cette crise est aussi crise du rapport historique entre droits et territoire au sens où le rapport droit/territoire signale un dépassement d'un cadre d'Ancien Régime liant privilèges et ordres, rangs, familles. L'épuisement relatif du complexe nationalitaire historique peuple-Etat-territoire dégage la voie d'une citoyenneté dénationalisée, transposée à de nouvelles logiques et échelles territoriales, «sur la base du droit de résidence» (perspective sur laquelle se conclut le livre (154). Et l'on voit rapidement de quelle manière, sur cette question des nouveaux régimes de territorialité/citoyenneté transnationale, s'articulent les perspectives d'une démocratie radicale, affranchie des exclusions/inclusion de la nationalité. D'une manière générale, la déstabilisation et le renouvellement nécessaire du paradigme territorial sont tout entier inscrits dans la situation contradictoire du migrant interdit de circulation et assigné à résidence (expulsé, rapatrié de force ou piégé géographiquement dans les illégalismes constitutifs de ce que Balibar appelle l'apartheid européen [12]). Or cette contradiction a aussi, et peut être principalement, à voir avec l'importation dans le cadre même de «l'Etat national social» de la frontière qui, antérieurement, passait entre centre impérial et périphérie coloniale, importation elle-même caractéristique du néo-impérialisme porté par la mondialisation capitaliste. (ii) L'ensemble du livre s'organise autour d'une périodisation attentive d'un «néolibéralisme de gauche «à la française» dans un sens politique [et dont l'un des axes fondateurs] est – à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française – de construire une problématique de la démocratie remettant en cause la tradition démocratique radicale issue de 1789» (33). Artous fournit les éléments d'une histoire intellectuelle du tournant des années 1980 durant lesquelles s'opère, avec une série d'auteurs [13], l'effacement de la «politique et de la souveraineté populaire – donc la citoyenneté – devant le droit» (36). Cette histoire est à «double fond» (32) au sens où d'une première critique antitotalitaire sort une mouvance conservatrice, théorisant la fin du processus d'universalisation sur la base d'un «oubli» de la question de l'immigration en pleine phase de croissance électorale de l'extrême droite, avant de contribuer à l'émergence d'une thématique de l'identité nationale (38), et un peu plus tard, d'exprimer son hostilité aux grèves de 1995. Une autre tendance se dégage à partir d'une extension de la dynamique démocratique issue de 1789 et impliquant un processus ouvert et continu d'accès à de nouveaux droits. C'est dans le cadre de cette radicalisation universaliste, encore une fois, que s'élabore une critique du complexe nationalité-territoire-Etat au service de «la nécessaire dénationalisation de la citoyenneté» (152). (iii) Trois auteurs jouent un rôle pivot dans cette affaire: Claude Lefort, Etienne Balibar, et (le) Karl Marx (de Sur la question juive). Le premier, venu du groupe Socialisme ou barbarie, occupe un rôle déterminant ici dès lors qu'il apparaît comme figure tutélaire du moment antitotalitaire, penseur de la politique comme indétermination ou «lieu vide». Plus exactement ici, il s'agit du penseur des «droits de l'homme et du citoyen, non comme simple déclaration, mais comme procès d'organisation politique du social», et donc comme «élément clé de la logique démocratique moderne, de la démocratie comme régime politique, au sens fort du terme»; cette référence aux droits de l'homme ouvre «une «illimitation»de la dynamique démocratique» (37, 38). A ce titre, on trouve chez Lefort une radicalisation démocratique de l'héritage de 89, héritage dans lequel d'autres, au moment du bicentenaire, voulaient voir un cycle achevé. Etienne Balibar occupe ici une place centrale en tant que représentant d'une autre voie, à partir de problématiques communes, à celle empruntée par la mouvance néolibérale des années 1980. Pour l'auteur, l'approche de Balibar reste dans le prisme de la lutte de classes, ne se débarrasse pas purement et simplement de la question du communisme, laisse ouverte la question révolutionnaire à travers, notamment, la dialectique d'insurrection et d'institution inscrite dans la «proposition de l'égaliberté» [14]. Plus précisément encore: Balibar articule la crise historique de l'Etat national social et du rapport entre territoire, droits et citoyenneté, à partir du point resté aveugle chez les penseurs de la fin du cycle d'universalisation, à savoir, à partir de la question de l'immigration. Reste enfin Marx dont Sur la question juive fournit un point d'articulation privilégié des débats quant aux rapports entre le social et le politique, toute la question étant de savoir si chez Marx, la politique se dissout, ou non, dans le social (cette question-là étant, semble-t-il, réglée pour le marxisme et son «économisme» chronique) et de quelle manière, pour l'auteur, Marx, en dépit de ses ambiguïtés et des interprétations ultérieures, pense déjà les éléments constitutifs d'une irréductibilité de la politique (comme du juridique) [15]. Enfin (iv), même de manière rapide, Artous prend le temps de clairement situer sa discussion en lien avec l'héritage des orientations théoriques de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). A ce titre, il faut voir dans ce livre une importante proposition de cadre de réflexion théorique pour les milieux militants aujourd'hui (et notamment pour le NPA) face aux problèmes que posent les divers registres disponibles d'autonomisation et de disqualification de la politique – avec la crise de représentation des classes populaires en cours – et de son niveau institutionnel (existant ou potentiel) propre.

En attendant la critique de Balibar?

On comprend assez bien les raisons de l'importance que prend ici la référence à Balibar. La question de l'immigration et de l'étranger comme réarticulation du rapport citoyenneté-territoire-nationalité et comme le lieu de réactivation de la force insurrectionnelle de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de leur logique d'universalisation; l'égaliberté comme refus de la captation libérale de la liberté contre l'égalité, voilà, entre autres, des axes de réflexion qui le situent dans un rapport deux fois critique: à la fois vis-à-vis des débats apparus à partir des années 1980 dans la mouvance néolibérale «de gauche», et des tentatives, venues de la gauche, de démystification «cynique», ou «froide», des mots de la politique alors réduite à ses incarnations nationalisée, institutionnalisée et étatisée [16]. L'idée d'institutions de la démocratie, l'universalisation, ou l'égalité, ne se résument alors pas à de simples illusions. Elles valent aussi comme promesses non tenues et, en tant que telles, comme allusions à un à-venir en latence dans l'ordre de l'accompli. Ceci étant acquis, on ne peut s'empêcher de soupçonner d'importantes nuances restées implicites dans cette importante référence à Balibar. Pour commencer, si Artous se confronte à l'ambivalence du statut de la politique chez Marx (entre spécificité de l'ordre politique-juridique et dissolution de l'un et de l'autre dans le social), il ne paraît pas juger utile de relever une ambivalence que l'on serait tenté de décrire comme symétrique chez Balibar. On rencontre pourtant chez le penseur de l'égaliberté divers signes d'une radicalisation de l'autonomie de l'ordre de la politique vis-à-vis de la «science sociale», de «l'évolution des conditions sociales», des «opérateurs sociologiques pratico-théoriques tels que le travail ou la classe sociale» ou encore du «sol réel de la société et de l'histoire» [17]. Qu'il s'agisse de l'efficace performative insurrectionnelle (comme acte de langage) de la Déclaration des droits de la l'homme et du citoyen, ou des «conflits discursifs dans lesquels s'insère désormais la philosophie politique» [18], Balibar paraît privilégier un certain textualisme, ou si l'on préfère, un paradigme linguistique qui règle son compte aux réductions sociologistes inhérentes aux recherches d'une «vérité» extérieure et antérieure à l'ordre de la politique. De ce point de vue, Balibar semble poursuivre une critique lointainement postmoderniste du marxisme que le monde anglophone a connue dans des formes assez solidement dogmatisées. Si les interprétations régressives (vers un ordre causal premier du social, de l'Histoire) ne permettent pas de rendre compte des spécificités des conjonctures, des contingences, et de la force – du sens comme force – qu'y prennent certains actes de langage (slogans), se repose néanmoins ici une question déjà persistante chez Foucault quant aux conditions de coupure et de changement de période ou de formation discursive. Ici aussi, des ruptures historiques ont lieu dans l'ordre du discours et il peut en aller «désormais» ainsi de la philosophie politique, par exemple, sans que l'on sache bien finalement d'où les énoncés suspensifs des conditions existantes tirent leur crédit. Le langage, les discours, ça compte, et il reste pas mal à faire pour en prendre la mesure. De là à y loger, au titre d'un propre de la politique, une force première de configuration du social, il y a une inversion de priorité que l'on ne peut tout à fait se résoudre à prendre pour acquis et qu'Artous ne semble pas prêt à entériner en l'état. D'une manière générale, l'affirmation semble se dispenser de toute dimension ou référence historique au point que l'on en vient à se demander si elle n'est pas rendue en partie possible précisément de ce fait: son abstraction vis-à-vis de toute considération historique concrète.

On persiste alors à se demander s'il n'y aurait pas quelque lien entre l'émergence (un retour) d'une pensée de l'autonomie radicale de la politique, voire, du politique, dans les années 1980, et la crise de l'emploi industriel, des collectifs de travail historiques et des territoires de classe qui leur correspondaient. Or, et contrairement à Artous qui inaugure son livre par une importante tentative de périodisation de l'histoire intellectuelle des années 1980 (en France), ce genre de problème se dissémine, au mieux, allusivement chez Balibar sans venir constituer d'enjeu clé. Subsiste alors une variété de marxisme hors-sol, globalement inopérant au sein d'un canon philosophique vis-à-vis duquel il se voit retiré tout privilège de cette antériorité critique «en dernière instance» que lui confère pourtant sa vocation à penser un problème partout voué au refoulement chronique, celui de la violence systémique de la dépossession-appropriation. Corollaires prévisibles d'un tel réaménagement de perspective, le net décentrement du travail et de la production, ou le recours pour le moins hésitant au «schéma marxiste de la lutte des classes» «sans doute […] nécessaire» [19] pour interpréter la révolte des zones de relégation de novembre 2005, par exemple. Peut-être est-ce la même hésitation qui conduit Balibar à juger intacte la force suspensive de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, tout en reprenant ailleurs le pronostic de Furet d'une fin de cycle révolutionnaire, pour appeler – non sans un certain volontarisme – à la révolte des exclus [20]. Sans doute faut-il y reconnaître une recherche de juste prudence devant les tentations de raccourcis, simplifications excessives et autres facilités du lyrisme contestataire; ou encore, peut-être, l'écho (le reflet?) tout philosophique d'une conjoncture sociale oscillant entre apathie et confrontations d'ampleur sans cristallisation politique pérenne.

Quoi qu'il en soit, cette prise de distance réitérée vis-à-vis du marxisme pourrait éveiller au moins trois réserves minimales. D'abord, (i) on s'étonne quand même que le danger puisse encore être présumé venir de réductionnismes marxiens «vulgaires», mécanistes, économistes, ou sociologistes que l'on croyait disparus déjà d'assez longue date dans leurs formes dominantes (en gros, de la culpabilisation ouvriériste anti-intellectuelle) et peu susceptibles de refaire surface tant on peut se soucier, chez celles et ceux que ça intéresse, de renouveler, repenser, réactualiser, hybrider, etc., le marxisme. Ensuite, (ii) cette manière de situer le danger théorique n'aide pas à circonscrire le problème que représentent aujourd'hui la haine du social et sa mise en invisibilité, constituées en norme idéologique au croisement des imaginaires sécuritaires, culturels et médicaux. Le danger ne vient-il pas de manière plus urgente de ce paradigme de substitution, à la fois porteur d'une logique de liquidation de la politique et, en même temps, de négation active du social? Enfin (iii), on observe que la pensée de l'égaliberté renvoie à la territorialisation historique particulière de l'Etat «national social» français et à ses contradictions propres dont l'irréductibilité semble ajourner toute considération des territorialisations du capital aujourd'hui en contradiction profonde avec l'ordre étatique qui, en d'autres temps, les a accompagnées et soutenues. Ces types de territorialisations (complémentaires ou/et conflictuelles entre elles) illustrent leurs tensions de longue date, notamment entre espace de la ville (ouvrière, sa «rue») et contre-espaces institutionnels-étatiques de la nation avec leur imaginaire anti-urbain, anti-ouvrier et leur fétichisation organiciste des terroirs (qui, incidemment, imprègne la modernité d'un ressentiment antimoderne chargé de nostalgie réactionnaire de l'Ancien Régime). Bref, la jointure de la politique et du social ne devrait-elle pas être aussi envisagée le long de cette ligne de friction des modalités hétérogènes de territorialisation? Sur ces divers points, l'apport du marxisme, ou de ce que l'on peut trouver dans le champ du marxisme, ne saurait être tout à fait secondaire tant les questions de la culture et de l'espace y sont devenues centrales aujourd'hui. C'est en partie, là encore, ce que l'analyse d'Antoine Artous suggère, sans toutefois expliciter les éléments d'un différend possible.

Reste toutefois l'essentiel de ce livre: l'invitation à réquisitionner ces contenus d'attente qui luisent dans la citoyenneté, le principe d'universalisation, le peuple, et la démocratie, les uns et les autres libérés de la force d'attraction de la nationalité, et à entendre comme autant de slogans restitués à la logique insurrectionnelle qui leur donne sens.

Thierry Labica. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Antoine Artous, Démocratie. Citoyenneté. Emancipation. Marx, Lefort, Balibar, Rancière, Rosanvallon, Negri…, Syllepse, 2010.

2 Cf. J.-J. Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, Puf, 2004.

3 «Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance.»

4 Cf. l'analyse que Michel Foucault consacre à la Gesellschaftspolitik (dont la description, trente ans plus tard, nous paraîtra étonnamment familière) dans, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard – Seuil, 2004, p. 246.

5 ... pour reprendre une expression de Raymond Williams.

6 On pense au tableau que proposait Richard Hoggart de cette interférence (le vocabulaire du «eux» et du «nous») dans La Culture du pauvre [The Uses of Literacy: Aspects of Working Class Life, 1957], trad. F. et J.-C. Garcias, Minuit, 1970.

7 Cf. Daniel Bensaid, Qui est le juge? Pour en finir avec le tribunal de l'Histoire, Fayard, 1999, p.231-232.

8 Les chiffres entre parenthèses renvoient aux numéros de pages de l'ouvrage ici discuté.

9 Cf. les longues discussions d'Ernst Bloch sur la révolution française et sa critique cinglante du cynisme d'un Horkheimer (avec qui il y avait, certes, quelques comptes à régler) sur les illusions bourgeoises de la liberté et de l'égalité, etc. Droit naturel et dignité humaine, trad. D. Authier et J. Lacoste, Payot 2002 [1961], p.205-209.

10 Michel Foucault, Naissance…, op. cit., p.193, 197.

11 Ibid., p.299.

12 Cf. Etienne Balibar, Nous, citoyens d'Europe ?, La découverte, 2001.

13 Principalement, et de manière contrastée, Gauchet, Rosenvallon, Nora, Furet, Julliard (…), convergents autour de revues et de clubs tels que la fondation Saint-Simon.

14 Voir les textes regroupés dans, Etienne Balibar, La Proposition de l'égaliberté, Puf, 2010. Nb: «l'égaliberté», comme le mot valise le suggère de lui-même, exprime entre autres le refus du consensus néolibéral quant au caractère présumé mutuellement exclusif de l'égalité et de la liberté.

15 Cf. par exemple, p.30, 48-49, 70 et 142 pour la formulation du problème et les réponses qu'y apporte l'auteur. On ne peut que mentionner le commentaire qu'en a récemment proposé Daniel Bensaid dans sa préface de Sur la question juive, trad. J.-P. Poirier, La fabrique, 2006.

16 Cf. le tableau contrasté que forment les contributions à La démocratie dans tous ses états?, La fabrique, 2009.

17 Cf. E. Balibar, op. cit., p.168-169.

18 Ibid. respectivement p.61-64 et 169.

19 Ibid. p.308. Il pourrait y avoir, en outre, quelqu'ironie à ce que le champ de la lutte des classes et de l'économie politique glisse vers un second plan théorique (dans le meilleur des cas) dans une phase où les femmes participent massivement des processus de prolétarisation propres à la colonisation néo-libérale planétaire.

20 Ibid. p.168 et 251.